Le site de vulgarisation scientifique de l’Université de Liège. ULg, Université de Liège
Vers un financement de la culture à deux vitesses ?

CB Vandenbulke





Par Antoine Vandenbulke, Jurisite assistant à la Faculté de Droit de l'Université de Liège

Une carte blanche publieé dans le journal L'Echo du jeudi 7 janvier 2016

 

 

Le dernier Conseil des ministres de l’année 2015 a approuvé un avant-projet de loi visant à étendre aux arts de la scène le régime de tax shelter, réservé jusqu’à présent aux seules productions audiovisuelles.

Le tax shelter consiste en une exonération fiscale pour les sociétés souhaitant investir une partie de leurs bénéfices imposables dans le financement d’une œuvre agréée par les Communautés compétentes (française, flamande et germanophone). Cet avantage a pour objectif de stimuler les investissements privés dans des secteurs a priori non ou peu rentables.

balletRéformé en 2014, le tax shelter offre désormais un avantage fiscal suffisamment élevé pour couvrir l’intégralité des sommes investies ; l’investisseur ne détient, en revanche, plus aucun droit sur l’œuvre financée. Peu importe donc le succès commercial de la production en question. Ce mécanisme s’avère dès lors particulièrement intéressant pour l’ensemble des parties concernées : d’un côté, la société de production perçoit des ressources financières non négligeables dont la seule contrepartie consiste en l’obligation de dépenser une partie de cet argent sur le territoire belge ; de l’autre, l’investisseur bénéficie d’un rendement fixe et ancré dans la loi pouvant atteindre plus de 10 % du montant investi.

A première vue, l’extension de ce mécanisme aux arts de la scène apparaît particulièrement séduisante pour le secteur. Il s’agirait en effet d’une source de financement supplémentaire qui, bien que provenant de fonds privés, présenterait les principaux avantages d’une subvention classique : aucune exigence de rentabilité, pas d’obligation de publicité et nul droit de regard artistique sur l’œuvre.

Puisque le projet gouvernemental consiste à étendre un mécanisme déjà existant, les projets scéniques ou théâtraux entreront dès lors en concurrence avec les projets cinématographiques. Néanmoins, grâce à la neutralité économique du mécanisme, une société n’a pas un intérêt financier plus grand à investir dans un blockbuster que dans une pièce de théâtre expérimentale. Quant à la visibilité du projet, un investissement tax shelter ne constitue pas une dépense de sponsoring et aucune obligation publicitaire au profit du sponsor n’incombe au producteur. Le retentissement d’un projet n’est donc pas censé guider le choix de l’investisseur.

Malgré la neutralité économique du choix des projets financés, il est cependant probable que le tax shelter profitera essentiellement aux entreprises et institutions culturelles les plus importantes, lesquelles sont en mesure de produire des projets d’envergure occasionnant de nombreuses dépenses. En effet, la conception même du mécanisme repose sur une logique économique selon laquelle l’absence de recettes fiscales perçues par l’Etat sur les sommes investies sera compensée par une fiscalité dérivée sur l’activité stimulée (via l’impôt des personnes physiques sur le salaire des musiciens et comédiens ou la tva sur l’achat de décors et de costumes, par exemple). Dans cette optique, les projets nécessitant des dépenses importantes (indépendamment de leur rentabilité) seront prioritairement visés. Les premières ébauches exposant les motifs de la loi soulignent d’ailleurs l’importance de soutenir des œuvres scéniques ou théâtrales « majeures ».

Rien n’empêche évidemment une troupe modeste de partir à la recherche d’investisseurs pour financer son projet, mais les nombreux obstacles et la charge administrative que ce travail représente nécessitent généralement de passer par une société intermédiaire. Or ces mêmes intermédiaires, déjà bien établis sur le marché, auront plutôt intérêt à viser les larges structures, dont les besoins en financement sont bien plus élevés, plutôt que de s’adresser à une multitude de petits producteurs.

L’extension du tax shelter risque donc d’accroître les différences de moyens, déjà marquées, entre les petites et les grandes structures des arts de la scène. Il sera dès lors intéressant d’observer les réactions des Communautés et de voir si elles décideront d’adapter leur politique de subventions en conséquence.

Si l’écart risque de se creuser, cette mesure constitue malgré tout un effort financier de la part de l’Etat fédéral en faveur de la culture. L’impact budgétaire ne devrait toutefois pas être considérable. La mesure consiste en effet en une extension d’un mécanisme déjà existant. Si le nombre de projets pouvant bénéficier du tax shelter devrait logiquement augmenter, rien ne permet d’affirmer que les investissements augmenteront également.

En dépit des coupes budgétaires fédérales drastiques qui ont précédé cette mesure, cette mesure fiscale n’entre, en définitive, pas en contradiction avec la ligne politique du gouvernement. Cette mesure reflète en effet fidèlement une certaine philosophie libérale selon laquelle l’Etat n’a pas à définir le champ du culturel ni à décider quel projet doit être financé. En l’espèce, l’Etat continue à supporter l’intégralité du financement mais c’est désormais aux investisseurs privés de choisir quel projet mérite d’être soutenu.

Il ne serait du reste pas étonnant que cette mesure soit suivie d’une réforme fiscale du mécénat dans un futur proche, dont le but serait cette fois d’encourager les particuliers à soutenir les institutions et entreprises culturelles. Cet engrenage positif risque cependant de précipiter le retrait, jusqu’alors progressif, des pouvoirs publics dans l’octroi de subventions.

Notons enfin que cette extension engendrera une potentielle diminution des recettes fédérales (l’impôt des sociétés sur lequel porte l’exonération étant une source de revenu fédéral), au profit d’institutions essentiellement communautaires, puisque, hormis quelques institutions fédérales (la Monnaie, Bozar et l’Orchestre national de Belgique), la culture relève de la compétence des Communautés. Une autre forme d’idéologie, également partagée par un parti au moins de la coalition gouvernementale.


© 2007 ULi�ge