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Sûreté nucléaire : cinq ans après, tirer les leçons de la catastrophe de Fukushima

Par François Gemenne (FNRS – Université de Liège) et Reiko Hasegawa (Université de Liège)
Une carte blanche publiée dans le journal La Libre Belgique du 19/01/2015

Le gouvernement a beau répéter dans toutes les langues que tout va très bien et qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter, sa musique rassurante ne convainc manifestement pas nos voisins. En Allemagne, aux Pays-Bas ou au Luxembourg, des voix officielles se font entendre pour réclamer l’arrêt ou une inspection approfondie des centrales de Doel et de Tihange, suscitant en Belgique des réactions gênées et embarrassées.

radiationIl ne nous appartient pas de nous prononcer ici sur l’opportunité ou non d’anticiper la fermeture de ces centrales, qui sont à l’évidence vieillissantes. Mais tout individu raisonnable comprend bien, aujourd’hui, que le risque d’un accident nucléaire en Belgique ne peut être ignoré. Reconnaître cela ne saurait s’apparenter à du catastrophisme ; nier ce risque, par contre, serait dangereusement irresponsable.

Le 11 mars 2016 marquera le cinquième anniversaire de la catastrophe de Fukushima. Il s’agit d’une catastrophe que nous avons beaucoup étudiée. Nous avons conduit, dès octobre 2011, l’une des premières recherches[1] de terrain à se pencher sur les conséquences sociales de l’accident nucléaire, et notamment la conduite de l’évacuation des populations. De nos recherches, il apparaît que c’est précisément la négation de la possibilité d’un accident grave qui a considérablement aggravé la catastrophe : puisqu’un tel accident était considéré comme impossible, nul besoin de prévenir ni de préparer la population à cette éventualité. Ce déni de réalité a emporté des conséquences absolument dramatiques pour les populations affectées, et l’évacuation a été menée de façon chaotique et improvisée.

Après l’accident de Fukushima, la Belgique, au contraire d’autres pays qui sont sortis du nucléaire, a choisi de ne pas infléchir sa politique énergétique. Les opérateurs des centrales ont néanmoins pris une série de mesures pour améliorer la sécurité du parc nucléaire belge, avec notamment les exercices de « stress tests ». Mais ces mesures ont essentiellement porté sur l’infrastructure des centrales, s’appuyant sur la prévention, et pas du tout sur la protection des populations ni les conséquences de long-terme d’un accident.

L’avis du Conseil scientifique de l’Agence Fédérale de Contrôle Nucléaire (AFCN), rendu public ces derniers jours, vient rappeler fort-à-propos l’obsolescence, non pas des centrales nucléaires elles-mêmes, mais du plan d’urgence en cas d’accident nucléaire. Les mesures recommandées, comme la distribution généralisée de pastilles d’iode ou l’élargissement des zones de confinement à un rayon de 20 kilomètres autour des centrales, sont des mesures de bon sens. Mais l’avis souligne aussi, et surtout, l’absence de plan d’évacuation digne de ce nom. L’avis constate ainsi l’absence d’un plan de relogement temporaire des populations évacuées, ainsi que la quasi inexistence de niveaux guides opérationnels susceptibles de permettre de décider rapidement en situation de grande incertitude et d’accélérer le processus décisionnel dans ces circonstances’. En d’autres termes, on ne sait pas qui prendrait la décision d’évacuation, ni qui conduirait la procédure. L’avis mentionne aussi l’absence d’un plan de suivi post-accidentel – cinq ans après l’accident, les populations de Fukushima vivent toujours dans une situation de grande incertitude concernant leur éventuel retour ou les conséquences des radiations sur leur santé. Enfin, si l’avis recommande d’élargir les zones de confinement de 10 à 20 kilomètres autour des centrales en cas d’accident, il ne recommande pas un tel élargissement pour les zones d’évacuation, actuellement fixées à 10 kilomètres autour des centrales. Dès le lendemain de l’accident de Fukushima, pourtant, le gouvernement japonais faisait évacuer la zone comprise dans un rayon de 20 kilomètres autour de la centrale, tandis que la zone de confinement s’étendait jusqu’à 30 kilomètres autour de la centrale. Mais il faut dire que la zone était évidemment bien moins peuplée qu’en Belgique : la centrale de Fukushima-Daiichi était située dans la région rurale du Tohoku…

Mais quel est le plan exact de confinement ? Après 24 heures, comment s’organise la vie ? A Fukushima, l’accident a provoqué le dégagement de substances radioactives à plusieurs reprises pendant une semaine, et par conséquent le confinement de la population a duré presque un mois, un mois pendant lequel les populations confinées ont été livrées à elles-mêmes, sans approvisionnement de nourriture, et se sont finalement retrouvées obligées d’évacuer par leurs propres moyens. Qu’en serait-il pour les enfants dans les écoles ? Quand les parents pourraient-ils aller les rechercher, et dans quelles conditions ? Les nuages radioactifs ne se déplacent pas par ronds concentriques autour de la centrale : comment seraient donc désignées les zones d’évacuation au-delà du rayon de dix kilomètres ?

Cinq ans après la catastrophe de Fukushima, il est aujourd’hui indispensable d’en tirer enfin les leçons en Belgique. L’absence d’un plan d’évacuation digne de ce nom en Belgique, y compris d’un plan de relogement des populations et d’une gestion post-accidentelle de long-terme, confine à l’irresponsabilité. Particulièrement lorsqu’on regarde à la fois les conséquences dramatiques de cette impréparation au Japon, et la localisation de centrales en Belgique : Anvers est située à moins de 20 kilomètres de la centrale de Doel ; Liège est à peine plus loin de celle de Tihange. Les efforts de prévention ou de réduction des risques d’accident ne suffisent pas : il faut envisager la possibilité d’un accident, et s’y préparer. La catastrophe de Fukushima doit au moins nous apprendre cela.

[1] Il s’agissait du projet DEVAST – Disaster Evacuations and Risk Perceptions in Democracies, www.devast-project.org


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