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Cibler une protéine pour lutter contre le cancer de l’intestin

15/01/2016

Comme l’affirmait récemment la Fondation contre le cancer, « tous sexes confondus, le cancer du gros intestin constitue le deuxième cancer le plus fréquent dans notre pays. C’est aussi la deuxième cause de décès par cancer en Belgique. » Plus de 8.500 nouveaux cas ont été diagnostiqués en 2012. Dans une étude récente (1), Alain Chariot et Pierre Close, du GIGA (Université de Liège) ont identifié le gène codant pour la protéine ELP3 comme un nouvel acteur essentiel du développement tumoral dans l’intestin.

Fotolia 66830781 SL’intestin possède une architecture qui est désormais bien connue et comprise. Sa paroi intérieure est composée de villosités (des replis de la muqueuse intestinale et du tissu conjonctif sous-jacent) qui permettent d’augmenter la surface intestinale afin d’assurer un maximum d’échanges entre les bactéries commensales et les nutriments et d’amplifier l’absorption de ceux-ci. Au fond de ces villosités se trouvent les cryptes intestinales, composées de différents types de cellules, particulièrement bien organisées. « Dans un fonctionnement normal de l’intestin, on assiste à une grande régénération des cellules: on peut considérer qu’elles sont entièrement renouvelées et que l’on a en quelque sorte un nouvel intestin chaque semaine, explique le Pr Alain Chariot, Directeur de recherches FNRS au GIGA de l’Université de Liège et Investigateur Principal au WELBIO. Au fond de la crypte intestinale, il y a des cellules souches entourées de cellules de Paneth pour les protéger. Chaque jour, les cellules souches se divisent et entrent en prolifération pour constituer le compartiment d’amplification transitoire. Ces cellules en prolifération poussent les autres cellules plus âgées vers le haut et peuvent se différencier, se spécialiser. Elles arrêtent effectivement de se diviser pour devenir pour certaines des cellules entéroendocrines qui produisent diverses hormones, pour d’autres des entérocytes qui absorbent les nutriments ou des cellules de Goblet qui synthétisent un mucus qui a pour fonction de protéger des affections bactériennes pathogènes. Plus haut dans la crypte, on trouve encore des cellules de Tuft, plus rares et dont on ne connaît pas encore la fonction. Les cellules arrivées au sommet de la villosité sont donc appelées à mourir avec le temps. »

Voilà pour le déroulement normal. Les mécanismes moléculaires qui permettent la différenciation commencent à livrer leurs secrets.

Double rôle de Wnt

Pour assurer cette régénération intestinale et donc la prolifération des cellules souches puis la différenciation des cellules quittant le compartiment d’amplification transitoire, il y a ce que l’on appelle la voie de signalisation Wnt. Lorsqu’elle n’est pas activée, il n’y a pas de prolifération. Elle doit être activée de manière transitoire, au bon moment. Lorsque la voie Wnt n’est pas active, un complexe de protéines - à savoir l’axine, la glycogène synthase kinase 3β (GSK3β) et l’APC (adenomatous polyposis coli) - va dégrader la β-caténine, une autre protéine qui joue un rôle notamment dans la signalisationcellulaire. Le but est de faire en sorte que la β-caténine soit présente en petites quantités car, sinon, elle s’accumule dans le cytoplasme puis dans le noyau de la cellule, et s’associe aux facteurs de transcription LEF-1 /TCF pour induire l’expression de nombreux gènes qui permettront, in fine, aux cellules concernées de proliférer. La stabilisation transitoire de la β-caténine a lieu quand des ligands se lient à un récepteur particulier, ce qui déclenche la voie de signalisation Wnt qui, in fine, empêche le complexe de protéines chargé de dégrader la β-caténine de jouer son rôle.

« Dans le cas des cellules cancéreuses, explique Alain Chariot – et c’est le cas pour 80% des cancers de l’intestin – l’activité de la voie Wnt n’est pas contrôlée : elle est toujours active, et donc, la β-caténine n’est pas suffisamment dégradée et s’accumule : ceci entraîne une prolifération non contrôlée. Un défaut de dégradation de la β-caténine s’explique notamment par le fait que la protéine APC est mutée et n’est plus capable d’assembler le complexe responsable de sa dégradation ».

C’est donc en cela que la voie Wnt joue un double jeu : d’une part elle est essentielle pour la prolifération des cellules souches, étape essentielle pour générer de nouvelles cryptes intestinales mais à condition de n’être active que de temps en temps; d’autre part, active en permanence, elle favorise la production et la prolifération de cellules cancéreuses.

La réponse ne peut donc pas passer par une inactivation totale de la voie Wnt, vu son caractère essentiel dans l’homéostasie. « Idéalement, il faut donc avoir un effet plus ciblé sur les protéines qui n’interviennent que dans l’activité constitutive de Wnt. Cette protéine, nous pensons l’avoir trouvée : il s’agit d’ELP3. »

Voilà déjà quelques années que Pierre Close, chercheur qualifié du FRS-FNRS et directeur du Laboratoire de Signalisation du Cancer (GIGA-Research, Unité « Signal Transduction »), qui publie cette étude avec Alain Chariot, travaille sur le complexe Elongator, formé de 6 sous-unités : ELP1 à 6. En particulier sur ELP3, qui est impliqué dans d’autres domaines (lire : La migration des neurones sous l’aile d’Elongator). Les deux collaborateurs ont donc cherché à connaître son implication dans le développement des cellules cancéreuses intestinales.

Crypte intestinale ELP3

APC et ELP3

Nous avons vu que lorsque l’on perd APC, la β-caténine se stabilise et les cellules prolifèrent de manière non contrôlée. « La protéine ELP3 est mieux exprimée lorsque cette voie Wnt est constitutivement activée, ce qui se passe lors du développement de la tumeur. Chez des souris à qui l’on avait supprimé l’APC, on a constaté l’apparition spontanée de tumeurs. Quand la voie Wnt était activée, l’expression d’ELP3 augmentait. Ce qui nous a fait penser qu’il fallait la bloquer. Nous avons donc pris des souris chez lesquelles nous avons inactivé le gène codant pour ELP3 dans les cellules souches de l’intestin. Chez les souris qui présentent des cryptes intestinales saines, cela ne présentait aucun problème : les cellules souches sont restées fonctionnelles, l’intestin restait normal à une différence près, à savoir que l’on constatait un nombre moins important de cellules de Tuft. Mais comme on n’en connaît pas encore le rôle, il est difficile de savoir ce que cela peut avoir comme implications. Ce que l’on peut en déduire, cependant, c’est qu’ELP3 serait impliquée dans la production de cellules de Tuft… »

Par contre, chez les souris à qui l’on avait supprimé l’APC et qui ont dès lors développé un cancer des intestins, on a vu une différence entre celles qui avaient encore des protéines ELP3 et celles chez qui on les avait supprimées : « Ces dernières avaient une survie beaucoup plus importante, car elles développaient beaucoup moins de tumeurs. Le développement tumoral était bloqué dans l’intestin. En bref, si l’APC est bloqué, on crée des cellules souches cancéreuses ; si l’APC et l’ELP3 sont absents, la maintenance de ces cellules cancéreuses est limitée." Par ailleurs, lorsqu’une souris saine a été irradiée, alors que l’on voit que les cellules intestinales meurent, après quelques jours, on assiste à une régénération grâce à ELP3, à partir de cellules souches qui résistent à ces irradiations. Cette régénération fait de nouveau intervenir la voie Wnt. Ceci démontre à nouveau que l’expression d’ELP3 est requise dans des situations pathologiques dans lesquelles la voie Wnt est particulièrement active (cancer et régénération après irradiation).

Une cible potentielle

La tumeur doit synthétiser de nombreuses protéines, comme SOX9 par exemple, pour naître et pour croître : le rôle essentiel d’ELP3 s’explique par le fait que de nombreuses protéines dont SOX9 ont besoin d’ELP3 pour être synthétisées. « Nous tentons de trouver un inhibiteur pharmacologique spécifique d’ELP3, pour voir si, lorsque la voie Wnt est active, son inhibition induit une régression tumorale. ELP3 est effectivement une cible intéressante car elle intervient en aval de Wnt et est impliquée dans le développement de cellules cancéreuses tout en étant dispensable dans l’homéostasie intestinale… ».

Cet inhibiteur doit encore être trouvé, et une vingtaine de chercheurs de l’ULg y croient, et y travaillent. Mais il faudra encore quelques années pour non seulement le trouver, mais le tester et le valider.

(1) Elp3 drives Wnt-dependent tumor initiation and regeneration in the intestine. A. Ladang*, F. Rapino*, L.C. Heukamp, L. Tharun, K. Shostak, D. Hermand, S. Delaunay, I. Klevernic, Z. Jiang, N. Jacques, D. Jamart, V. Migeot, A. Florin, S. Göktuna, B. Malgrange, O.J. Sansom, L. Nguyen, R. Büttner, P. Close*, A. Chariot*.
The Journal of Experimental Medicine (2015), Nov 16;212(12):2057-75. *Contributions équivalentes


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