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Jeux vidéo et livre
1/13/16

Deux exemples éloquents ressortent de l’ouvrage, à savoir l’univers de World of Warcraft et celui de The Walking Dead. La transmédiation, dans World of Warcraft se fait par le phénomène particulier de la novélisation. Sur l’appui d’un univers fictionnel développé dans un jeu vidéo, des romans sont écrits sous l’enseigne de la licence et servent à étendre l’univers. Dans le cas de World of Warcraft, ce sont des légendes, des histoires du passé, ou des monographies de personnages préexistants dans le jeu. L’approche de la novélisation permet de poser plusieurs questions intéressantes, du point de vue de la réception, d’abord. Quels types de joueurs lisent ces livres ? Est-ce dans l’unique but de prolonger l’expérience vidéoludique, de rester dans l’univers qu’ils affectionnent ? La question de la condition des auteurs et du processus de création est également abordée, en offrant un détour par une approche qualitative de ces œuvres. Dans le cas de World of Warcraft, les ambitions littéraires des novélisations ne sont pas d’aller tutoyer Dostoïevski ou Joyce. Les auteurs eux-mêmes sont inscrits dans une logique de commande plutôt que de paternité individuelle et légitimée. Les conditions sont ingrates et l’exploitation transmédiatique, dans des mécaniques de créations sérielles, vise davantage à rencontrer des objectifs commerciaux.

La dimension commerciale n’est pas écartée dans la contribution méticuleuse de Charlotte Bertrand sur le cas de Walking Dead(5), mais elle n’est pas la seule force motrice. « C’est vrai que l’exemple de Walking Dead est assez complet, commentent les deux chercheurs. Initialement, The Walking Dead est une série de comics, qui passe ensuite par un temps d’adaptation, notamment avec les romans et la série télévisée. Dans un second temps, cette adaptation s’émancipe, et la déclinaison sur différents médias devient une prolongation artistique et créative du comics initial. Le jeu vidéo de la licence s’inscrit dans un rapport de complémentarité avec le reste. Ce n’est pas une simple déclinaison. »

Une déclinaison créative encore jeune

On repère de plus en plus d’œuvres transmédiatiques, dont les différentes déclinaisons relèvent d’un intérêt artistique plus ou moins important. Mais ces démarches sont souvent menées après une création sur un seul média. « Il est encore rare de voir émerger des œuvres dont le caractère transmédiatique relève d’un acte créatif premier, et qui jouissent d’un succès populaire notable. Mais il existe aujourd’hui des jeux vidéos à réalité augmentée, où le joueur doit se plonger dans plusieurs médias pour comprendre l’histoire et évoluer dans la fiction. Il peut, à certains moments du jeu, recevoir un sms, un mail, ou téléphoner à une boîte vocale, consulter un site internet, ou alors devoir chercher dans des livres des solutions à des énigmes, etc. On le voit, une telle utilisation de différents médias est très loin d’un processus de simple déclinaison d’un même univers fictionnel. »

Vers un art hybride et métaréflexif ?

Une quatrième partie donne aux créateurs voix au chapitre, ce qui offre à l’ouvrage, à l’instar de son objet, une nature hybride, cette fois entre un discours scientifique et un discours interne au jeu vidéo. Une démarche métaréflexive sur l’approche comme sur l’objet, et qui participe à légitimer le jeu vidéo comme média réfléchi et comme objet d’étude. Dans ces dernières pages, Eric Chartrand(6), créateur de jeux vidéo, pose la question : est-ce que les jeux vidéo peuvent nous faire pleurer ? Est-ce que, comme pour un livre, une musique ou une peinture, il peut être ce détour créatif qui génère en nous des émotions fortes ? En d’autres mots, le jeu vidéo peut-il être considéré comme une œuvre d’art ? L’auteur pose la question, mais ne cherche à y répondre qu’entre les lignes et avec précaution, peut-être par soucis de pudeur et d’humilité. Le jeu vidéo, après tout, reste ludique. Mais il quitte prudemment sa fonction récréative pour explorer d’autres terrains. Peut-on pour autant parler d’œuvre d’art ? Le débat semble interminable. En tout cas, il s’agit bien d’un objet culturel, médiatique et commercial important, sujet de recherche privilégié des games studies, de l’histoire, de la sociologie, de la littérature, un objet perméable à sa culture, influent pour les autres médias et formes d’art, et réciproquement. « C’est un objet assez particulier, concluent les deux chercheurs. Un objet hybride, qui se pense et qui exige des approches spécifiques nouvelles, qui pose des questions sur la manière dont on peut l’envisager. Thema Jeux videoLes ludologues prennent le jeu pour son essence récréative, les littéraires le cadrent dans des concepts de narratologie qui ne lui rendent pas justice, les cadres classiques ne tiennent pas compte des détournements, des réappropriations par les fans, qui eux-mêmes étendent les univers fictionnels des jeux… C’est un objet assez riche, et l’état de son champ de recherche nous pousse à réfléchir sur nos propres disciplines, sur nos propres cadres, et nous contraint à nous repositionner pour réaffirmer une spécificité de regard adéquate. » 

(5) Charlotte Bertrand, L’univers expansif dans The Walking Dead, de la bande dessinée au jeu vidéo. Une intermédialité à l’œuvre, Jeu vidéo et livre, Bebooks, 2015
(6) Eric Chartrand, Des livres, des jeux et des hommes : est-ce que les jeux vidéo peuvent nous faire pleurer, Jeu vidéo et livre, Bebooks, 2015

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