Le concept de « musée de société » reste encore aujourd’hui sujet à débat : de son héritage disciplinaire à ses évolutions successives, de sa définition à ses défis futurs, il interroge le champ muséal et bouscule sa structuration. Résolument actuelles, ces problématiques sont au coeur de l’ouvrage Le musée de société, De l’exposition de folklore aux enjeux contemporains (1). Signé par la muséologue Noémie Drouguet, il s’impose comme une synthèse essentielle de ce riche ensemble de formes muséales.
Depuis plusieurs décennies, la terminologie « musée de société » s’impose dans les publications en muséologie. Qu’elle soit remise en question ou défendue avec vigueur, elle change de visage d’un auteur à l’autre, revêtant de multiples significations — ensemble muséal aux contours flous, évolution tranchant avec les institutions dites « classiques » ou encore super-catégorie regroupant tous les musées traitant de la société. Et si ces tentatives de définition hantent les institutions muséales elles-mêmes, la littérature sur la question reste cependant morcelée, se confinant à quelques chapitres isolés ou à des actes de colloque. Comblant cette lacune au sein de la production scientifique, l’ouvrage de Noémie Drouguet, chercheuse au service de muséologie de l’Université de Liège, propose donc une synthèse tentant de faire le point sur le musée de société, en fonction de différents axes. Ainsi, au fil des pages, le lecteur découvre l’héritage disciplinaire et l’histoire des musées de société — descendants des musées d’ethnographie régionale —, explore les différentes formes muséales regroupées sous cet étendard, et se penche sur les objectifs et le devenir de ces institutions dans notre société multiculturelle.
Entre folklore et ethnologie
Afin d’esquisser les contours actuels des musées de société, Noémie Drouguet revient, dans son premier chapitre, sur leurs filiations disciplinaires : descendants des musées d’ethnographie, d’anthropologie ou encore d’arts et de traditions populaires, ils sont également liés à l’évolution d’une discipline particulière, l’ethnologie. Quoiqu’elle ne gagne réellement son autonomie que dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle est l’héritière de ces pionniers qui, au cours du siècle précédent, se sont intéressés aux « autres » cultures. D’abord sous le charme exotique de contrées lointaines, cette ethnologie balbutiante se penche rapidement sur le sol européen, cristallisant ainsi la curiosité grandissante de l’élite cultivée pour les modes de vie des classes populaires. Loin d’être désintéressées, les premières grandes enquêtes de terrain sont souvent teintées d’ambitions politiques (voire moralisatrices). En témoigne l’enquête de l’abbé Grégoire sur le patois et les moeurs de la campagne, réalisée entre 1790 et 1794 : elle s’inscrit dans la lignée de la Révolution française, et de son projet de doter la France d’une langue unique supplantant les anciens dialectes. L’aube du XIXe siècle est marquée par une rupture historique : dans une société en pleine Révolution industrielle, dont les modes de vie sont bouleversés, la collecte des témoins d’une culture présentée comme finissante s’impose comme une nécessité incontournable.
C’est dans ce contexte de profonde évolution sociale qu’apparaît le terme « folklore » : s’il porte aujourd’hui une connotation plutôt négative, il fait au départ référence à « l’étude des traditions, des usages et de l’art populaire d’un groupe ou d’une région ». Cette nouvelle discipline des sciences humaines, dont la dimension scientifique a souvent été remise en cause, contribue à la naissance d’un stéréotype : celui du monde rural immuable, où le paysan incarne un modèle idéal, honnête et laborieux. Les folkloristes multiplient les recherches sur les coutumes, les traditions, les croyances et les dialectes — qui relèvent aujourd’hui du patrimoine immatériel —, prenant dans un second temps goût à la collecte matérielle des objets qui y sont liés. Caractérisé par un souci d’exhaustivité et de rigueur de plus en plus marqué, le folklore suscite un regain d’intérêt dans l’Europe des années 30 et 40, sur fond de nationalisme et de régionalisme exacerbé.
Cohabitant avec les folkloristes, l’ethnologie poursuit sa propre évolution ; alors que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les universités et les sociétés savantes accueillent de plus en plus d’ethnologues dans leurs rangs, la discipline prend véritablement son essor en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce tournant s’accompagne également d’une transition du vocabulaire : alors que le terme « ethnographie » existe depuis plus d’un siècle, il est de plus en plus souvent employé pour désigner l’ethnologie régionale, qui étudie les différents aspects de notre propre société. Les années 1960 marquent le début d’une vague de grandes enquêtes de terrain, notamment sous l’impulsion du muséologue George-Henri Rivière ; une des plus célèbres est sans doute la recherche en Aubrac, campagne d’une ampleur exceptionnelle qui vise à « saisir empiriquement le mode de vie rural de cette région ».
Enfin, la seconde moitié du XXe siècle voit également l’imposition de l’anthropologie qui, à la différence de l’ethnologie, englobe l’humanité dans son ensemble. Le développement successif de ces différentes terminologies — ethnologie, ethnographie, anthropologie — confirme une approche de plus en plus large du patrimoine qui nourrit les musées de société ; l’influence du culturalisme américain a également contribué au décloisonnement des multiples disciplines concernées. Au cours des dernières décennies, de nouveaux terrains de recherche ont en outre fait leur apparition : plus proches, ils sont notamment constitués par des « micro-sociétés » (associations, groupes professionnels ou religieux, mondes virtuels) qui attirent désormais l’attention des chercheurs.