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Soigner le cancer par la ciguë : chronique d’une illusion médicale
30/12/2015

Un remède « miracle »

En 1760, la Gazette salutaire mentionnait que Störck « croyait même pouvoir se flatter de triompher du mal le plus cruel et le plus opiniâtre de tous, du cancer, en un mot, qui mène si sûrement et si tristement au tombeau tant de victimes innocentes. » Issu de l’École de Vienne, qui préconise un usage empirique des plantes, Anton Störck s’intéressait en effet depuis longtemps aux substances réputées toxiques. Représentatif de la « naissance de la clinique » telle que décrite par Michel Foucault, il pratique une médecine « au chevet du patient », qui se distancie de l’approche mécanique de Gallien. À l’époque, ce que l’on nomme cancer s’inscrit dans une théorie générale des humeurs. Censé toucher en priorité les organes où circulent les liquides humoraux – comme le sein de la femme, qui produit du lait, ou les parties génitales de l’homme –, il est considéré comme un mal fatal vis-à-vis duquel on oscille entre deux méthodes. « La première consiste "dans sa destruction par le scalpel, les caustiques ou le fer rouge". La seconde met en œuvre les vertus supposées curatives de certaines substances ou plantes, accompagnées des "gestes séculaires que constituent la saignée, la purgation ou la diète." »

L’historien qui s’attaque au cancer se voit évidemment confronté à une inévitable « confusion nosologique ». Comment savoir si ce qui était nommé cancer autrefois le serait encore aujourd’hui ? Et combien d’affections actuellement identifiées sous ce nom passaient auparavant pour des maladies de nature distincte ? Mais il y a plus – et Daniel Droixhe cite à ce propos le Pr Jacques Rouëssé, célèbre cancérologue français, avec qui il a longuement dialogué durant l’élaboration de cet ouvrage : « Pendant longtemps, dans la littérature médicale comme dans les faits, la place du cancer est demeurée très modeste, ce qui n’a rien d’étonnant : les femmes mouraient souvent trop tôt pour avoir le temps de le voir apparaître ». Si la statistique comme la comparaison est malaisée, la définition donnée par Antoine Furetière dans son dictionnaire de 1690, à l’aube des Lumières, n’en offre pas moins un éclairage instructif quant à l’imaginaire qui entoure alors le « cancer » : « C’est une maladie qui vient dans les chairs, et qui les mange petit à petit comme une espèce de gangrène. C’est une tumeur dure, inégale, raboteuse, ronde et immobile, de couleur cendrée, livide ou plombine, environnée de plusieurs veines apparentes et tordues, pleine d’un sang mélancolique et limoneux, qui ressemble au poisson appelé cancer ou écrevisse. » Effrayant, mouvant, migrant – le concept de métastases semble déjà bien connu des médecins de l’époque –, le cancer est décrit comme un monstre en pleine croissance. On lui cherche, comme aujourd’hui encore, une étiologie à la fois psychologique et physiologique. Certains incriminent la colère ou la tristesse ; d’autres la viande fumée ou le tabac. Néanmoins, l’atteinte symbolique que provoque la maladie, notamment dans le cancer du sein, semble être tenue pour part négligeable en regard de la souffrance physique et de l’empêchement dont elle est cause. « On a l’habitude de dire aujourd’hui que l’ablation du sein est d’autant plus pénible qu’elle est une atteinte à la féminité. Mais parmi les nombreux témoignages que j’ai rassemblés, cet aspect est absent. Il me semble que ce qui ressort plus que tout, c’est que les femmes veulent vivre ! Ce qu’on voulait à cette époque, c’est que ça ne fasse pas trop mal, que ne dure pas trop longtemps et qu’on puisse se remettre au travail rapidement », raconte Daniel Droixhe.

Du remède au poison – et retour

Cover Fer CigueDans ce cadre, la ciguë offre l’espoir d’échapper à l’extirpation, dont la barbarie a peu à voir avec la chirurgie moderne. « Les femmes, et notamment les religieuses dont nous possédons de nombreux témoignages, redoutent l’extirpation mais elles craignent aussi les effets de la ciguë », poursuit l’auteur. À travers ce que Daniel Droixhe nomme une « campagne d’accréditation », Störck parviendra pourtant peu à peu à faire taire les réticences, tant auprès de ses confrères que du public. Il fait ainsi appel à des « témoins bien placés » et s’arrange pour être cité par ses confrères viennois. Partout en Europe, l’enthousiasme ne cesse de croître. Bien utilisée, la ciguë ferait des miracles. Mais bientôt, des cas patents d’échec sont rapportés. Les cancers continuent de croître. Les femmes continuent d’en mourir. L’engouement fait place au scepticisme : et si les seuls cas constatés de guérison étaient liés à de faux diagnostics ? Au cours de la deuxième moitié des années 1760, les médecins commencent à se détourner des pilules de ciguë du bon docteur Störck. Ce poison, de toute évidence, n’a jamais soigné aucun cancer ! « Rien ne manifeste mieux le déclin de l’extrait de Störck que la manière dont la ciguë s’inscrit, au cours de la dizaine d’années qui précède la révolution, dans le registre des préparations de "bonne femme". La plante est réduite à une mention, comme à la sauvette, parmi les productions naturelles les plus archaïques », raconte Daniel Droixhe. Reste que le traitement par la ciguë, aussi aberrant qu’il paraisse aujourd’hui, ne peut être totalement négligé au profit d’une vision téléologique : « Les tentatives de cure d’une maladie qu’on n’est pas aujourd’hui capable d’éradiquer sont par définition soustraites à l’ironie », écrit Daniel Droixhe. Störck prétendit trouver la panacée contre le cancer ; et beaucoup voulurent y croire avec lui. Quant à savoir si on se laisse plus facilement illusionné quand le remède est un poison puissant, la question mérite d’être posée au moindre enthousiasme.

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