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Soigner le cancer par la ciguë : chronique d’une illusion médicale
12/30/15

Au XVIIIe siècle, les travaux du célèbre médecin viennois Anton Störck firent naître l’espoir d’un traitement contre le cancer – et en particulier contre le cancer du sein, qui commençait alors à préoccuper de plus en plus le monde médical. Ce remède « miracle » n’était autre que la ciguë, qui ne devait pas tarder à causer quelques déceptions et à retrouver son statut initial de poison... Un épisode étonnant de l’histoire de la pharmacopée auquel s’est attaqué le philologue Daniel Droixhe (1 & 2).

COVER soigner cancer« Vous vous portez donc bien ? Point de mal au sein ? Plus d’enflure aux jambes ? Plus de lassitude ? Cela est bien heureux. », écrivait Diderot au mois d’août 1760 à sa bien-aimée Sophie Volland. Quelques semaines plus tard, raconte Daniel Droixhe, le célèbre encyclopédiste revenait pourtant sur le sujet, inquiet pour celle dont il connaissait la constitution fragile : « Il y a longtemps que vous ne m’avez rien dit du bobo. Avez-vous entendu parler des pilules de ciguë ? On leur attribue des prodiges dans toutes les maladies d’obstruction : loupes, glandes engorgées, tumeurs cancéreuses, etc. » Très au fait, Diderot se faisait en réalité l’écho de ce qui agitait alors le monde médical : un libellus latin publié à Vienne, aussitôt traduit en français sous le titre « Dissertation sur l’usage de la ciguë. Dans laquelle on prouve qu’on peut non seulement la prendre avec sûreté, mais encore qu’elle est un remède très-utile dans plusieurs maladies dont la guérison a paru jusqu’à présent impossible ». Signé par un jeune et brillant médecin viennois, Anton Störck – qui allait bientôt être attaché au service des Habsbourg –, ce « petit livre » attira d’abord l’attention du Journal de médecine, qui en publia un compte rendu en juin 1760, avant que la Gazette salutaire, autre périodique médical en vue, ne publie à son tour un article sur cette étrange découverte.

Le corps souffrant de l’anonyme

C’est par l’entremise de ce journal que Daniel Droixhe, professeur émérite de l’Université de Bruxelles, chargé de cours honoraire de l’Université de Liège, enseignant en philologie romane et spécialiste de la littérature wallonne, devait s’aventurer dans ce domaine de recherche a priori fort éloigné de ses champs d’intérêt. « Je m’intéresse depuis longtemps à l’édition clandestine liégeoise. Il faut savoir que beaucoup d’éditions d’origine liégeoise sont aujourd’hui dispersées dans le monde. C’est un travail de police et de collectionneur pour lequel nous avons créé un programme, Môriåne (ndlr : « moricaud » en wallon liégeois), du nom de l’enseigne de l’un des plus grands imprimeurs de Liège, Jean-François Bassompierre. Grâce à ce travail, nous sommes aujourd’hui considérés comme figurant parmi les meilleurs au monde dans ce domaine. C’est donc par l’intermédiaire de mes travaux sur l’édition que je me suis intéressé à la Gazette salutaire, imprimée à Bouillon, dans le sud de la Belgique, et qui était alors le plus important périodique médical francophone après le Journal de médecine », explique-t-il.

La source principale de l’enquête de Daniel Droixhe, intitulée « Soigner le cancer au XVIIIe siècle. Triomphe et déclin de la thérapie par la ciguë dans le Journal de médecine », est en effet constituée des périodiques spécialisés de l’époque et, en particulier, des témoignages recueillis par le Journal de médecine : suite à l’engouement autour du libellus de Störck, le directeur de cette revue, Charles-Augustin Vandermonde, lance en effet un appel à ses lecteurs, afin qu’ils lui communiquent leurs essais de traitements avec la ciguë. Les témoignages abondent alors, non exempts d’une certaine atrocité. «  Les gens de l’époque étaient en général beaucoup plus durs que nous ne le sommes », commente Daniel Droixhe qui s’est confronté pendant trois ans à ces récits de souffrance. Accoutumés à des douleurs physiques fréquentes et intenses, confrontés en permanence à la menace de la mort – l’âge d’adulte n’étant réservé « qu’à un enfant sur deux » –, les patients et médecins du XVIIIe siècle entretenaient certainement un rapport à la maladie bien différent du nôtre. Et l’auteur de citer l’historienne française Arlette Farge qui mobilise, dans ses travaux, la « sourde puissance physique et corporelle de l’anonyme ». « Je voulais rendre la parole à ceux qui, sans cela, ne l’auraient pas eue. L’histoire de la médecine parle principalement des traitements dont bénéficiaient les aristocrates. Il y a, à mon sens, un devoir de mémoire à accomplir sur la souffrance de ces gens simples », estime encore Daniel Droixhe. Selon le philologue, rien n’indique d’ailleurs que les publications médicales de l’époque aient été lues par les seuls médecins. « Une évaluation de la technicité du discours proprement médical permettrait sans doute d’apprécier un angle de visée. Cette technicité prend parfois la forme d’un exposé de l’affection maladive qui heurte à tel point la « bienséance » traditionnelle qu’il paraît plus spécialement réservé à la lecture du praticien. Dans le cas du cancer, descriptions et relations de leur évolution défient souvent une reproduction moderne. Mais est-ce là la marque incontestable d’un discours réservé ? On n’en sait pas assez sur l’étendue du goût contemporain de l’atroce, de l’insupportable, pour mettre à l’écart de celui-ci un public empreint de "sensibilité" », écrit-il.

(1) Soigner le cancer au XVIIIe siècle. Triomphe et déclin de la thérapie par la ciguë dans le Journal de médecine, Daniel Droixhe, Paris, Hermann, 341 pages.
(2) Fer ou ciguë? Récits sur le cancer du sein au XVIIIe siècle, Daniel Droixhe, Bruxelles, Académie royale de Belgique ; collection l’Académie en poche.

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