Soigner le cancer par la ciguë : chronique d’une illusion médicale
Un remède « miracle »En 1760, la Gazette salutaire mentionnait que Störck « croyait même pouvoir se flatter de triompher du mal le plus cruel et le plus opiniâtre de tous, du cancer, en un mot, qui mène si sûrement et si tristement au tombeau tant de victimes innocentes. » Issu de l’École de Vienne, qui préconise un usage empirique des plantes, Anton Störck s’intéressait en effet depuis longtemps aux substances réputées toxiques. Représentatif de la « naissance de la clinique » telle que décrite par Michel Foucault, il pratique une médecine « au chevet du patient », qui se distancie de l’approche mécanique de Gallien. À l’époque, ce que l’on nomme cancer s’inscrit dans une théorie générale des humeurs. Censé toucher en priorité les organes où circulent les liquides humoraux – comme le sein de la femme, qui produit du lait, ou les parties génitales de l’homme –, il est considéré comme un mal fatal vis-à-vis duquel on oscille entre deux méthodes. « La première consiste "dans sa destruction par le scalpel, les caustiques ou le fer rouge". La seconde met en œuvre les vertus supposées curatives de certaines substances ou plantes, accompagnées des "gestes séculaires que constituent la saignée, la purgation ou la diète." » Du remède au poison – et retourDans ce cadre, la ciguë offre l’espoir d’échapper à l’extirpation, dont la barbarie a peu à voir avec la chirurgie moderne. « Les femmes, et notamment les religieuses dont nous possédons de nombreux témoignages, redoutent l’extirpation mais elles craignent aussi les effets de la ciguë », poursuit l’auteur. À travers ce que Daniel Droixhe nomme une « campagne d’accréditation », Störck parviendra pourtant peu à peu à faire taire les réticences, tant auprès de ses confrères que du public. Il fait ainsi appel à des « témoins bien placés » et s’arrange pour être cité par ses confrères viennois. Partout en Europe, l’enthousiasme ne cesse de croître. Bien utilisée, la ciguë ferait des miracles. Mais bientôt, des cas patents d’échec sont rapportés. Les cancers continuent de croître. Les femmes continuent d’en mourir. L’engouement fait place au scepticisme : et si les seuls cas constatés de guérison étaient liés à de faux diagnostics ? Au cours de la deuxième moitié des années 1760, les médecins commencent à se détourner des pilules de ciguë du bon docteur Störck. Ce poison, de toute évidence, n’a jamais soigné aucun cancer ! « Rien ne manifeste mieux le déclin de l’extrait de Störck que la manière dont la ciguë s’inscrit, au cours de la dizaine d’années qui précède la révolution, dans le registre des préparations de "bonne femme". La plante est réduite à une mention, comme à la sauvette, parmi les productions naturelles les plus archaïques », raconte Daniel Droixhe. Reste que le traitement par la ciguë, aussi aberrant qu’il paraisse aujourd’hui, ne peut être totalement négligé au profit d’une vision téléologique : « Les tentatives de cure d’une maladie qu’on n’est pas aujourd’hui capable d’éradiquer sont par définition soustraites à l’ironie », écrit Daniel Droixhe. Störck prétendit trouver la panacée contre le cancer ; et beaucoup voulurent y croire avec lui. Quant à savoir si on se laisse plus facilement illusionné quand le remède est un poison puissant, la question mérite d’être posée au moindre enthousiasme. |
|
||||||||||||||||||
© 2007 ULi�ge
|
||