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La prévention criminelle, miroir de notre société

18/12/2015

La prévention a toujours occupé une place importante dans l'organisation de nos sociétés. Au fil du temps, l'homme a redoublé d'ingéniosité en mettant en place des moyens toujours plus sophistiqués pour se prémunir des menaces extérieures. Si bon nombre s'accorde à dire que la prévention est une nécessité, chaque société s'est néanmoins emparé du modèle sécuritaire qui répond le plus à la tendance politique du moment et aux valeurs véhiculées. En mettant l'accent sur un aspect de la prévention plutôt qu'un autre, celle-ci tend à influencer la manière dont la délinquance va se développer. Dans son ouvrage Eléments de prévention du crime (publié aux éditions L'Harmattan), André Lemaitre, docteur en sciences criminologiques, revient sur la diversité des modèles existants et présente les différentes formes que peut prendre la prévention de la délinquance.

COVER prevention criminaliteLa prévention remonte aux origines de l'humanité. Que ce soit contre des bêtes sauvages, contre un clan voisin ou encore contre les intempéries, l'homme s'est toujours soucié d'assurer sa sécurité et celle de sa communauté en anticipant les événements susceptibles d'altérer sa qualité de vie. Cette prise de conscience au départ assez rudimentaire s'accroît avec la sédentarisation et les besoins qui en découlent. A partir de cette période, les hommes perfectionnent leurs outils pour cultiver la terre, s'organisent en village et élisent un chef. Ils construisent des palissades en bois, des murs en chaux puis en pierre autour de leurs lieux de vie. Enfin, ils dressent des tours de garde afin de guetter l'ennemi. Mais «la menace ne réside pas seulement en périphérie. Le plus souvent, elle est intra-groupale, intrafamiliale, intraconjugale etc.» précise André Lemaitre, professeur à la Faculté de Sciences Sociales de l’Université de Liège et auteur de l’ouvrage Eléments de prévention du crime (1). C'est pourquoi, parallèlement à ce florilège d'inventions mécaniques, la société instaure des règles de vie commune dont l'application sera assurée par divers organes de contrôle toujours plus hiérarchisés.

Pendant longtemps, la prévention criminelle emprunte deux voies. Elle repose premièrement  sur la crainte des sanctions encourues. Les exécutions sont en effet pratiquées publiquement pour marquer les esprits et instaurer un climat dissuasif. Elle s'opère ensuite via l'exercice d'une justice de proximité. «Jusqu'à la révolution industrielle, les gens se déplacent à pieds. Ils naissent et meurent dans la même région ce qui induit une interconnaissance très forte. La police, investie d'un rôle préventif, effectue des rondes de surveillance dans les quartiers. Avec l'industrialisation et les grandes migrations, ce contrôle de proximité s'estompe progressivement jusqu'à être relégué au second plan », explique André Lemaitre.

Considérés comme des gardiens de la paix jusqu'au XIXe siècle, les policiers voient s'ajouter à leurs devoirs quotidiens une besogne d'enquêteurs et de chasseurs de délinquants. La multiplication des modes de consommation et l'éclatement des lieux de vie, de travail, de loisirs sont autant de facteurs qui pèsent considérablement sur l'éclosion du taux de criminalité. Face à ces changements sociétaux, la justice est contrainte de se détourner de tout un pan de la criminalité pour s'occuper des nouvelles formes de délinquance qui émergent. Les causes de leur apparition sont nombreuses et elles diffèrent en fonction des époques mais aussi des individus. «La délinquance est le résultat d'un dysfonctionnement sociétal ou individuel. On ne peut donc pas identifier une cause unique et universelle. Il y a au contraire différentes manifestations et différents phénomènes qui coexistent. La réponse apportée par une société sera spécifique tout comme le problème qu'elle tente de résoudre », assure le scientifique.

Les années 80: l'émergence d'un modèle partenarial de prévention

L'émergence de la société de consommation donne par exemple lieu à un nombre vertigineux de cambriolages. Or, les moyens déployés pour y faire face dans les différents pays européens sont inadaptés. Dans les années 80', la situation atteint un seuil de criticité tel que de nombreuses plaintes sont déposées auprès des responsables politiques locaux. Ce mécontentement général révèle les failles du système sécuritaire qui prévaut un peu partout sur le continent européen à cette époque. « Les décideurs politiques et les chefs de police prennent conscience de la nécessité de refaire de la prévention surtout au niveau urbain. Dès cet instant, une nouvelle réflexion émerge pour pallier ce manque. On va s'interroger sur les causes de la délinquance et sur les outils à développer pour faire de la prévention autrement. La prévention de type pénale qui reposait jusque là sur l'activité limitée de la police et des tribunaux se voit renforcée par de la recherche scientifique. A l'issue de cette mise au point, une alternative se dessine. On relance la prévention au niveau local en s'appuyant sur des partenariats. »

Les responsables locaux des différents pays deviennent alors les chefs d'orchestre chargés de  mettre autour de la table tous les acteurs concernés de près ou de loin par la problématique de la délinquance urbaine. La police, le secteur associatif, les services d'aide aux victimes, les écoles,... tous se voient attribuer un rôle à jouer dans ce modèle de type partenarial.  Des agences vont également être spécialement créées et chargées de faire de la prévention. En Belgique, un secrétariat permanent à la politique de prévention est notamment mis sur pied.

Ces décisions qui fleurissent un peu partout en Europe sont le fait de gouvernements majoritairement socio-démocrates. Ceux-ci misent en effet sur un modèle de prévention qui repose sur un système étendu de protection sociale ( accès aux soins de santé pour tous, éducation et aide aux plus démunis etc.). Ces choix politiques ne sont pas anodins. «Les décisions prises par les décideurs politiques de mettre plus l'accent sur telle ou telle facette de la prévention en disent long sur le projet de société qui réside derrière », argumente André Lemaitre. En garantissant un seuil minimal de bien-être pour tous et en améliorant les conditions de vie générales des individus, les décideurs politiques espèrent faire diminuer le taux de délinquance.

L'arrivée du néo-libéralisme

Ce modèle social qui semblait autrefois dominer l'échiquier politique européen apparaît pourtant comme minoritaire aujourd'hui. En cause, l'arrivée d'un modèle politique plus individualisant. Incarné en Grande Bretagne dès le début des années 80' par Magaret Tatcher, le néo-libéralisme tend à responsabiliser l'individu au détriment des idéaux socialistes. Il préconise le développement d'une prévention de type situationnelle. Ce modèle a été développé par des criminologues anglo-saxons avant de se propager de l'autre côté de l'Atlantique, en Scandinavie, aux Pays-Bas. Il est basé sur une approche essentiellement pragmatique de la criminalité et part du constat que la délinquance survient dans un contexte où toutes les conditions opportunes sont réunies pour un passage à l'acte. Partant de ce principe, des mesures sécuritaires accrues vont être prises. Celles-ci «ne s'attachent pas au délinquant et à sa personnalité mais à son environnement », comme l'écrit André Lemaitre dans son ouvrage. « Ces mesures sont mises en place afin d'obliger le délinquant potentiel à renoncer à son projet criminel compte tenu des risques qu'on va lui faire courir et des obstacles placés sur sa route. On complique le passage à l'acte et on réduit l'avantage et le butin espéré. »

Schema Clarke 1995

Les caméras disséminées un peu partout dans l'espace public et les campagnes de surveillance "Neighbourhood watch out" en sont une illustration concrète. Et André Lemaitre de confirmer: «La vidéosurveillance est une façon de surveiller à moindre coût. C'est une réponse facile du politique à une situation d'insécurité mais c'est aussi l'adhésion et la participation à l'expansion d'un marché privé qui tire profit de certains problèmes sociétaux ».

Si elle met en place des actions sécuritaires "coup de poing", la prévention situationnelle charge également le citoyen lambda d'une partie de sa propre sécurité (systèmes d'alarme domestique,  verrous, antivols, assurances privées etc.) accentuant davantage les inégalités sociales.

Les effets pervers?

Le renforcement accru de la sécurité tel qu'il est poursuivi par la prévention situationnelle peut déboucher sur des effets indésirables comme le déplacement de la criminalité vers d'autres foyers de convoitise, la limitation de l'espace de liberté des individus, le sentiment d'une surveillance oppressante, un climat de suspicion permanent ou encore le renforcement dans l'escalade des moyens et de la violence. « Plus les moyens utilisés pour se protéger sont massifs, plus les mesures pour s'en emparer seront fortes. A l'origine, une banque était simplement constituée d'employés qui distribuaient et récoltaient de l'argent derrière une table. Au fil du temps, les bureaux ont été  remplacés par des guichets vitrés avec des portes blindées et des codes d'accès. Comme le caissier est moins facilement atteignable, les criminels vont plus facilement s'en prendre aux clients et les détenir en otages pour pouvoir pénétrer dans le coffre.»

Le cas de la Belgique

La Belgique affiche un modèle mixte composé d'une prévention à la fois situationnelle et sociale. Si elle ne s'impose pas en tête de liste des pays où la sécurité sociale est inexistante et où les droits individuels sont gommés au profit d'un idéal sécuritaire rigide, les piliers porteurs mis en place par un Etat-Providence commencent néanmoins à être sapés au profit d'un individualisme ambiant.  «La Belgique est un beau laboratoire car elle a mâtiné sa politique néo-libérale d'un fond qui reste basé sur une politique sociale tout en maintenant des revendications sécuritaires de la part de la population. Au Nord, on s'est inspiré du modèle anglo-saxon alors qu'au sud, on est culturellement plus tourné vers l'expérience des pays latins. Sa politique de prévention reste malgré tout fort axée sur la recherche de la sécurité notamment avec la construction de nouvelles prisons mais on voit bien que le modèle pénitencier tel qu'il se développe pour le moment se dégrade.»

L'ambivalence de la prévention

Pour élaborer leur plan d'action sur la durée de leur mandat et engranger des résultats à court terme, les décideurs politiques ont souvent recourt à des prévisions. Or, si la prévention est en grande partie basée sur des méthodes prédictives et sur l'anticipation d'une situation à venir, elle ne doit pas exclusivement se fier à ce genre de pratiques puisque leur efficacité est difficilement vérifiable : «Si l'on prévoit que quelque chose de désagréable va se produire, on va prendre les mesures nécessaires afin d'éviter que ce que l'on craint n'arrive. Si cela n'a pas lieu, deux propositions s'offrent à nous. Soit on se dit que ce que l'on a mis en place a fonctionné. Soit on se demande si notre prévision était juste, si l'on n'a pas fait fausse route. Et cela, c'est très dur de le vérifier. La prédictabilité des choses s'avère parfois dangereuse dans la prise de décisions importantes», argumente le chercheur.

Et demain ?

Il n'existe pas selon André Lemaitre d'archétype idéal de prévention et, «s'il devait y en avoir un, ce serait probablement un cocktail des différentes modèles individuels.» L'urbanisation galopante et l'émergence de métropoles voire de mégalopoles aux quatre coins de la planète est un terrain fertile pour la criminalité et l'insécurité. Et, pour faire face aux grands défis qui se profilent, des leçons doivent être tirées des expériences passées. «La prévention de demain est à réinventer. Une  chose est sûre, elle doit être moins axée sur la répression sécuritaire. Plus on mettra en place des politiques inclusives qui prennent en compte les intérêts de tous et pas seulement des plus favorisés, plus on aura de chance de constater des améliorations pour l'avenir. Chaque composante de la collectivité doit être considérée sans exception. Ce n'est pas une bataille où les riches doivent se protéger face aux pauvres mais un combat commun.»  

barbed-wirePour parvenir à relever ce challenge, les sociétés de demain doivent viser une cohésion sociale importante avec le maintien d'une politique sociale et éducationnelle qui s'appuie sur des services publics qui fonctionnent efficacement. Plusieurs tentatives de remise en cause des décisions politiques dominantes ont timidement vu le jour mais elles restent minoritaires. Les alternatives à l'emploi du système pénal, le renforcement des actions de médiations ou encore des projets de prévention communautaire ont notamment fait leur preuve dans certains cas. Même si les résultats restent faibles, ils méritent de s'y attarder davantage et de mener une réflexion sur d'autres modèles alternatifs.

(1) Eléments de prévention du crime, André Lemaître, Paris, L’Harmattan.


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