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Percer les secrets de la forêt gabonaise

11/16/15

Tali, Azobé, Doussié, Okoumé... Autant de noms d'arbres aux consonances africaines qui aboutissent chaque jour sur les quais du port d'Anvers avant de se transformer en nos châssis, terrasses et autres parquets. Ces arrivages trahissent une activité commerciale de plus en plus marquée par la certification "durable" et "légale". Derrière celle-ci se profile une fébrilité scientifique dans laquelle l'équipe de foresterie tropicale de l'Axe de gestion des ressources forestières de Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège) joue un rôle fondamental. Dernière preuve en date: la publication d'un ouvrage d'identification des arbres des forêts du Gabon. Un outil bien commode pour les exploitants, les étudiants, les membres d'ONG, voire les éco-touristes de l'ensemble du bassin du Congo.

COVER guide arbre GabonQuelle que soit la région du monde visitée, les amateurs d'oiseaux et de mammifères savent qu'ils trouveront assez aisément des ouvrages leur permettant de faire connaissance des espèces avec lesquelles ils ne sont pas familiers. Les grandes maisons d'édition rivalisent en effet de trouvailles pour mettre au point des guides d'identification toujours plus précis, riches en illustrations, en cartes de répartition et autres petites icônes, bien pratiques pour mettre un nom instantanément sur l'animal observé. Mais, en matière de botanique, c'est une toute autre paire de manches! Surtout lorsqu'on s'aventure en forêt tropicale. Selon une étude récente à laquelle l'équipe du Laboratoire de foresterie tropicale de Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège) a participé (1), de 4600 à 6000 espèces d'arbre différentes peupleraient les forêts denses tropicales africaines. Elles se répartissent dans des dizaines de familles aux caractéristiques aussi subtiles que la couleur, l'odeur ou la texture de l'exsudat (liquide suintant du végétal en cas de blessure).

Bien sûr, il existe des ouvrages de référence, Mais ceux-ci datent parfois des années soixante et sont tantôt épuisés, tantôt bien peu pratiques pour d'importantes catégories d'utilisateurs. Ainsi, dûment validés sur le plan scientifique, les bientôt 50 volumes de l'imposante "Flore du Gabon", doivent peser une dizaine de kilos... Un autre type de problème pratique peut également se poser: que peut bien faire le prospecteur d'une entreprise forestière (par exemple), devant le schéma détaillé d'une fleur d'arbre, présentée comme le seul critère distinctif d'une autre espèce très proche, alors qu'il ne dispose, au sol, que de l'écorce et de la feuille pour se faire un avis précis et prendre - ou non - une décision d'abattage? Dans un pays comme le Gabon, où des centaines de milliers d'hectares sont certifiés FSC (Forest Stewardship Council), la moindre erreur peut se payer cher en termes de certification, véritable sésame vers les marchés européens orientés "gestion durable" (2).

C'est donc bien à propos qu'est survenue l'édition, cet été à Gembloux, d'un guide de plus de 300 pages destiné à faciliter l'identification de 225 espèces d'"arbres utiles" du Gabon (3); ouvrage qui, en réalité, sera probablement utilisé bien au-delà de ce seul pays, à commencer par la République démocratique du Congo (RDC), le Congo-Brazzaville, le Cameroun, la Guinée équatoriale et la République de Centrafrique. Les Presses agronomiques de Gembloux ont mis les petits plats dans les grands: au total, 1.000 photographies en couleurs à raison de quatre à sept par essence avec, face à celles-ci, une page entière de caractères distinctifs et d'informations sur l'écologie de l’essence représentée et ses utilisations. Anecdotique mais significatif, sur l'impact de l'ouvrage: dans les heures et les jours qui ont suivi l'annonce de sa sortie (il est également disponible en ligne), des dizaines de selfies et de courriels enthousiastes, émanant du personnel des administrations forestières, d'écoles d'agronomie ou d'ONG des pays cités se sont affichés sur les écrans d'ordinateur des trois auteurs. "Notre banque de données, riche de près de 70 000 clichés, aurait pu nous permettre de présenter davantage que 225 espèces ligneuses tropicales, explique Jean-Louis Doucet, responsable de l'équipe de foresterie tropicale de Gembloux Agro-Bio Tech. Mais nous n'avons pas eu le temps suffisant, car nous voulions publier le livre avant la clôture du projet DACEFI-2, fin 2014, qui a marqué la création des premières forêts communautaires du Gabon".

Des forêts bénéficiaires pour tous

"DACEFI"?  "Forêt communautaire"? Il s'agit, en fait, de développer des alternatives à l'exploitation forestière illégale dans ce pays, connu pour être l'un des plus verts de la zone tropicale africaine (80% de sa superficie est recouverte de forêts!) et l'un des plus riches en faune du continent. Le Gabon est grand comme huit fois la Belgique et ne compte qu'1,5 million d'habitants, essentiellement implantés dans les zones urbaines et le long des axes de communication. Autant dire qu'il se présente comme un véritable paradis terrestre pour la faune et la flore. Même si ce pays tire un grand bénéfice de l'exploitation de ses ressources en pétrole et en minerais, il compte encore d'importantes poches de pauvreté dans les zones rurales, particulièrement au cœur des zones forestières. Tout y manque, ou presque: écoles, eau potable, dispensaires de soins, infrastructures de transport et de conservation des récoltes, etc. Il est donc tentant, pour ces populations excentrées et démunies, de trouver des sources de revenus là où elles le peuvent; par exemple en recourant au braconnage ou en procédant à des abattages forestiers illégaux. Par ailleurs, au Gabon comme ailleurs en Afrique tropicale, les petits exploitants forestiers sont localement nombreux. Ils peuvent donc exercer collectivement une pression non négligeable sur la forêt, particulièrement sur la disponibilité à long terme de la ressource ligneuse.

Pour éviter de tels scénarios, le gouvernement gabonais s'est doté en 2001 d'une législation prévoyant la création des forêts communautaires. Par principe, celles-ci sont gérées d'une façon participative par les communautés locales: elles décident collectivement à quelles priorités sont affectés les fonds dégagés par l'exploitation de la forêt (arbres ou autres produits forestiers: miel, fruits, écorces, etc.). "Forte d'une expérience de plus de dix années au Cameroun, notre équipe a d'abord contribué à l'élaboration d'un cadre législatif adapté aux réalités gabonaises, commente Jean-Louis Doucet. Ensuite, dans deux zones distinctes (Makokou et Ndjolé), nous avons mis en place avec l'ONG Nature + et le WWF des programmes de formation et d'accompagnement techniques aux métiers de la forêt". Des exemples? "Les communautés villageoises ont été formées à la reconnaissance des arbres, aux techniques d'abattage à moindre impact ou encore à la transformation du bois sur place. Grâce à notre accompagnement, elles disposent dorénavant de barèmes de cubage des grumes (NDLR: arbres abattus et dépourvus de leur couronne, destinés à la transformation) leur permettant d’éviter toute déconvenue lors de la vente des bois. L'objectif est de les orienter vers une gestion durable de la forêt, visant tant la rentabilité commerciale (jusqu'à la transformation du bois) que la protection de la ressource, le tout sur la base de connaissances scientifiques solides."

Un partenariat original, "made in Gembloux"

Coauteur de l'ouvrage avec Quentin Meunier et Carl Moumbogou, Jean-Louis Doucet parcourt le Gabon depuis 1993. C'est au cœur de ce pays, dans la "Forêt des abeilles" (entre Lopé et Booué), qu'il a réalisé sa recherche doctorale, consacrée à l'une des essences les plus emblématiques de l'Afrique centrale et parmi les plus exploitées de tout le continent africain (bien qu'elle soit endémique au Gabon): l'Okoumé (Aucoumea klaineana). Très prisée par l'industrie européenne du contreplaqué et de la menuiserie intérieure, cette essence est également destinée à des usages locaux: fabrication de pirogues (bois), confection de torches artisanales (résine) et pharmacopée (écorce). Pas étonnant qu'elle ait servi d'illustration privilégiée au travail du futur Professeur qui, déjà à l'époque, cherchait à baliser les contours de "l'alliance délicate de la gestion forestière et de la biodiversité dans les forêts du centre du Gabon" - intitulé de son travail doctoral.

Sa thèse servira à initier une réflexion, avec les firmes forestières, autour de la sylviculture de l'Okoumé, gage de sa régénération à long terme. Surtout, son travail servira de point de départ à un modèle de partenariat tout à fait original entre deux mondes insuffisamment habitués à se parler: l'entreprise et l'université. "Du fait que  les normes de certification sont de plus en plus exigeantes, les firmes forestières (CEB-Precious Woods, Rougier, CBG, etc..) ont un grand besoin de connaissances scientifiques sérieuses et crédibles. Sans elles, les plans d'aménagement imposés par les codes forestiers africains et les modalités de gestion imposées par les organismes de type FSC ne tiennent pas leurs promesses, ce qui risque de nuire à terme aux forêts et/ou à leurs occupants. Résultats: les entreprises, au pire, perdent leur certification; au mieux, elles doivent entreprendre des actions correctives, dans lesquelles nos conseils sont bienvenus". En échange de cet appui scientifique, l'équipe gembloutoise dispose d'un terrain d'étude privilégié pour ses étudiants, ses doctorants et ses chercheurs: les gigantesques territoires des concessions forestières attribuées aux firmes par l’État concerné.

Fiche guide Gabon

Fiche guide Gabon2Patiemment mis en place ces douze dernières années, ce système win-win ne favorise pas seulement la mise en œuvre d'une sylviculture durable dans ces régions, un peu trop souvent qualifiées - à tort - de "forêts vierges". Il permet, aussi, la tenue de travaux scientifiques dans l'ensemble du bassin du Congo qui, tôt ou tard, sont publiés dans les meilleures revues internationales. Des exemples? "Au Gabon, une de nos doctorantes, Barbara Haurez, étudie les interactions entre l'exploitation forestière et les gorilles. Dans sa thèse qu'elle défendra prochainement, elle montre qu'en l'absence de braconnage, les gorilles dispersent préférentiellement les graines dans les trouées d'abattage où ils aiment établir leurs nids. Les graines présentes dans les fèces y trouvent des conditions de germination et de croissance idéales. Un  autre doctorant, Armel Donkpegan,  travaille sur l'Afzelia encore appelé Doussié (Afzelia bipindensis, Afzelia africana, Afzelia pachyloba, Afzelia bella), un arbre dont la Belgique est un des plus grands importateurs mondiaux. Il tente de mieux comprendre sa diversité génétique et le mode de dispersion des graines. Avec l'aide d'un étudiant, Quentin Evrard, il a découvert que divers rongeurs, et plus spécifiquement le Cricétome de forêt (Cricetomys emini), exercent une grande prédation sur les graines d'Afzelia. Grâce à des pièges photographiques infrarouges, ils ont réussi à mettre en évidence les heures exactes où cette prédation s'exerce d'une façon maximale, de nuit comme de jour. Curieusement, l'Afzelia ne semble pas en pâtir. Peut-être parce que les rongeurs perdent des graines en les transportant vers leurs terriers... Un autre doctorant, Felicien Tosso, se penche, lui, sur le Kézavingo (Guibourtia tessmannii et G. pellegriniana), un arbre très imposant (jusqu'à 60 mètres de hauteur et 2 mètres de diamètre), sacré aux yeux des populations Pygmées et typique des forêts denses humides à variante sempervirente, telles qu'on les trouve au Gabon. L'année dernière, le Ministère des Forêts a dû renforcer la surveillance sur cette espèce, car elle se régénère difficilement et est souvent abattue illégalement par les petits exploitants (http://gabonreview.com/blog/les-contrebandiers-kevazingo-du-gabon/). D'après les premières observations et analyses réalisées par nos collègues chimistes, la régénération difficile du Kézavingo pourrait s'expliquer par la présence, dans l'enveloppe de la graine, d'une molécule volatile aphrodisiaque. Celle-ci agirait comme un facteur attractif pour les rats, qui les consomment et verraient ainsi leur activité sexuelle augmenter. En discutant avec les villageois, notre chercheur a réalisé que l'écorce de l'arbre est elle-même utilisée comme aphrodisiaque "humain". Que ce soit sous les dénominations d'Afzelia ou de Kévazingo, coexistent plusieurs espèces différentes qui sont souvent vendues sous la même appellation commerciale. Pourtant de nombreuses différences les séparent, lesquelles se répercutent jusque dans les gènes. En effet, alors que certains Doussié sont diploïdes, d'autres sont polyploïdes; et c'est la même chose pour les Kévazingo. Certains sont pollinisés par les insectes d'autres s'auto-pollinisent. En collaboration avec une équipe de l'ULB (Evolutionary Biology & Ecology), nous parvenons à reconstituer l'histoire évolutive des taxons et donc, finalement, de la forêt: ce qui est important dans le contexte actuel de changement climatique".

Il arrive même que l'équipe de Jean-Louis Doucet découvre de nouvelles espèces. C'est le cas de l'Iroko, un arbre - certes bien connu - qui produit un bois dont les caractéristiques rappellent le chêne, mais le chercheur Kasso Dainou a montré récemment qu'il n'en existait pas deux mais bien trois espèces, dont l'une se retrouve dans l'est du Gabon. "Il va déjà falloir actualiser notre bouquin..." Des détails, toutes ces découvertes? Certainement pas. Elles peuvent en effet exercer un impact majeur sur les politiques de conservation et de gestion forestières des pays concernés. Par exemple, la reconstitution des flux de gènes au sein d'une population d'arbre permet de définir des intensités maximales d'exploitation à respecter: on évite ainsi des pertes de diversité génétique. Une meilleure connaissance de l'écologie de reproduction des arbres permet également d'affiner les programmes de régénération mis en œuvre par les entreprises forestières certifiées.

Mais les travaux menés par l'équipe de foresterie tropicale au Gabon s'étendent bien au-delà des forêts communautaires et des concessions forestières. Par exemple, sous la supervision du prof. Cédric Vermeulen, le doctorant Steeve Ngama tente de trouver des solutions pour réduire les conflits homme-éléphant et la doctorante Pauline Gillet étudie les points de basculement, c'est-à-dire les seuils critiques au-delà desquels la pression sur la forêt est telle que la dégradation devient irréversible. Les forêts encore relativement préservées du Gabon permettent de fournir une care de référence pour des comparaisons régionales.

De Franceville à Kinshasa: des étudiants plus mobiles

A l'instar de celles qui se déroulent dans l'ensemble du bassin du Congo, les recherches menées au Gabon s'articulent autour d'un principe clef cher à Jean-Louis Doucet: la constitution d'équipes Nord-Sud, dans lesquelles la représentation des chercheurs africains se veut la plus importante possible. "Sur les 14 doctorants de notre équipe, la moitié proviennent d'une université africaine", se félicite le Professeur. Qui ne cache pas son intention, fort des chaires d'enseignement que lui-même et certains collègues occupent déjà à l'ERAIFT (Kinshasa, RDC), de mettre prochainement sur pied, au Gabon, un programme d'enseignement régional spécialisé dans la gestion durable des forêts tropicales. Par "régional", il faut entendre une zone allant de Franceville (Gabon) à Kinshasa (RDC) en passant par Brazzaville (République du Congo) et dans laquelle, à la faveur d'un réseau routier de plus en plus sophistiqué, Jean-Louis Doucet entend multiplier les échanges d'expériences entre les étudiants inscrits à Gembloux et ceux inscrits dans les universités des pays concernés: l'Université des Sciences et Techniques de Masuku (Franceville) et l'École Régionale Post-Universitaire d'Aménagement et de Gestion Intégrés des Forêts et Territoires Tropicaux (Kinshasa). "L'idée consiste à mutualiser les moyens respectifs de chaque établissement, mais aussi à brasser des étudiants tant d'origine géographique différente que de niveaux de formation différents. Le tout, dans un esprit de coopération Nord/Sud. La qualité de la formation des uns et des autres (une dizaine d'étudiants gembloutois et une vingtaine d'étudiants africains) ne peut que sortir gagnante de rencontres plus fréquentes entre les étudiants et les acteurs de terrain: exploitants, scieurs, aménagistes, conservateurs, etc. De quoi renforcer, par ailleurs, les stages et les travaux de fin d'études in situ tels qu'ils existent déjà". L'organisation des formations est en pleine maturation. Il reste à mettre au point les modalités financières de cette formation à trois. Échéance prévue: l'année académique 2016-2017.

(1) Slik, J. F., Arroyo-Rodríguez, V., Aiba, S. I., Alvarez-Loayza, P., Alves, L. F., Ashton, P., & Fletcher, C. (2015). An estimate of the number of tropical tree species. Proceedings of the National Academy of Sciences, 112(24), 7472-7477.
(2) Le Gabon compte actuellement près de 2 millions d'hectares certifiés FSC, répartis entre trois sociétés forestières: Rougier Gabon (877.000 ha), Precious Wood - CEB (618.000 ha) et CBG (569.000 ha). La superficie africaine certifiée FSC se chiffre, elle, à 7,2 millions d'hectares.
(3)"Les arbres utiles du Gabon", Quentin Meunier, Carl Moumbogou, Jean-Louis Doucet, Ed. Les Presses Agronomiques de Gembloux, 340 p., 2015. NB: Le terme "utiles" du titre de l'ouvrage se veut un clin d’œil au tout premier ouvrage rédigé sur la flore du Gabon, en 1961, par André Raponda-Walker. Les essences présentées dans le tout récent ouvrage n'en ont pas moins été sélectionnées en fonction de leur utilité directe pour les populations locales et les firmes forestières.


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