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Le fédéral n’est plus la voie royale

16/09/2015

Pourquoi certains élus s’engagent-ils au fédéral, alors que d’autres ne jurent que par la région ? Les trajectoires des élus sont-elles rectilignes ou en dents de scie ? Quelles sont leurs motivations ? Quel est le poids des partis ? Au fil de l’analyse de près de 2.200 carrières politiques, Jérémy Dodeigne a tracé le profil type des mandataires en Wallonie, en Catalogne et en Ecosse. Dans le sud de la Belgique, l’homo politicus lambda est souvent du genre étoile filante volatile.

elus politiquesPrenons un exemple, au hasard : Elio Di Rupo. Conseiller communal à ses débuts en 1982, puis échevin, député fédéral, député européen, sénateur, ministre à la Communauté française, ministre fédéral, ministre-président de la Région wallonne, bourgmestre, à nouveau ministre-président, député fédéral, député wallon, député fédéral, premier ministre, député fédéral.

Un autre exemple, toujours au hasard : Didier Reynders. Conseiller communal dès 1988, puis député à la Chambre et ministre fédéral, jusqu’à aujourd’hui. Entre celui qui a expérimenté quasiment tous les registres du pouvoir et celui qui reste fidèle à un seul échelon, quelles différences de trajectoires ? Où mènent les carrières de nos élus ? Y a-t-il une voie royale vers le pouvoir, un stade ultime que tous veulent atteindre ?

Dans d’autres pays, le parcours-type serait sans doute tout tracé : commune-région-fédéral, puis parfois Europe pour terminer « en beauté ». En Belgique, ce fut autrefois le cas. Mais désormais, des chemins de traverse ont fait leur apparition. État fédéral oblige. Le plat pays n’est pas le seul où plusieurs routes semblent mener à la gloire politique. Il en va de même pour toutes les contrées où le processus de régionalisation est à l’œuvre. Lorsque les entités fédérées acquièrent de plus en plus d’autonomie et de compétences, le niveau national reste-t-il le nec plus ultra ? Ou est-il devenu de meilleur ton de siéger à la région ?

L’arbre qui cache la forêt

Jérémy Dodeigne, aspirant FNRS à l’UCL et l’ULg, chargé de cours adjoint à l’ULg, a voulu savoir ce qu’il en était. Pas seulement en se penchant sur les cas les plus connus, comme les deux exemples précités. Mais en s’intéressant à l’ensemble des élus, à la partie immergée de l’iceberg, celle qui est habituellement laissée sous eau. « Les études sur le sujet ne tiennent compte en général que des gens qui bougent d’un échelon à l’autre. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt, elles loupent alors entre 80 et 90% de l’ensemble des députés ! L’innovation de mon travail fut de référencer tout le monde ».

Et pas uniquement en Wallonie. Le chercheur a également examiné la Catalogne et l’Écosse, où l’autonomie et les compétences des régions ont aussi gonflé sans discontinuer depuis les années 1960-1970. Soit 2.200 carrières électorales passées au crible (« je ne compte plus mes heures de travail ! »), et 83 interviews réalisées (dans la langue des élus, au cours de deux séjours à l’étranger). Sa thèse, défendue le 30 avril dernier, présentait deux hypothèses de départ. Option numéro 1 : en dépit du nouveau poids des régions, le stade national reste le plus attractif. Option numéro 2 : les régions sont devenues the new places to be. 

La Région wallonne ne joue plus en D2

Résultat des courses : ni l’un, ni l’autre. Du moins en Wallonie. En Catalogne et en Écosse, les conclusions sont plus tranchées. « Là-bas, la région est clairement la division 1 », détaille Jérémy Dodeigne. Tandis que la Région wallonne ne joue pas encore en D1, mais plus tout à fait en D2 non plus. « C’est donc une troisième hypothèse qui l’a emporté. Avec la multiplication des niveaux de pouvoir, il n’existe plus un seul centre politique, mais au moins deux ».

Voilà pour le constat. Quant aux explications, elles sont multiples. Le facteur identitaire reste important. Quelle est la force du nationalisme sur le territoire concerné ? On le sait, même si le sud du pays comporte quelques régionalistes convaincus, l’attachement au fédéral reste fort. Ce qui semble moins le cas en Catalogne ou en Écosse, où le niveau national n’est pas franchement prisé par les élus du cru, qui le considèrent comme trop espagnol/anglais. Par ailleurs, tout dépendra de la manière dont le centre intégrera la périphérie. En d’autres termes, « l’échelon national sera important lorsque les élus s’y sentent influents, y compris sur ce qui se passe dans les régions ».

En Wallonie, comme en Catalogne, les élus partagent une caractéristique : leurs préoccupations se révèlent très locales. Ils siègent à la région moins pour défendre les intérêts de celle-ci que pour s’en servir comme levier d’influence au bénéfice de leur entité. Priorité à leur pré carré communal plutôt qu’au Parlement. Ce qui s’explique d’abord par le type de compétences aux mains de la région. Aménagement du territoire, enseignement, transport, logement, sport… Autant de thématiques qui influencent quotidiennement la vie des communes. Bien plus que la justice, les pensions, les affaires étrangères ou le commerce extérieur, pour leur part matières fédérales. Puis le cumul des mandats, qui était possible pour les bourgmestres jusqu’en 2014, en rajoute également une couche. Comment empêcher un mayeur de tirer la couverture à sa ville ?

Champions locaux

La mécanique électorale n’y est pas étrangère. Sur les listes, les champions locaux – gros générateurs de voix de préférence – sont placés avantageusement, bien positionnés pour se faire élire. Une fois qu’ils siègent, ils vont tenter d’encore accroître leur assise locale en « ramenant » des bonnes nouvelles dans leurs communes. Un cercle vicieux ou vertueux, c’est selon.

Néanmoins, depuis 2014, les bourgmestres (en tout cas certains d’entre eux) doivent trancher entre l’un ou l’autre de leurs mandats. Même si, dans les faits, beaucoup trouvent des astuces pour garder les commandes à tous les étages… Soit. « Ce décret anti-cumul peut être une opportunité, considère Jérémy Dodeigne. On peut imaginer que leur récompense électorale sera désormais régionale, même si le poids de la tradition pourrait peser. Aussi, beaucoup d’anciens députés fédéraux ont atterri à la région depuis les dernières élections. Or ils ont une pratique différente ». Pas question, en effet, de mettre les préoccupations de Mont-de-l’Enclus ou de Fexhe-le-Haut-Clocher sur la table de la Chambre. « Vu le contexte communautaire, le député est plus présent pour défendre son ministre, il est surtout mis à contribution comme bouclier de son groupe ou comme fer de lance d’une attaque. Alors qu’au régional, le député est plus souvent seul ».

L’élu a la bougeotte

European councilCe décret anti-cumul de 2014 a entraîné en Wallonie pas mal de mouvements aux différents étages du pouvoir. Encore un peu plus que d’habitude. C’est qu’en règle générale, l’élu du sud du pays a la bougeotte. Ceci explique sans doute cela : en vingt ans, pas moins de huit élections se sont tenues. Autant d’opportunités d’obtenir de nouveaux mandats. On en revient à la logique à l’œuvre dans la composition des listes, qui misent tout sur des champions locaux (être bourgmestre ou échevin facilite la mobilité, en offrant une position de repli). Ceux-ci enchaînent dès lors les périodes électorales et ne se stabilisent pas longtemps à un poste.

Car ne vous y trompez pas : si certains ténors donnent l’apparence d’une longévité à toute épreuve, beaucoup de carrières politiques sont courtes. Très courtes. La moitié des élus ne dépasse pas les deux mandats enchaînés. La moyenne est même de moins d’un mandat. Ce sont surtout les grandes figures qui perdurent et qui ne cessent de faire des aller-retour entre les échelons. Ce constat vaut également pour la Catalogne. Par contre, en Écosse, le turnover est plus faible. Le système électoral change la donne. Celui qui sera élu sera celui qui aura le plus de voix. Ici, les candidats sont davantage mis en avant que la liste. Surtout, les suppléants n’existent pas. Celui qui voudrait se retirer avant l’échéance ne sera remplacé qu’après des élections anticipées dans la circonscription. Le risque de perdre un siège au profit d’une autre formation est donc réel.

Le parti décide

De toute façon, les élus n’ont pas toujours le choix. Certes, les raisons personnelles peuvent jouer un rôle. Jérémy Dodeigne cite par exemple de jeunes mandataires belges qui avaient siégé au parlement fédéral en 2007-2008 puis qui avaient préféré revenir à la région aux élections de 2009, refroidis par la crise qui s’était éternisée ces années-là. Certains (surtout certaines en Ecosse et en Catalogne) privilégient le régional pour favoriser leur vie familiale, en travaillant plus près que s’ils devaient rejoindre chaque jour la capitale.

Mais l’homo politicus doit souvent s’en remettre aux directives de son parti. Qui va placer ses pions en fonction de plusieurs paramètres. Équilibre géographique, diversité culturelle, parité hommes-femmes, mouvances internes qui doivent toutes être satisfaites (comme à l’époque où le clan « Renaissance » menait la fronde au MR, ou lorsque le PSC s’est mué en CDH)… « En Belgique comme ailleurs, les politiques ne vont pas où ils veulent, résume le chercheur. Chez nous, en 2014, le pourcentage de candidats fédéraux qui auraient voulu être autre part est plus élevé. Cela dit, même quand les personnes ne sont pas là où elles l’auraient voulu, elles reconnaissent que l’échelon où elles se trouvent est important, qu’il compte ».

Mais ceux qui préfèreraient être ailleurs se révèlent-ils pour autant efficaces et impliqués ? Se battent-ils comme ils l’auraient fait s’ils avaient obtenu le poste initialement convoité ? Cela reste à déterminer… « Jusqu’ici j’ai essayé d’expliquer les carrières, mais dans des travaux ultérieurs j’aimerais justement vérifier si la carrière peut expliquer certaines choses, comme la défense de projets particuliers, la motivation, etc. » Le politologue voudrait pareillement s’intéresser à l’avenir aux territoires moins exposés aux dimensions identitaires, ainsi qu’à ceux où le fédéralisme ne date pas d’hier, comme le Canada, l’Australie, les États-Unis… Les trajectoires des élus ont encore beaucoup à révéler.


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