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Des réacteurs jetables

18/06/2015

Mettre ses outils et son expertise au service du monde industriel, c’est l’une des fonctions du Laboratoire de Génie Chimique de l’Université de Liège. Il a récemment publié les résultats d’une étude d’hydrodynamique à l’intérieur de réacteurs à usage unique destinés au développement de cultures de cellules animales dans le secteur pharmaceutique. Evitant aux entreprises de rigoureux processus de nettoyage et de stérilisation des cuves classiques, ces réacteurs jetables en plastique sont progressivement accueillis comme des alternatives économiques sérieuses. Encore faut-il pouvoir expertiser leurs performances, particulièrement quand leurs fabricants s’autorisent l’élaboration de formes géométriques peu orthodoxes. Une belle étude, à cheval entre la recherche fondamentale et les impératifs économiques du monde industriel.

Pour développer des cultures cellulaires, l’industrie pharmaceutique utilise des réacteurs en inox, dont l’entretien et le nettoyage sont particulièrement fastidieux et coûteux. De plus en plus de fabricants proposent une alternative qui peut paraître saugrenue, des réacteurs en plastique à usage unique. Le milieu universitaire est souvent sollicité pour quantifier leurs performances et vérifier qu’ils n’ont rien à envier aux réacteurs classiques.

C’est le cas des chercheurs du laboratoire de Génie Chimique de l’Université de Liège. Récemment, le géant pharmaceutique GlaxoSmithKline (GSK) a fait appel à leurs services pour caractériser  l’écoulement du liquide à l’intérieur du Nucleo, l’un de ces bioréacteurs, proposé par la firme ATMI LifeSciences

GSK avait toutes les raisons de conserver une certaine réserve. Non seulement ces réacteurs sont jetables, mais en plus, ils sont parallélépipédiques. Or il est  tenu pour acquis  dans le secteur que la forme géométrique optimale pour un mélange homogène, nécessaire au bon développement des cellules, est le cylindre. La commande adressée aux chercheurs, emmenés par Marie-Laure Collignon et Sébastien Calvo, sous la direction de Dominique Toye, était donc de vérifier l’hydrodynamique à l’intérieur du réacteur. Une analyse qui devait permettre de voir si, à déploiement énergétique similaire, le mélange des fluides était aussi efficace que dans des réacteurs classiques. Les résultats ont été publiés en janvier 2015 dans le Biochemical Engineering Journal(1). Eloquents, ils illustrent par la même occasion une méthodologie et un développement d’outils utiles pour des applications plus larges, tant en recherche fondamentale qu’en science appliquée.

Des réacteurs pour cultiver des cellules

L’histoire se passe donc dans l’industrie pharmaceutique. Plus précisément, lors d’une étape précise de la chaîne de fabrication de vaccins. « Traditionnellement, des réacteurs en inox sont utilisés pour cultiver des cellules animales, développe Dominique Toye, chargée de cours au Laboratoire de Génie Chimique de l’Université de Liège. Evidemment, ce ne sont pas des réacteurs d’avion. On pourrait plutôt les assimiler à des cuves, à des grandes casseroles pouvant aller d’une capacité de 50 litres à plusieurs mètres cubes. Et si on les appelle des « réacteurs », c’est simplement parce que ce sont des récipients dans lesquels on met en œuvre des « réactions » à l’échelle industrielle. Ces réactions peuvent être chimiques, biochimiques ou biologiques. »

bioreacteur NucleoLes cellules cultivées pourront ensuite être infectées par un virus pour leur permettre de créer des anticorps utilisés ensuite dans le développement des vaccins. Mais pour se reproduire, elles ont besoin de nourriture (glucose, sels minéraux…) et d’oxygène, approvisionnés dans le mélange liquide qui remplit le réacteur. « Il y a deux impératifs pour une culture optimale. Premièrement, ces réacteurs doivent rester stériles. Autrement, d’autres microorganismes plus costauds pourraient se développer plus rapidement dans les mêmes conditions, au détriment des cellules désirées. Ensuite, le système doit être le plus homogène possible. Le fluide doit donc être mélangé à l’aide d’un mobile d’agitation placé au milieu du réacteur. Ce mobile, qui tourne à la manière d’une hélice, doit être assez rapide pour que le liquide ait une vitesse suffisante pour un mélange dans toutes les zones de la cuve. Mais sa vitesse de rotation doit également être limitée pour au moins deux raisons. Une trop grande agitation pourrait abîmer les cellules, et l’autre raison est économique. Plus le moteur tourne vite, plus la consommation énergétique est élevée. Il y a donc optimum à trouver. » Les cuves cylindriques à fond bombé habituellement utilisées permettent de concilier une bonne qualité de mélange et d’être facilement nettoyables car elles ne présentent aucun angle susceptible de favoriser l’encrassement.

Les réacteurs « kleenex », une alternative économique à l’inox

La fin des années 1990 a vu émerger comme alternative les réacteurs « kleenex », pour reprendre l’expression de Dominique Toye. « L’avantage de ces réacteurs était principalement économique. L’absolue nécessité d’un milieu stérile est une véritable contrainte. Les processus de nettoyage des cuves entre deux cultures sont coûteux en produits, en eaux, en énergie, en temps, un lourd dispositif de vérification doit être mis en place pour s’assurer de l’absence de déchets ou de défauts de stérilité jusque dans les moindres recoins… Un réacteur qu’on jette après un seul usage évite ce genre de complications. » Le procédé est relativement simple. Il s’agit de poches en plastique souple, stérilisées par irradiation, qui sont placées dans des supports  en inox et ne sont utilisées qu’une seule fois pour mener la culture. Elles sont pourvues des mêmes périphériques que ceux des réacteurs classiques, de connexions  pour les sondes de mesure du taux d’oxygène, du pH, d’entrées pour injecter tout ce qui est nécessaire à la régulation du milieu, au prélèvement, et enfin, d’un agitateur. Ces réacteurs, légers et amovibles, peuvent ensuite servir à déplacer la culture, sans devoir transvaser le contenu dans un récipient supplémentaire.

L’apparition de ces réacteurs « kleenex » n’a pas été un succès immédiat. Les protocoles en place dans la chaîne de fabrication de médicaments sont intransigeants, pour des raisons évidentes. « Transposer un équipement prévu au départ pour la fabrication d’un médicament particulier par un autre type d’équipement n’est pas aisé, explique la chercheuse. Il faut pouvoir démontrer que les conditions de chacune des étapes de la fabrication sont équivalentes. En plus, toute nouveauté suscite de la méfiance. Le milieu de l’industrie est peu enclin à modifier des procédures qui fonctionnent, surtout quand ça implique de remplacer un certain nombre d’équipements. » Mais aujourd’hui, les réacteurs à usage unique semblent avoir fait leurs preuves, et de plus en plus de sociétés se tournent vers eux.

Un réacteur rectangulaire plutôt que cylindrique

La principale réserve de GSK vis-à-vis du bioréacteur était relative à sa forme. Ce réacteur a en effet deux caractéristiques pour le moins originales. Il est parallélépipédique, et la pale d’agitation, qui ressemble davantage à une pagaie ou à une queue de castor, plutôt que de tourner autour d’un axe vertical, effectue un mouvement elliptique. Il fallait donc vérifier que pour un même déploiement énergétique, le réacteur assurait un mélange aussi homogène que les réacteurs cylindriques, qu’ils soient en inox ou à usage unique. En d’autres termes, l’objectif était de vérifier que le fluide ne stagnait dans aucune zone du réacteur, et que la quantité d’énergie déployée pour l’agiter était au mieux égale à celle nécessaire pour les réacteurs classiques. « Bien sûr, pondère Dominique Toye, la société avait déjà réalisé des essais de cultures, et affichait des performances intéressantes. En plus d’éluder l’inconvénient du nettoyage des cuves classiques, le Nucleo semblait, à performance égale, consommer moins d’électricité. Mais elle n’avait a priori pas les moyens expérimentaux pour objectivement démontrer que les vitesses d’écoulement du fluide et la qualité du mélange étaient optimales. » Pour une telle caractérisation de l’hydrodynamique, il fallait aller voir à l’intérieur.

Des lasers au service d’une étude de vélocimétrie

Pour caractériser l’homogénéité du liquide, les chercheurs ont utilisé une technique de vélocimétrie. La vélocimétrie est la mesure de la vitesse d’un liquide. « La vitesse, explique Dominique Toye, c’est un déplacement divisé par un temps. Pour calculer la vitesse du liquide dans ce réacteur, nous l’avons rempli d’eau et de fines particules fluorescentes, qui allaient suivre l’écoulement. Nous avions besoin d’un liquide transparent, et l’eau présente les mêmes propriétés d’écoulement (densité, viscosité, …) que les milieux de culture de cellules. Donc il n’y avait pas de risques de biais. Nous avons placé deux caméras en direction de la cuve, pour avoir une vision stéréoscopique, qui nous permettait de caractériser nos observations dans les trois axes de l’espace. Ensuite, nous avons éclairé à l’aide d’un laser un plan de l’intérieur de la cuve à des intervalles de temps bien précis. A chaque pulse du laser, les particules fluorescentes émettaient un rayonnement qui nous permettait de les localiser, et donc de tracer leur déplacement. Nous connaissions alors la différence de temps et la distance parcourue par les particules. Nous pouvions calculer leur vitesse de déplacement, et donc celle du liquide. En répétant l’expérience sur différents plans, nous pouvions contrôler la variation de la vitesse en fonction des zones de la cuve, et voir si le liquide voyageait bien partout. »

ecoulement liquide bioracteur

Un bilan satisfaisant

Après avoir caractérisé la structure de l’écoulement du liquide et la distribution spatiale des vitesses, l’analyse quantitative des données et leur comparaison avec l’hydrodynamique des cuves cylindriques, les chercheurs ont pu démontrer que la vitesse du fluide était suffisamment élevée en tous points de la cuve pour qu’il n’y ait pas de zones mortes. Les conditions étaient propices à un développement optimal des cellules. « Malgré sa forme inhabituelle, les vitesses qu’on rencontrait étaient comparables à celles obtenues dans un réacteur traditionnel. Cette forme rectangulaire devient dès lors un bel avantage plutôt qu’une limite. Quand il s’agit d’inox, mouler une cuve cylindrique dotée d’un fond bombé n’est pas difficile. Par contre, pour des réacteurs en plastique, c’est moins évident car ça implique qu’il faut souder les membranes d’une certaine manière. Une forme rectangulaire est beaucoup plus facile à fabriquer, et donc moins coûteuse. Mais, de notre côté, nous nous sommes contentés de montrer que ce système n’était pas iconoclaste, et qu’à des géométries très différentes pouvaient correspondre des performances d’écoulement et de mélange similaires. »

 

reacteur dispositif fluorescence

Entre deux mondes

L’étude peut sembler fort particulière, et s’adresser à un public cible très précis. Mais elle a été menée sans aucun dictat des sociétés qui lui étaient liées. Et, c’était l’une des conditions initiales, les résultats ont pu être publiés en toute liberté. Car au-delà du bilan positif de ce réacteur rectangulaire, l’étude illustre toute la démarche d’un laboratoire de génie chimique, qui développe des outils fondamentaux à la pointe de la science, et ancrés dans un domaine motivé par des enjeux économiques. Dominique Toye et son équipe tracent un chemin hybride entre la recherche et le secteur industriel. Et si le laboratoire continue de développer des outils de caractérisation en hydrodynamique des réacteurs, les prestations de service similaires à cette étude y sont plus qu’habituelles. « Non seulement elles nous permettent, d’un point de vue alimentaire, de financer nos recherches, et donc d’engager des chercheurs, ponctue la chercheuse, mais en plus, elles nous dictent des exigences très concrètes. Elles nous imposent de développer des outils avancés et expérimentaux, mais qui peuvent servir à des fins technologiques et pratiques, pour rester en lien avec des questions liées à l’industrie. C’est inutile de développer des méthodes et des outils qui ne servent à personne. Dans cette optique qui nous guide au sein de notre laboratoire, l’objectif global est de pouvoir comprendre et caractériser ce qui se passe dans des réacteurs à une échelle industrielle, pour que les microenvironnements dans lesquels se développent les cellules leur soient favorables. »

(1) Marie-Laure Collignon, Laurent Droissart, Angélique Delafosse, Sebastien Calvo, Steven Vanhamel, Roman Rodriguez, Tom Claes, Fabien Moncaubeig, Ludovic Peeters, Michel Crine, Dominique Toye, Hydrodynamics in a disposable rectangular parallelepiped stirred bioreactor with elliptic pendulum motion paddle, Biochemical Engineering Journal, Volume 93, 15 January 2015, Pages 212–221


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