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Des voix dans la tête

12/06/2015

Une fraction non négligeable de la population est en proie à des hallucinations auditives. Parmi les individus concernés, nombreux sont ceux qui entendent des voix. À l'Université de Liège, le professeur Frank Larøi s'intéresse de près à cette problématique. Membre de l'International Consortium on Hallucinations Research and Related Symptoms créé en 2011, il a contribué ces derniers mois à quatre articles(1)(2)(3)(4) de synthèse sur la question des hallucinations. Parallèlement, il suit de près l'évolution d'un groupe de parole pour entendeurs de voix fondé conjointement par l'ULg et l'asbl Psy'Cause.

Voix teteQuand le footballeur Zinédine Zidane annonça en 2005 avoir décidé de revenir en équipe de France un an après l'avoir quittée, il fit l'objet de sarcasmes. Parce qu'on le jugeait incapable de tenir à nouveau son rang sur les terrains à l'âge de 33 ans ? Non, parce qu'il avait confié au magazine France Football s'être réveillé une nuit à 3 heures du matin et avoir entendu un inconnu, une voix, lui dicter la décision à prendre.

Socrate aussi entendait des voix. Et Freud rapporte dans son journal que, jeune homme en voyage dans une ville étrangère, il avait parfois erronément le sentiment qu'on prononçait son prénom. Beethoven, Sartre ou Churchill, pour ne citer qu'eux, auraient été également des entendeurs de voix. En 2011, les auteurs d'une revue de la question rapportaient que, selon les sources, le pourcentage d'entendeurs de voix dans la population se situait entre 3 et 55%. « La disparité de ces chiffres s'explique par la grande variabilité des critères retenus dans les différentes études, fait remarquer Frank Larøi, chef de travaux et chargé de cours au sein de l'unité de psychologie clinique comportementale et cognitive de l'ULg. Si la question posée aux sujets est : "Au cours de votre vie, avez-vous déjà eu le sentiment d'entendre la voix d'une personne qui n'était pas physiquement présente ?", le taux de prévalence sera énorme. En revanche, si vous vous référez à la semaine écoulée, seulement 2% environ de la population générale relatera une expérience de ce type. D'après l'ensemble des données disponibles, il semble fondé de considérer que 5 à 15% des individus entendent régulièrement des voix. »

Fantôme ou agent du FBI ?

Qu'ils aient un passé psychiatrique ou non, les entendeurs de voix se caractérisent par la grande fréquence de leurs hallucinations. Ils se distinguent en cela des personnes qui auraient vécu des expériences hallucinatoires de façon ponctuelle. Mais comme tendent à le montrer les travaux de la psychiatre Iris Sommer, de l'Université d'Utrecht, les hallucinations des sujets non cliniques se distinguent de celles des patients psychotiques par leur contenu, généralement bienveillant ou neutre, et le caractère plus spirituel que concret des voix prétendument entendues (le fantôme d'une grand-mère, par exemple, et non une voisine, un agent du FBI ou le diable).

« Cette nature plus abstraite de l'hallucination facilite son contrôle et évite la dérive vers un état délirant, explique Frank Larøi. Un élément clé différenciant les entendeurs de voix souffrant d'une pathologie psychiatrique et ceux qui en sont épargnés est que le vécu émotionnel des premiers face aux expériences hallucinatoires est beaucoup plus négatif et que leurs capacités à contrôler leurs hallucinations sont très inférieures. Cela suggérerait que ce sont les ressources émotionnelles et cognitives des individus qui déterminent le statut clinique ou non clinique de leurs hallucinations. »

Selon les travaux d'Iris Sommer, il apparaît en outre que les entendeurs de voix non cliniques ont généralement connu leurs premières hallucinations auditivo-verbales au début de l'adolescence, tandis que les patients psychiatriques en ont fait initialement l'expérience plus tard, vers 18 ou 19 ans, précisément à l'âge où est souvent posé le diagnostic de psychose. Bien que la preuve formelle n'en ait pas encore été apportée, il semble cependant que, bien qu'ils soient vierges de passé psychiatrique, la plupart des entendeurs de voix non cliniques ont été confrontés à une ou plusieurs expériences traumatisantes dans leur enfance.

Et dans le cerveau ?...

Fait remarquable, les études d'imagerie par résonance magnétique cérébrale fonctionnelle (IRMf) ont dévoilé que lors d'une hallucination, la région associée au canal sensoriel impliqué (visuel, auditif, olfactif, etc.) est activée dans le cortex, alors que, par définition, il n'y a aucune perception. De même, les aires de Broca et de Wernicke, essentielles au langage, sont mises à contribution dans les hallucinations auditivo-verbales. « Toutefois, il convient de nuancer le propos, car ces patterns d'activation (aires auditives « allumées » durant une hallucination auditive, etc.) ne se retrouvent pas chez tous les patients », dit Frank Larøi. De plus, ce genre de données n'expliquent pas plusieurs aspects cardinaux de l'expérience, comme par exemple le contenu négatif des hallucinations auditivo-verbales chez les patients psychotiques.

D'autres régions cérébrales sont concernées par les expériences hallucinatoires, mais leur cartographie reste floue et incertaine. On y recense notamment des régions frontales qui pourraient être impliquées, entre autres, dans le « contrôle de la réalité ». De surcroît, l'activation d'un petit réseau de l'hippocampe a été mise en évidence dans des hallucinations auditivo-verbales. Aussi, pour Flavie Waters, de la University of Western Australia, les hallucinations feraient-elles partiellement appel à un mécanisme mnésique inapproprié. « À ses yeux, elles pourraient être en lien avec des souvenirs qui remonteraient à l'esprit en raison de déficits d'inhibition et, conjointement, de déficits de la mémoire contextuelle, laquelle est centrée sur les éléments du contexte (lieu, organisation temporelle...) de l'acquisition d'une information », explique encore Frank Larøi.

Groupes de parole

Classiquement, la psychiatrie considère qu'entendre des voix est une manifestation psychotique. Sa réponse ? Délivrer des , lesquels peuvent notamment aider les patients schizophrènes à contrôler les symptômes dits positifs de leur maladie, telles les hallucinations et les idées délirantes. « Toutefois, on estime que, malgré ces médicaments, 30 à 60% des patients éprouvent des difficultés à gérer leurs symptômes », précise Frank Larøi. Par ailleurs, les antipsychotiques ne sont pas orientés spécifiquement contre les hallucinations auditivo-verbales. Ils sont donc peu appropriés pour répondre aux difficultés des entendeurs de voix non cliniques dont la caractéristique est de ne se plaindre d'aucune autre manifestation que d'être envahis par des discours intrusifs, ces derniers fussent-ils généralement à connotation positive en l'absence d'une psychose.

Dans certains cas, les voix ne représentent pas un problème et sont même recherchées. Y compris par une fraction des patients psychotiques, ainsi que l'a révélé une étude réalisée en 1993 par Laura Miller, de l'Université de l'Illinois. Non seulement 52% des patients interrogés estimaient que leurs hallucinations avaient une fonction adaptative, mais, plus étonnant, 20% d'entre eux n'auraient pas souhaité qu'un médicament, s'il l'avait pu, les mît à l'abri de toute hallucination. Aussi Jonathan Burnay, psychologue clinicien et doctorant à l'ULg sous la direction de Frank Larøi, déclare-t-il que ce qui est pathologique est bien davantage le fait de ne pas savoir comment gérer les voix, c'est-à-dire comment les empêcher d'être intrusives et comment ne pas répondre à leurs exigences, que celui de les entendre et même de croire, comme la majorité des personnes concernées, qu'elles sont réelles, qu'elles émanent de Dieu, d'un ange ou d'une personne décédée, par exemple.

C'est pourquoi, sur la base de travaux qu'il avait entrepris à la fin des années 1970, le psychiatre néerlandais Marius Romme en vint à sortir les voix du carcan de la maladie mentale et à les  assimiler à une expérience dont on peut s'accommoder. Certes, il leur arrive de « s'emparer » de patients psychotiques, de les insulter, de les menacer de mort, de les pousser à accomplir des actes extrêmes, mais, appréhendées dans une perspective entendre voixnon médicale, néanmoins souvent de façon complémentaire à la prise de neuroleptiques, voire à une psychothérapie, elles semblent plus sujettes à une mise sous contrôle. Dans cette perspective sont nés aux Pays-Bas, il y a une vingtaine d'années, de petits groupes de parole où se côtoient entendeurs de voix cliniques et non cliniques. L'initiative a essaimé ensuite vers de nombreux pays, dont assez récemment la France et la Belgique francophone où, au cours des 20 derniers mois, 2 groupes ont été créés à Bruxelles, puis un à Namur et un à Liège. Ces 4 entités font partie de l'association REV-Belgium - Réseau belge des entendeurs de voix -, calquée sur son homologue REV-France.

Joan of Arc voicesL'Université de Liège apporte sa contribution à cette initiative, le groupe de parole liégeois ayant été fondé sous l'égide de l'asbl Psy'Cause et de la Clinique psychologique et logopédique de l'ULg.

« Au sein des groupes de parole, jamais on ne discute de l'origine des voix, car ce débat serait stérile », indique Jonathan Burnay, qui est l'un des « facilitateurs » du groupe de Liège. Il ajoute : « Peu importe que le sujet attribue les voix qu'il entend à Dieu, à des elfes, au diable ou encore à des défunts ! Le but final est de lui permettre de les gérer pour qu'elles le laissent tranquille quand il les juge indésirables. Par exemple, lorsqu'il se concentre sur un travail ou est en famille. »

Ni marginalisation ni discrimination

Dans les groupes, la dimension pathologique éventuelle est gommée et, un peu comme lors des séances des alcooliques anonymes, chacun échange avec les autres, fait part de ses expériences, explique son désarroi ou ses avancées et les stratégies qu'il a mises en œuvre pour reprendre le contrôle sur « ses » voix. Comme le souligne Élodie Azarian, facilitatrice d'un des 2 groupes bruxellois, il ne s'agit pas de groupes thérapeutiques, mais de groupes d'entraide. On n'y parle d'ailleurs pas d'hallucinations auditives, mais d'entente de voix. « Débarrassés de leur étiquette de malade, les membres des groupes ont une meilleure estime d'eux-mêmes, retrouvent de la dignité et de l'espoir », assure-t-elle.

En Belgique, le fonctionnement des groupes est horizontal, le facilitateur n'étant là que pour assurer la bonne tenue des réunions. L'exemple de ceux qui ont réussi à contrôler leurs voix ouvre le champ des possibles aux autres participants, qui y puisent motivation et réconfort, ainsi qu'un regain d'estime de soi. Dans les groupes, élément essentiel, les entendeurs de voix échappent à toute marginalisation ou discrimination. « Dans la société, le poids des stéréotypes et préjugés qui pèsent sur eux est énorme, dit Jonathan Burnay. Ainsi, au sein de certaines familles, on refuse de leur confier la garde d'enfants. »

Selon Frank Larøi, certains entendeurs de voix n'ont jamais fait part de leur problème avant d'adhérer à un groupe de parole. Ils veulent se protéger. « Il faut vraiment créer un climat de confiance, car certains patients psychiatriques ont même peur que leur présence dans un groupe de parole, si elle est révélée, n'aboutisse à une augmentation de la dose des antipsychotiques qui leur sont prescrits en psychiatrie », commente le psychologue.

L'attitude des psychiatres par rapport aux groupes de parole pour entendeurs de voix va de l'intérêt affirmé à l'hostilité en passant par le scepticisme. Pour l'heure, il est vrai, aucune étude scientifique consistante n'a pu être menée pour prouver l'efficacité de la méthode(5). C'est pourquoi le groupe de parole liégeois doit se concevoir en partie comme une expérience-pilote.

Bouton CPLU entendeur de voix

(1) Flavie Waters, Daniel Collerton, Dominique H. ffytche, Renaud Jardri, Delphine Pins, Robert Dudley, Jan Dirk Blom, Urs Peter Mosimann, Frank Eperjesi, Stephen Ford and Frank Larøi, Visual hallucinations in the psychosis spectrum and comparative information from neurodegenerative disorders and eye disease, Schizophrenia Bulletin, 40 suppl. no 4, S233-245, 2014.
(2) Frank Larøi, Tanya Marie Luhrmann, Vaughen Bell, William A. Christian Jr, Smita Deshpande, Charles Fernyhough, Janis Jenkins and Agela Woods, Culture and Hallucinations: Overview and Future Directions, Schizophrenia Bulletin, 40 suppl. n° 4, S213-S220, 2014.
(3) Louise C. Johns, Kristiina Kompus, Melissa Connell, Clara Humpston, Tania M. Lincoln, Eleanor Longden, Antonio Preti, Ben Alderson-Day, Johanna C. Badcock, Matteo Cella, Charles Fernyhough, Simon McCarthy-Jones, Emmanuelle Peters, Andrea Raballo, James Scott, Sara Siddi, Iris E. Sommer and Frank Larøi, Auditory Verbal Hallucinations in Persons With and Without a Need for Care, Schizophrenia Bulletin, vol. 40 suppl., n° 4, S255-S264, 2014.
(4) Angela Woods, Nev Jones, Marco Bernini, Felicity Callard, Ben Alderson-Day, Johanna C. Badcock, Vaughan Bell, Chris C. H. Cook, Thomas Csordas, Clara Humpston, Joel Krueger, Frank Larøi, Simon McCarthy-Jones, Peter Moseley, Hilary Powell, Andrea Raballo, David Smailes and Charles Fernyhough, Interdisciplinary Approaches to the Phenomenology of Auditory Verbal Hallucinations, Schizophrenia Bulletin, 40 suppl. n° 4, S246-S254, 2014.

(5) Anna Ruddle, Olivier Masson, Til Wykes, A review of hearing voices groups: Evidence and mechanisms of change, Clinical Psychology Review 31 (2011) 757-766.


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