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La langue comme existence, non comme essence
4/16/15

L'heure est volontiers au défaitisme, alimenté par un catalogue grandissant de terreurs intimes, voire d'une fascination morbide d'une apocalypse toute proche. Nos idiomes eux-mêmes seraient atteints par ce mal sournois, exerçant sa funeste vermoulure dans nos sociétés. Le livre La Langue dans la cité. Vivre et penser l'équité culturelle échappe avec bonheur à ce diagnostic débilitant. Non, la langue française n'est pas en déclin : si l'on est décidé à s'atteler aux besoins de ses locuteurs – et donc à promouvoir une politique linguistique soucieuse de droits démocratiques –, tous les espoirs de vitalité langagière restent permis, en particulier face à l'hégémonie de l'anglais. Jean-Marie Klinkenberg nous propose ici une feuille de route fructueuse, d'autant plus convaincante qu'il habite vraiment son propos.

COVER Langue dans la cite« Albert Delmotte avait vraiment envie de ce home cinéma, avec ses enceintes arrière sans fil et son impressionnant caisson de basses. Il a finalement craqué. Mais il n'a pas bien compris les clauses en petits caractères qui figuraient sur son contrat de vente à tempérament. Et le voilà gravement endetté. » C'est par le court récit de cette mésaventure, suivie par deux autres de même nature, que débute le livre (1) de Jean-Marie Klinkenberg, professeur émérite à l’Université de Liège. Toutes trois ont un point commun : la langue.

Modes d'emploi abscons, fiches techniques abstruses, textes administratifs obscurs, terminologies amphigouriques : qui n'a pas déjà été confronté, dans sa vie courante, à ce genre de « littérature » propice à plonger le moindre quidam – en dépit de sa bonne volonté – dans la plus cruelle des infortunes ? Sans parler des notices de médicaments, dont les contre-indications et les mini-polices risquent de vous guérir à jamais de l'envie de prendre une quelconque potion. La langue, encore une fois, se situe à l'épicentre de ces ratés de la communication.

Mais il y a pire. Parfois, les mots choisis peuvent devenir outils d'exclusion et de domination. Le cas de l'expression « intérêts notionnels » est symptomatique à cet égard, souligne notre spécialiste du langage. Voilà un ovni lexical qui avait, il y a peu, envahi le champ médiatique, dont l'impact fut à coup sûr d'envoyer dans les cordes de l'incompréhension quiconque n'étant pas au fait du vocabulaire fiscal. « Intérêts fictifs » eût déjà été un brin moins intimidant puisqu'il s'agissait d'évoquer le droit obtenu par les sociétés de déduire une partie des sommes qu'elles avaient investies. Même topo pour la locution « modération salariale », employée depuis les années 80 par les économistes orthodoxes dans leur souci de maintenir la compétitivité internationale des entreprises. Dès lors qu'on ne peut modérer que ce qui est excessif, ne serait-on pas là en présence d'une locution destinée à dorer la pilule, autrement dit à faire accepter une diminution des rémunérations ? Tel est l'avis de Jean-Marie Klinkenberg, qui y voit une moralisation d'un choix économique. Ajoutant, avec pertinence, qu' « en adoptant le langage du pouvoir, celui qui le conteste part avec un sérieux handicap ».

Les mots, marqueurs sociaux

Ce type d'exemples, glanés au fil des pages du livre, apporte assurément de l'eau au moulin du contenu du premier chapitre –  intitulé « La langue, cet obscur objet politique » – qui passe en revue non seulement les enjeux économiques mais aussi constructivistes, sociaux, éducationnels et sécuritaires de la langue. De sa lecture, on sort convaincu qu'elle est décidément « une affaire politique ». D'où le devoir pour les pouvoirs publics, qui le font déjà dans les domaines de la santé et de l'environnement en particulier, d'intervenir en cette matière. « Parce que la langue est pour le citoyen le principal instrument de développement, il est juste que l'Etat se demande quel est le rôle qu'il peut jouer vis-à-vis de cet instrument. Parce que, pour l'individu, la langue est la promesse de son pouvoir sur les choses et de sa capacité créatrice, il est juste qu'une démocratie garantisse au mieux ce pouvoir. »

(1) Jean-Marie Klinkenberg, La Langue dans la cité. Vivre et penser l'équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015.

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