Le site de vulgarisation scientifique de l’Université de Liège. ULg, Université de Liège

L’artiste commissaire, valeur ajoutée du musée
01/04/2015

Buren : posture critique et paradoxale

Né dans une volonté d’indépendance vis-à-vis de l’institution, le commissariat d’artiste est aujourd’hui devenu indispensable au musée, au point qu’on peut aujourd’hui parler d’un genre institutionnalisé. Pour Julie Bawin, il ne s’agit cependant pas d’un « simple phénomène de récupération des initiatives indépendantes par le monde institutionnel de l’art ou, autrement encore, comme le signe d’une victoire de la culture alternative sur la culturelle officielle » pour la bonne raison que l’artiste indépendant tout comme l’institution officielle ont connu au cours des dernières décennies des évolutions majeures. En considérant l’émergence de l’artiste commissaire, Julie Bawin fait par ailleurs apparaître sa figure miroir : celle du commissaire artiste, dont le chef de file est le Suisse Harald Szeemann, premier « curateur indépendant » disparu en 2005. La chercheuse montre que cette possibilité pour le commissaire de jouer à l’artiste, va de pair avec « l’émancipation de l’exposition en tant que médium artistique » et même comble de l’œuvre ou « méta-œuvre ». Du reste, celle-ci n’est pas du goût de tout le monde : un artiste conceptuel comme Daniel Buren produira ainsi une réflexion critique et théorique érigeant l’auto-représentation comme seule pratique légitime. « Depuis ses débuts, en effet, il n’a cessé de revendiquer que le seul être capable d’exposer une œuvre sans en altérer le sens est le créateur de celle-ci », rappelle Julie Bawin. Daniel Buren estime ainsi que « l’ego exacerbé des artistes semble avoir déteint sur celui des organisateurs », réduisant l’artiste à une « décoration nécessaire mais secondaire » alors même que nombre de conservateurs et commissaires professionnels s’inscrivent en faux contre un tel renversement des rôles, comme le curateur Hans Ulrich Obrist qui affirmera dès 1996 qu’[il] ne se voi[t] pas du tout comme un artiste.

Dans un audacieux chapitre consacré à Buren, Julie Bawin analyse l’aspect pour le moins paradoxal de sa position : celui qui dénie au commissaire la possibilité de « jouer à l’artiste »  s’administre parallèlement la possibilité d’être commissaire pour d’autres sous prétexte qu’il est lui-même un artiste – un vrai. Une vision essentialiste pour le moins surprenante s’agissant d’art conceptuel. « À la manière d’un Gustave Courbet qui, en 1855, crie à la censure tout en profitant de l’emplacement qui lui est octroyé par l’administration de l’Empire, Buren dénonce le pouvoir étouffant des commissaires artistes, mais n’hésite pas à sacrifier ses grands principes dès qu’une occasion de briller se présente à lui », estime Julie Bawin.  Du reste, les activités annexes d’exposition et de scénographie semblent aujourd’hui représenter pour certains artistes une sorte de menace identitaire qui les pousse à se définir encore et toujours comme des créateurs, même lorsque leurs activités curatoriales prennent une importance croissante. « Certains pensent que cela fait partie de leur travail mais beaucoup disent « attention : je suis avant tout artiste ». Autrement dit, ce travail est assumé tant que l’activité curatoriale ne nuit pas à l’identité artiste », commente la chercheuse.

Hirst et la spectacularisation

Julie Bawin retient ainsi la figure de Damien Hirst qui incarne « une forme d’indépendance qui n’est pas celle de Courbet mais celle d’un artiste qui veut tout faire, tout centraliser et à qui cela est permis parce qu’il est arrivé au sommet de la notoriété ». Encore étudiant en art, Damien Hirst montra dès 1988 ses dispositions au commissariat en organisant l’exposition Freeze, pour promouvoir son travail et celui de quinze de ses camarades dans une friche du quartier de Dockland’s. Mais il est surtout aujourd’hui le détenteur d’une collection, la Murderme Collection. « Composée d’œuvres qui rappellent par le thème, la manière ou le contexte sa propre création, l’ensemble s’inscrit pleinement dans la logique curatoriale et entreprenariale de l’artiste », analyse Julie Bawin.

Autre star de l’art contemporain, Takashi Murakami incarne lui aussi parfaitement cette logique : son atelier-entreprise, la Kaikai Kiki Corporation, promeut ainsi la jeune création japonaise... sous son égide.artiste commissaire« Murakami reste le boss : on voit qu’il est là pour former des gens qui vont perpétuer son style avec des objectifs d’ordre esthétique et pas seulement économique », commente la chercheuse. Aux côtés de Jeff Koons, Maurizio Cattelan ou Fabrice Hyber, ces million-dollar artistes incarnent surtout la spectacularisation et le gigantisme de la création contemporaine, soutenus et rendus possibles par les grandes institutions muséales, là encore dans une « rencontre opportune d’intérêts » qui rend toute posture critique réductible à un jeu créatif et exige de toute création une transgression ludique – qu’on s’en réjouisse ou s’en désole.

Page : précédente 1 2

 


© 2007 ULi�ge