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L’artiste commissaire, valeur ajoutée du musée

4/1/15

Courbet, Duchamp, Buren, Warhol ou Hirst : ces noms fameux ont tous à leur manière incarné une des évolutions majeures du monde de l’art, qui à la fois vit dans le commissaire d’exposition un acteur suffisamment créatif pour élever celle-ci au rang d’oeuvre d’art, tout en reconnaissant à l’artiste la capacité d’orchestrer l’exposition de son travail et de celui de ses pairs. À travers ces cas d’école et bien d’autres encore, Julie Bawin, professeure d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Liège, met au jour les multiples visages de cet « artiste commissaire » qui adopte une posture tantôt critique, tantôt complice vis-à-vis du « système institutionnel de l’art » – conscient d’incarner aux yeux de ce système une irremplaçable « valeur ajoutée ».

COVER artiste commissaireRares sont les artistes contemporains qui n’ont pas endossé un jour ou l’autre le rôle de commissaire. Qu’il s’agisse d’exposer leur propre travail ou de mettre en valeur celui d’autres artistes, la démarche est devenue si courante qu’elle semble bel et bien avoir brouillé les frontières convenues entre le créateur et le professionnel de l’art. À l’inverse, on assiste depuis une dizaine d’années à des commissariats d’exposition confiés aux personnalités les plus diverses, de Patrice Chéreau au Louvre au rappeur Pharrel Williams à la galerie Perrotin, dans une surenchère « people » qui laisse parfois perplexe. Dans un ouvrage (1) foisonnant publié aux Éditions des Archives contemporainesJulie Bawin retrace l’émergence de cette figure de l’« artiste commissaire » qui domine aujourd’hui le monde de l’exposition.

Rappelant que « la disposition de l’artiste à gérer, sinon sa propre carrière, du moins sa visibilité dans le monde de l’art, n’est guère nouvelle », l’auteure identifie Gustave Courbet comme celui qui, dans un monde en mutation, ouvrit résolument la « voie de l’indépendance ». « Avec la multiplication des expositions indépendantes et, surtout, avec le développement du marché et de galeries dans le dernier tiers du XIXe siècle, l’atelier perd progressivement de son pouvoir de représentation et de médiation. Dans un tel contexte, plusieurs stratégies s’offrent à l’artiste, comme celle de sortir l’exposition de l’atelier et de pratiquer seul la promotion de son œuvre. Et s’il en est un qui, de ce point de vue, a compris très tôt le parti à tirer de l’initiative personnelle, c’est bien le peintre français Gustave Courbet », explique Julie Bawin. Très tôt engagé dans une stratégie d’autopromotion, à une époque où le Salon fait encore la pluie et le beau temps, Courbet organisa deux expositions personnelles dans la cadre des Expositions universelles de 1855 et 1867, marquant un véritable tournant dans les relations entretenues par les artistes avec la politique culturelle en vigueur. À sa suite, les Impressionnistes, laissés sur le carreau officiel, feront eux aussi le choix de l’auto-exposition en montrant leur travail dans l’atelier de Nadar. Quant aux mouvements dadaïstes, futuristes et surréalistes, ils élèveront ces stratégies d’auto-représentation contraintes au statut de « règle avant-gardiste », dans un renversement révélateur d’une indépendance toujours déjà ambivalente.

Duchamp et Warhol : les pionniers

C’est néanmoins à travers la figure éminente de Marcel Duchamp que se donnent à voir le plus sûrement les enjeux mobilisés par la figure de l’artiste commissaire. Souvent considéré comme l’inventeur de l’art contemporain pour ses fameux « ready-made », Duchamp l’est peut-être aussi en raison de son engagement tout à fait novateur dans le champ institutionnel de l’art. « Ce que l’on sait moins de lui, c’est qu’il a été, à ses heures, tour à tour conseiller, scénographe, agent d’artiste et même, marchand d’art. Loin de se résumer à un geste artistique ou à un simple passe-temps, l’organisation d’expositions, et plus spécifiquement le travail de scénographe, s’est au contraire avéré essentiel à l’épanouissement de la carrière artistique de Marcel Duchamp et à la formation de son réseau », écrit Julie Bawin. Et l’historienne de l’art de noter que les expositions qu’orchestra Duchamp – à l’exception notable des expositions du surréalisme de 1938 et de 1947 – eurent lieu aux États-Unis, dans un contexte culturel davantage ouvert à la polyvalence. « Ce que l’on doit retenir des différentes implications de Duchamp dans l’organisation d’expositions, c’est qu’elles apportent l’incontestable preuve d’une synergie souvent occultée entre l’artiste et le système institutionnel de l’art », souligne-t-elle.

Pour illustrer la couverture de son livre, Julie Bawin a pourtant choisi de mettre en avant une autre figure ouvertement aux prises avec cette synergie : Andy Warhol. La photo, qui date de 1970, y montre le pape du Pop Art face à trois interlocuteurs visiblement captivés, parmi lesquels on distingue la collectionneuse Dominique de Ménil qui invita Warhol à organiser une exposition à partir des collections du Musée d’art de Rhode Island School of Design à Providence. L’exposition Raid the Icebox fera ainsi de Warhol un pionnier de la « carte blanche », aujourd’hui exploitée jusqu’à plus soif par des institutions soucieuses de faire « dialoguer » l’art ancien et l’art actuel et désireuses d’attirer un public friand d’événements culturels. L’exemple de Warhol montre par ailleurs que de telles collaborations profitent, dans le meilleur des cas, aux deux parties. « D’un côté, Warhol devenait le maître d’un jeu consistant à enrôler des œuvres préexistantes selon un dispositif scénographique novateur qui rappelait la manière dont il envisageait son travail plastique (banalité, sérialité, accumulation). De l’autre, le musée s’assurait, en dépit de quelques crispations d’ordre technique et éthique, une notoriété à laquelle il n’aurait jamais pu prétendre auparavant. »

Buren : posture critique et paradoxale

Né dans une volonté d’indépendance vis-à-vis de l’institution, le commissariat d’artiste est aujourd’hui devenu indispensable au musée, au point qu’on peut aujourd’hui parler d’un genre institutionnalisé. Pour Julie Bawin, il ne s’agit cependant pas d’un « simple phénomène de récupération des initiatives indépendantes par le monde institutionnel de l’art ou, autrement encore, comme le signe d’une victoire de la culture alternative sur la culturelle officielle » pour la bonne raison que l’artiste indépendant tout comme l’institution officielle ont connu au cours des dernières décennies des évolutions majeures. En considérant l’émergence de l’artiste commissaire, Julie Bawin fait par ailleurs apparaître sa figure miroir : celle du commissaire artiste, dont le chef de file est le Suisse Harald Szeemann, premier « curateur indépendant » disparu en 2005. La chercheuse montre que cette possibilité pour le commissaire de jouer à l’artiste, va de pair avec « l’émancipation de l’exposition en tant que médium artistique » et même comble de l’œuvre ou « méta-œuvre ». Du reste, celle-ci n’est pas du goût de tout le monde : un artiste conceptuel comme Daniel Buren produira ainsi une réflexion critique et théorique érigeant l’auto-représentation comme seule pratique légitime. « Depuis ses débuts, en effet, il n’a cessé de revendiquer que le seul être capable d’exposer une œuvre sans en altérer le sens est le créateur de celle-ci », rappelle Julie Bawin. Daniel Buren estime ainsi que « l’ego exacerbé des artistes semble avoir déteint sur celui des organisateurs », réduisant l’artiste à une « décoration nécessaire mais secondaire » alors même que nombre de conservateurs et commissaires professionnels s’inscrivent en faux contre un tel renversement des rôles, comme le curateur Hans Ulrich Obrist qui affirmera dès 1996 qu’[il] ne se voi[t] pas du tout comme un artiste.

Dans un audacieux chapitre consacré à Buren, Julie Bawin analyse l’aspect pour le moins paradoxal de sa position : celui qui dénie au commissaire la possibilité de « jouer à l’artiste »  s’administre parallèlement la possibilité d’être commissaire pour d’autres sous prétexte qu’il est lui-même un artiste – un vrai. Une vision essentialiste pour le moins surprenante s’agissant d’art conceptuel. « À la manière d’un Gustave Courbet qui, en 1855, crie à la censure tout en profitant de l’emplacement qui lui est octroyé par l’administration de l’Empire, Buren dénonce le pouvoir étouffant des commissaires artistes, mais n’hésite pas à sacrifier ses grands principes dès qu’une occasion de briller se présente à lui », estime Julie Bawin.  Du reste, les activités annexes d’exposition et de scénographie semblent aujourd’hui représenter pour certains artistes une sorte de menace identitaire qui les pousse à se définir encore et toujours comme des créateurs, même lorsque leurs activités curatoriales prennent une importance croissante. « Certains pensent que cela fait partie de leur travail mais beaucoup disent « attention : je suis avant tout artiste ». Autrement dit, ce travail est assumé tant que l’activité curatoriale ne nuit pas à l’identité artiste », commente la chercheuse.

Hirst et la spectacularisation

Julie Bawin retient ainsi la figure de Damien Hirst qui incarne « une forme d’indépendance qui n’est pas celle de Courbet mais celle d’un artiste qui veut tout faire, tout centraliser et à qui cela est permis parce qu’il est arrivé au sommet de la notoriété ». Encore étudiant en art, Damien Hirst montra dès 1988 ses dispositions au commissariat en organisant l’exposition Freeze, pour promouvoir son travail et celui de quinze de ses camarades dans une friche du quartier de Dockland’s. Mais il est surtout aujourd’hui le détenteur d’une collection, la Murderme Collection. « Composée d’œuvres qui rappellent par le thème, la manière ou le contexte sa propre création, l’ensemble s’inscrit pleinement dans la logique curatoriale et entreprenariale de l’artiste », analyse Julie Bawin.

Autre star de l’art contemporain, Takashi Murakami incarne lui aussi parfaitement cette logique : son atelier-entreprise, la Kaikai Kiki Corporation, promeut ainsi la jeune création japonaise... sous son égide.artiste commissaire« Murakami reste le boss : on voit qu’il est là pour former des gens qui vont perpétuer son style avec des objectifs d’ordre esthétique et pas seulement économique », commente la chercheuse. Aux côtés de Jeff Koons, Maurizio Cattelan ou Fabrice Hyber, ces million-dollar artistes incarnent surtout la spectacularisation et le gigantisme de la création contemporaine, soutenus et rendus possibles par les grandes institutions muséales, là encore dans une « rencontre opportune d’intérêts » qui rend toute posture critique réductible à un jeu créatif et exige de toute création une transgression ludique – qu’on s’en réjouisse ou s’en désole.

(1) Julie Bawin, « L’artiste commissaire. Entre posture critique, jeu créatif et valeur ajoutée », Éditions des Archives contemporaines, 2014.


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