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Intelligence artificielle et jeux vidéos

16/03/2015

L’article que vous lisez n’a pas –encore- été rédigé par un robot. Mais cela ne tardera sans doute pas, certaines dépêches de presse le sont déjà (elles concernent des comptes d’entreprises, des rencontres sportives ou des constatations de tremblements de terre par exemple), des traducteurs s’interposent dans vos conférences par Skype et la voiture sans pilote de Google a déjà parcouru plus d’un million de kilomètres sans anicroche aucune. Mieux que n’importe quel conducteur. Derrière ces bouleversements : les fabuleux progrès réalisés depuis quelques années par les systèmes d’intelligence artificielle. Dont certains sont dus à l’éclosion et au perfectionnement des jeux vidéos. Dans des recherches dont les résultats viennent d’être publiés (1), une équipe de l’Université de Liège revisite l’architecture des systèmes d’intelligence artificielle qui équipent les jeux vidéos en définissant un middleware, logiciel médiateur entre ce qui est commun à l’intelligence artificielle de tous les jeux et ce qui est spécifique pour chaque jeu.

IA Jeux videosLe laboratoire « Smart grids » de Damien Ernst, professeur au département d’électricité, électronique et informatique (Institut Montefiore) de l’Université de Liège, est sans doute davantage connu pour ses travaux sur les réseaux électriques et les risques de black out (lire Energie électrique : quel futur ? et sur son blog) que pour ses compétences en intelligence artificielle (IA). Pourtant, certains de ses travaux  (lire Des réseaux électriques aux connexions entre neurones) donnent à penser que l’IA est une préoccupation qui sous-tend bien des recherches de ce groupe. « Nous avons une longue tradition d’utilisation des techniques d’IA pour la prise de décision dans les réseaux électriques, explique Damien Ernst. Les réseaux électriques sont en effet très complexes, l’être humain doit donc être assisté par des outils d’IA pour prendre de bonnes décisions. » L’équipe de Damien Ernst ne s’est cependant pas contentée d’être utilisatrice de systèmes d’intelligence, elle a réussi des contributions marquantes dans le domaine parce que les problèmes réels de réseaux électriques qu’il fallait résoudre ont été une source d’idées et un terrain d’expérimentation formidables pour développer de nouvelles IA. Des algorithmes et des modules d’IA développés par les chercheurs liégeois sont ainsi devenus des standards internationaux.

Algorithmes

« L’IA, explique Damien Ernst, nous en avons une vision algorithmique ; ce sont des algorithmes, des softwares qui traitent des informations pour en extraire des décisions intelligentes. L’IA se rencontre de plus en plus dans des produits commerciaux : le moteur de recherche Google, des outils de traduction automatique de textes peuvent être vus comme des systèmes d’intelligence artificielle. L’objectif ultime de la recherche dans ce domaine est de créer de vraies entités intelligentes et autonomes qui dépasseraient de loin toutes les facultés cognitives d’un être humain. » Le ton est donné… mais on est loin des jeux vidéos.

L’intrusion de ceux-ci dans les recherches liégeoises est peut-être d’abord le résultat d’une passion, celle de Firas Safadi, jeune doctorant au sein du laboratoire… et gamer accompli ! Mais c’est sans doute aussi une question de culture et de développements industriels potentiels (le marché mondial était d’environ 70 milliards d’euros l’an dernier, première industrie culturelle au monde, devançant la musique et le cinéma). C’est enfin, et surtout, pour une raison technologique : « il y a un souci que tout le monde remarque, explique Firas Safadi : la qualité de l’IA dans les jeux vidéos n’est pas suffisante. L’IA, c’est par exemple l’opposant contre lequel on joue. Mais il y a aussi des applications plus simples qui ont pour but d’animer des entités dans des jeux : par exemple, un chien avec lequel on interagit. Cette interaction doit au moins donner au joueur l’impression que cette entité est intelligente à défaut de l’être réellement. »

Au cours des dix dernières années, le réalisme des jeux s’est considérablement amélioré, jusqu’à atteindre des performances graphiques qui immergent le joueur dans le monde quasi-réel, mais les performances des systèmes d’IA n’ont pas suivi. D’où une dichotomie.  Du côté graphique, il y a similarité entre la réalité et les jeux ; du côté intelligence, il y a une grosse différence avec la réalité. Et comme les graphismes sont de plus en plus convaincants, la différence s’impose de plus en plus : une forme très réelle, mais qui n’agit pas du tout de manière réaliste ! » Il y a donc incohérence entre le niveau visuel et le niveau d’IA des différents personnages. Pour se démarquer de leurs concurrents, les acteurs du secteur doivent donc « mettre le paquet » sur le développement d’IA beaucoup plus performantes.

Gran turismoEn fait, dans un jeu de course de voitures, par exemple, l’ordinateur ne conduit pas réellement la voiture comme le fait le joueur. Il la guide simplement avec une série de possibilités et d’interdits sans savoir si cela est possible ou nécessaire. Plutôt que de se soucier si la voiture accélère ou décélère avec des valeurs correctes, plausibles, il triche pour ne pas être dépassé par le joueur.  « On a donc l’impression que l’ordinateur triche, ne joue pas avec les mêmes règles que soi, poursuit Damien Ernst. Pour que cela disparaisse, il faut que l’ordinateur considère la voiture comme un autre joueur et utilise un algorithme d’IA pour la conduire, algorithme capable de prendre les mêmes décisions que le joueur humain. » Si l’IA des jeux vidéos est de qualité insuffisante, c’est parce que dans les scénarios de compétition, être humain contre ordinateur, l’être humain est bien meilleur que la machine. Une affirmation qui peut paraître étrange si on se rappelle par exemple les victoires remportées par des ordinateurs sur les meilleurs joueurs d’échec. « Dans des cas comme celui-là, explique Raphael Fonteneau, chercheur FNRS, les IA ont parfois réussi à résoudre le jeu complètement (sans tricher !), mais c’est dans des environnements très structurés, très étroits, où les règles peuvent être définies précisément et sont peu nombreuses ; en outre, la solution du jeu est basée sur la mémorisation des possibilités. Mais quand il s’agit de percevoir un environnement, surtout riche, l’ordinateur est mauvais. Et c’est ce qu’il faut améliorer.»

Base commune

Le travail des chercheurs liégeois et particulièrement de Firas Safadi, dont cela constitue le cœur de la thèse de doctorat, a d’abord été de cerner quels étaient les besoins génériques des développeurs d’IA pour jeux vidéos. Si les développeurs de jeux se passeraient bien de construire une IA à partir de rien pour chaque jeu, ils y sont souvent obligés. Les IA peuvent donner l’impression d’être différentes mais, en réalité, les besoins sont fort semblables. Les chercheurs liégeois ont donc estimé qu’il était possible de créer une IA générique sous laquelle viendrait ensuite se greffer une couche d’adaptation qui fait le lien avec les besoins spécifiques de chaque jeu vidéo. Firas Safadi a travaillé sur cette couche de transition entre les deux (middleware), entre une IA générique et les jeux. Grâce à ses développements, il ne faudra plus décrire une IA spécifique à chaque jeu (ce qui est impossible, et c’est ce qui nuit à la qualité des jeux actuels). Au contraire, les concepteurs de jeux pourront utiliser une IA générique et l’appliquer pour une grande partie des jeux.

« Ma contribution, explique Firas Safadi, a été de considérer les jeux comme une collection de problèmes conceptuels indépendants. Il faut séparer complètement le développement des jeux et celui de l’IA. Les développeurs de jeux doivent continuer à les développer mais sans se soucier de la partie IA, alors que les développeurs d’IA vont le faire sans savoir dans quel jeu cette IA sera implantée ! L’erreur commise jusqu’ici a été de vouloir standardiser les solutions IA et de chercher à développer des IA standards pour les problèmes conceptuels qu’ils rencontraient. » « Si l’on veut utiliser une analogie, poursuit Raphael Fonteneau, on peut prendre celle de la plate-forme Android, système d’exploitation mobile, open source, développé indépendamment des téléphones sur lesquels il est installé. C’est un peu ce que nous avons fait ici pour les jeux vidéos : mettre à disposition une plate-forme sur laquelle tout le monde peut venir greffer sa contribution. »

Les chercheurs liégeois ont ainsi développé un prototype de middleware conceptuel ; ils ont ensuite réécrit  le code d’un jeu vidéo auquel ils avaient accès mais en adoptant la séparation IA-jeu vidéo et insérant un middleware conceptuel au milieu, entre l’algorithme de l’IA et la partie jeu proprement dite. Ils ont ensuite pris un autre jeu, très différent, et ont réussi à utiliser des modules d’IA développés pour le premier jeu dans le deuxième. Dans ce dernier cas, le middleware a été simplement complété (et non modifié totalement) car il avait été créé sur mesure pour les besoins du premier jeu. Bien entendu, dans sa forme définitive, ce middleware ne devrait plus être complété (ou à peine) car il prendra en compte les besoins de la plupart des jeux. Ce qui a été prouvé ainsi, c’est qu’il a fallu très peu d’efforts de développement pour implanter ce middleware dans un autre jeu.

Apports du jeu vidéo

Cela montre aussi de quelle manière les jeux peuvent aider à la recherche en IA. C’est un domaine dans lequel il est souvent procédé par tests, par essais et erreurs. Avant le développement des jeux vidéos, les tests étaient assez simples : les échecs, le jeu de go, les dames ou des petits jeux artificiels que les chercheurs construisaient pour les besoins de la cause. Mais il n’y avait pas d’environnements similaires à ceux dans lesquels les humains évoluent. Des environnements qui nécessitent des facultés cognitives bien plus importantes que celles utilisées pour résoudre une partie d’échec par exemple. IAAujourd’hui, grâce aux jeux, les chercheurs peuvent tester leurs algorithmes IA dans des environnements similaires à ceux dans lesquels les êtres humains évoluent. « Et cela a vraiment changé la vitesse de développement des nouvelles IA, précise Damien Ernst, cela a eu un effet accélérateur. Prenez l’exemple de Deep Mind, société basée à Londres, aujourd’hui rachetée par Google, dont l’objectif est de créer la première vraie IA en utilisant des technologies proches de celles développées ici : elle a institutionnalisé le jeu vidéo comme plate-forme expérimentale pour ses chercheurs. Pour construire la première IA universelle, à l’image des robots intelligents qu’on peut voir dans les films… encore de science fiction, mais sans doute plus pour très longtemps ! ».

(1) Artificial Intellignce in Video Games : Towards a Unified Framework ; Firas Safadi, Raphael Fonteneau , Damien Ernst ; International Journal of Computer Games Technology, 2015.


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