Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège


L’huître, caisse de résonance

03/03/2015

Les eaux turquoises des récifs coralliens regorgent d’espèces abritant toujours de nombreux secrets. C’est le cas des Onuxodon, des petits poissons qui vivent à l’intérieur des valves des huîtres perlières. Un abri peu habituel et discret qui rend difficile toute étude comportementale. Pourtant, de récentes recherches menées à l’Université de Liège ont permis d’établir qu’ils émettaient des sons de la tombée de la nuit au petit matin. Une activité nocturne qui complique les observations, mais qui mène les scientifiques à lui supposer une fonction d’appel de partenaires lors des cycles de reproduction. Une particularité aussi commode que surprenante semble être le rôle de caisse de résonance, ou d’amplificateur, que jouent les coquilles d’huîtres.

Il n’est pas nécessaire, pour déceler les mystères du monde sous-marin, de plonger dans les abysses oubliés du reste du monde. Eric Parmentier et Loïc Kéver, du Laboratoire de Morphologie Fonctionnelle et Evolutive à l’Université de Liège, se sont par exemple arrêtés aux récifs coralliens de la Polynésie française. Des eaux tropicales partagées par bon nombre d’espèces dont certaines, timides, restent très discrètes. C’est le cas des Onuxodon qui appartiennent à un groupe de poissons plus connus sous le nom de pearlfish (poisson perlier). « On leur aurait donné ce nom parce que certains restes de poissons morts ont été trouvés sur les valves de la coquille, complètement entourés de nacre, raconte Loïc Kéver. Mais toutes les espèces de ce groupe ne vivent pas dans les huîtres. D’autres espèces de la famille des Carapidae sont aussi capables de pénétrer et séjourner au sein d’hôtes échinodermes comme des holothuries (concombres de mer, Ndlr) ou des étoiles de mer. D’autres encore ont un mode de vie libre et ne dépendent pas d’un hôte. »

Onuxodon fowleri
Au-delà de ce comportement particulier, on sait que certaines espèces de Carapidae quittent leur refuge la nuit pour se nourrir tandis que d’autres ont un comportement parasitaire et consomment les gonades (organes sexuels) de leur hôte. Dans le cas des Onuxodon, la question de leur alimentation, comme beaucoup d’autres, reste encore sans réponse. Les Onuxodon semblent capables de se nourrir de petits vers (annélides) et de petits crustacés. Si les proies sont trouvées à l’intérieur de l’huître, le comportement serait de type mutualiste (le poisson nettoie l’hôte, le bivalve protège le poisson). Il ne peut cependant être exclu que le poisson puisse aussi se nourrir des tissus de l’hôte, auquel cas il s’agirait de parasitisme. Enfin, si le poisson chasse ses proies à l’extérieur de l’hôte, c’est du commensalisme (l’huître protège le poisson mais ne tire pas de ce dernier un bénéfice en retour). Une étude en cours devrait permettre d’y voir plus clair, en comparant les isotopes de carbone et d’azote des poissons et des huîtres. Mais dans l’étude présente(1), les deux scientifiques se sont attardés sur une autre caractéristique de ce frêle poisson : sa capacité à produire des sons.

Une longue recherche sous-marine

Eric Parmentier avait eu l’occasion d’étudier la morphologie des Onuxodon et de conclure que ces poissons devaient être capables de produire des sons. Cette idée fut en plus renforcée par l’enregistrement des espèces trouvées dans les concombres de mers. En marge de plusieurs missions consacrées à d’autres recherches en Polynésie française, il a cherché ces poissons dans leur espace naturel, rentrant bredouille pendant plusieurs années. « Un jour, se souvient Loïc Kéver, le responsable de plongée d’une station qu’Eric Parmentier connaît bien est parti en mission dans les atolls de l’archipel des Tuamotu. Au cours d’une plongée dans le lagon de l’atoll de Makemo, il a récolté plusieurs huîtres perlières. En les ouvrant, il a découvert des Onuxodon et nous les a envoyés. Nous les avons étudiés et identifiés, et nous sommes partis en mission au cours des mois de novembre et décembre 2011. »

Les premières huîtres récoltées n’étaient pas habitées. Les scientifiques ont orienté leurs recherches dans l’axe des passes, ces lieux où les eaux de l’océan communiquent avec celles du lagon. Là où les poissons, à l’âge adulte, reviennent et élisent domicile. « C’est là que nous les avons trouvés. Le taux d’infestation avoisinait 30% des huîtres. Nous les avons collectées pour les placer en aquarium. Mais le changement de pression était trop rapide et trop important pour les Onuxodon. Ils étaient tous morts quand nous arrivions à la surface. Nous avons dû trouver un système de remontée moins brutal. » Les huîtres et leurs discrets propriétaires pouvaient enfin être disposés en aquarium.

L’hypothèse d’une fonction reproductive

Des hydrophones, des micros à l’épreuve de l’eau, ont été placés dans les aquariums en même temps que des caméras. Mais aucun son n’était enregistré les premiers jours. « Nous avons tenté plusieurs manipulations, encourageant par exemple plusieurs poissons à se rendre dans une même huître, pour observer leurs réactions. » Rien n’y fit. Les Onuxodon restaient muets. Jusqu’au jour où les chercheurs ont laissé le micro à la nuit tombée. «C’est là qu’on a détecté les sons. Ils étaient même très nombreux, à certains moments. Que ces sons soient émis au crépuscule nous donnait un indice sur une fonction de reproduction, ou en tout cas d’appel, d’attirance d’un partenaire sexuel qui se trouverait à l’extérieur de l’huître. » Quand l’émission de sons a cette fonction chez le poisson, il n’est pas rare qu’elle soit en effet concentrée la nuit. Car selon le cycle de reproduction, si l’accouplement a lieu aux heures plus tardives, il en sera de même pour la ponte. Les œufs gagneront donc le large quand il fera sombre. Ils seront préservés du danger que représentent les prédateurs utilisant la vue pour chasser. Cette hypothèse de la reproduction est d’autant plus robuste que plusieurs espèces proches des Onuxodon mais déjà mieux connues produisent des sons à cette fin.

Une morphologie taillée pour la production de sons

Le mécanisme biologique à l’origine de cette production de sons est assez original et témoigne des capacités d’adaptation des tissus soumis à de fortes contraintes. Chez les Onuxodon, l’avant de la vessie natatoire est « transformé » en une pièce squelettique dure (rocker bone) qui coiffe l’avant de ladite vessie un peu à la façon d’un bouchon sur une bouteille de champagne. Une paire de muscles relie la cavité supérieure de l’œil au rocker bone. La contraction des muscles soniques tire le rocker bone vers l’avant. Lorsque le muscle se relâche, la pièce squelettique recule rapidement contre la vessie natatoire et provoque l’émission du son.

Vues onuxodon fowleri

L’activité nocturne et ses limites pour l’observateur

Si la presque totalité des sons enregistrés l’ont été de nuit et autorisent les chercheurs à orienter leur fonction autour du cycle de reproduction, cette production ciblée dans le temps pâtit d’un inconvénient de taille. « Nous n’avons pas la moindre idée de ce qui se passe au moment où ils produisent ces sons, déplore le jeune chercheur. Nous ne pouvons définir de comportement associé, vu que nous ne pouvons les observer. Nous avons pu filmer une émission de son en journée, c’était depuis l’intérieur d’une huître. Mais nous ne savons pas par exemple s’ils produisent également des sons en eau libre. » Une autre zone d’ombre est liée à une découverte ultérieure sur la morphologie de ces poissons. Selon le genre, la morphologie du rocker bone varie. Il est plus petit chez la femelle, la forme est différente, et le muscle sonique ne s’attache pas aux mêmes points de la structure osseuse que chez le mâle. « Les différences semblent ténues, mais laissent penser que le mécanisme ne fonctionne pas tout à fait de la même manière. Et pourtant, nous n’avons pas enregistré une variété de sons de natures différentes. Nous avons remarqué des variations de pulsation, mais c’était toujours le même type de sons ». Des observations qui conduisent à deux hypothèses. Soit les différences morphologiques entre les deux sexes n’ont pas un effet remarquable sur les caractéristiques des sons émis, soit l’un des deux genres seulement a émis des sons durant l’enregistrement. Auquel cas, les chercheurs devraient réaliser d’autres missions pour chercher à collecter d’autres types de sons.

« Il faut maintenant investiguer davantage tout ce qui est de l’ordre du comportement autour de la production de sons. Mais pour ça, nous devons pouvoir les observer. » L’opération pourrait sembler évidente. Il suffirait de poser des caméras infrarouges de nuit, et le tour serait joué. Un dispositif élémentaire en laboratoire, mais bien plus compliqué à mettre en place sur un atoll isolé au milieu de l’Océan pacifique. Ramener des poissons vivants n’est pas une solution plus évidente. Grand de ses huit centimètres et épais d’un peu plus d’un centimètre, l’Onuxodon est loin d’être l’espèce la plus robuste du monde sous-marin. Il semble compliqué d’infliger à ce poisson chétif un voyage aussi long.

Atoll Makemo

Des limites de l’aquarium à une longue propagation en lagon 

Les études en aquarium ont tout de même présenté certains avantages. Elles ont notamment permis d’attribuer sans risque de se tromper toute émission de son à l’espèce étudiée. Mais elles ont surtout montré leurs limites. Elles ne reflètent pas les conditions réelles de l’environnement du poisson, ni la manière dont il y évolue. « Et l’aquarium pose de vrais problèmes de résonance, qui causent un bruit de fond constant et distordu, ponctue Loïc Kéver. C’est ce qui a poussé Eric Parmentier à retourner à Makemo l’année qui a suivi notre mission, et à procéder à des enregistrements dans le lagon, cette fois ». 

L’opération a notamment permis de confirmer que les Onuxodon émettaient des sons du crépuscule au matin, mais pas seulement. Les biologistes ont également observé que les pics enregistrés étaient suivis de seconds pics plus faibles, mais similaires. En tenant compte de la profondeur à laquelle se trouvaient les huîtres, une vingtaine de mètres, et de la vitesse de propagation du son dans l’eau, à savoir 1500 mètres par seconde, ils ont pu déduire que le temps qui s’écoulait entre les deux pics enregistrés était celui nécessaire au son pour parcourir l’aller-retour depuis le lieu d’émission jusqu’à la surface. « Le premier son enregistré venait donc directement du poisson. Mais le son se propage dans toutes les directions. Il ne va pas uniquement vers l’hydrophone. Quand il arrive à la surface, il est en grande partie réfléchi, un peu comme la lumière sur un miroir, repart dans l’autre sens, et est alors enregistré une seconde fois. Ce qui était surprenant, pour un si petit poisson, c’était qu’il puisse émettre un son suffisamment puissant pour parcourir une telle distance, soit une quarantaine de mètres. »

Les coquilles d’huitre comme caisses de résonance

L’hypothèse la plus plausible pour expliquer cette puissance de diffusion est aussi la plus cocasse. Les huîtres ne constitueraient pas uniquement un abri. Elles pourraient également faire office de caisse de résonance, permettant d’amplifier les sons émis par les Onuxodon, et donc augmenter leurs chances d’être entendus par leurs congénères. « C’est une idée que nous avançons avec prudence, tempère Loïc Kéver. Car une fois de plus, nous ne savons pas s’ils ne diffusent du son que depuis l’intérieur de l’huître ou également depuis l’extérieur. Nous ne savons pas non plus s’ils utilisent les bivalves comme amplificateurs, et si ce comportement a un rôle déterminant dans leurs fonctions d’appel ou de reproduction. Toutefois, nous avons envoyé des coquilles à Marco Lugli, un chercheur italien cosignataire de la publication. Il a maintenu les coquilles dans une position entrouverte qui se rapprochait de la position naturelle, il y a placé un diffuseur qui émettait un son blanc, où toutes les fréquences sont à intensité égale, et un micro. Il a remarqué que le son émis était amplifié par les huîtres, particulièrement au niveau des fréquences les plus proches de celles que l’on retrouve majoritairement dans les sons récoltés chez les Onuxodon.

 


Ce sont là de premiers résultats encourageants, qui demandent toutefois d’aller plus loin. L’huître peut bel et bien amplifier le son émis par les Onuxodon. Maintenant, cette particularité est-elle utile à ces poissons, ou superflue, calculée ou ignorée ? Une question de plus, dont la réponse dépendra d’études comportementales plus approfondies. Même s’il est vrai qu’il semble commode que les coquilles d’huître puissent faciliter la propagation du son dans un environnement aussi bruyant que les récifs coralliens. Une trouvaille aussi ingénieuse, qu’elle soit fortuite ou non, a pu favoriser cette branche de l’espèce au cours de l’évolution. Mais ces premières expériences sur les huîtres ont été menées en aquarium. Or, la propagation du son reste un phénomène délicat à comprendre et à étudier, et varie grandement en fonction des environnements et de la pression, donc de la profondeur de l’eau. Rien ne permet d’affirmer que ces propriétés sont aussi efficaces dans les fonds des lagons. Les études en aquarium ont permis d’élaborer des hypothèses plausibles et séduisantes. Mais l’activité nocturne de ces poissons et le temps qu’ils passent cachés dans leurs huîtres rendent leur étude épineuse et nécessitent de nouvelles expériences sur le terrain.

(1) Loïc Kéver, Orphal Colleye, Marco Lugli, David Lecchini, Franck Lerouvreur, Anthony Herrel, Eric Parmentier, Sound production in Onuxodon fowleri (Carapidae) and its amplification by the host shell, The Company of Biologists, 2014


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_383975/fr/l-huitre-caisse-de-resonance?printView=true - 19 avril 2024