Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège


D’une feuille à l’autre

05/02/2015

La propagation des maladies dans les cultures est restée largement inexpliquée jusqu’à aujourd’hui. Certes, on se doutait bien que la pluie devait jouer un rôle mais sans pouvoir expliquer son mode d’action. Les recherches de Tristan Gilet, chargé de cours à la Faculté des Sciences appliquées de l’Université de Liège et de Lydia Bourouiba, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), permettent d’apporter un début de réponse à cette question. Deux mécanismes principaux semblent à l’œuvre. Dans le premier cas, une goutte en percute directement une autre, tombée précédemment sur une feuille et dans laquelle le pathogène a eu le temps de se répartir. L’impact de la seconde goutte la projette alors sur une autre feuille ou une plante voisine. L’autre mécanisme est celui de la catapulte : la goutte impacte, plie la feuille et la transforme en une catapulte qui éjecte alors des gouttes contaminées vers d’autres plantes. Des résultats qui pourraient déboucher sur une utilisation plus raisonnée des pesticides et un moindre recours aux OGM.

Le Microfluidics Lab fut créé en 2012 par Tristan Gilet, chargé de cours à la Faculté des Sciences appliquées. Ce laboratoire fait partie du GRASP, qui regroupe plusieurs services autour de l’étude de la matière molle. Le Microfluidics Lab développe des recherches selon quatre axes qu’unit un point commun : la tension de surface, encore appelée tension ou énergie superficielle, une force responsable de phénomènes aussi divers que la marche de certains insectes sur l’eau, l’étalement d’une goutte sur une surface de verre ou… la dissolution de la graisse par un « liquide-vaisselle » !

Un labo, quatre axes de recherche

Ces exemples montrent à quel point de petites causes peuvent avoir de grands effets, dans notre vie quotidienne ou pour des procédés industriels. D’où les quatre axes de recherche développés par Tristan Gilet et son équipe de jeunes chercheurs  « Le premier est la microfluidique, explique Tristan Gilet ; il incarne le concept de laboratoire sur puces : nous travaillons sur des procédés permettant d’automatiser et de miniaturiser des réactions biochimiques. Celles-ci sont réalisées en mélangeant des gouttes de 1/10 de millimètre de diamètre. Un des avantages de ce système est évidemment la vitesse d’opération puisqu’il est possible de manipuler jusqu’à 1.000 gouttes par seconde dans une seule unité, ce qui fait autant de réactions.

Un deuxième axe est constitué par la microrobotique. Les robots actuels parviennent à saisir des objets très petits, mais jusqu’au 1/10 de millimètre ; les objets plus petits collent aux pinces des robots. C’est pourquoi nous nous tournons vers les insectes, qui marchent sur les murs en posant et soulevant leurs pattes plusieurs dizaines de fois par seconde. Leur truc : ils ont au bout des pattes des poils micrométriques qui se terminent par de minuscules gouttelettes d’un liquide huileux.

Le troisième axe touche à la physique quantique : nous étudions comment des gouttes millimétriques qui ricochent à la surface d’un bain se comportent comme des particules quantiques. Enfin, il y a nos recherches sur les plantes ! »

Modelisation gouttes

Ces dernières ont été initiées lorsque Tristan Gilet était en séjour post doctoral au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il y rencontre Lydia Bourouiba, une chercheuse et à présent professeur au MIT, fondatrice du MIT Fluid Dynamics of Disease Transmission Laboratory (1). Les deux chercheurs commencent alors à s’intéresser à la manière dont les pathogènes se propagent dans les cultures. Premier constat : dans la littérature scientifique, il y a peu ou pas de description de ce qui se passe à l’échelle d’une goutte ! Le seul élément dont cultivateurs et agronomes sont conscients est que la pluie est le vecteur principal de propagation des maladies, mais sans pouvoir expliquer pourquoi.   

 « Notre première contribution en tant qu’experts en fluides, a donc été de filmer ce qui se passe lorsqu’il pleut sur une plante, explique Tristan Gilet. On pouvait s’attendre à ce que le pathogène présent sur la feuille se fasse emporter dès le premier impact d’une goutte. Or il n’en est rien, car les pathogènes sont généralement contenus dans un mucilage, une substance visqueuse que les gouttes de pluie doivent d’abord dissoudre ! » Qu’importe, dira-t-on ? Au contraire, cela a toute son importance.

Les chercheurs constatent en effet que la présence de cette étape supplémentaire met en place un mécanisme qui augmente considérablement la capacité de dispersion des pathogènes. La séquence est en effet la suivante : lorsqu’il se met à pleuvoir sur une plante, des gouttes frappent les feuilles, dont des zones atteintes par le pathogène. Comme l’eau reste un certain temps sur la feuille sous forme de gouttes, la substance visqueuse se dissout et le pathogène se mélange à ces gouttes. La pluie se poursuivant, d’autres gouttes viennent alors frapper les gouttes contaminées ; généralement pas de plein fouet, mais plus souvent sur le côté. Les gouttes impactantes chassent alors les gouttes contaminées vers une feuille voisine, de la même plante ou d’une plante proche, propageant ainsi l’agent infectieux. Une découverte qui a fait l’objet d’une première publication (2). « C’est un scénario de fragmentation très efficace comparé à beaucoup d’autres, conclut le professeur Gilet. Car son asymétrie (la goutte frappant sur le côté) arrive à envoyer des gouttelettes contaminées très loin. »

Un autre apport des chercheurs de l’ULg et du MIT dans cette première étude a été de faire le tri parmi de nombreux scénarios de fragmentation possibles pour en identifier  qui se reproduisent souvent et qui sont efficaces. Deux d’entre eux remportent la palme. Le premier est  le « splash » direct : une goutte en écrase une autre ou se crashe juste à côté mais au moment où elle s’étale, elle chasse la première et les pathogènes se répandent ainsi, de proche en proche. Le second est indirect : la goutte n’entre pas nécessairement en contact avec une autre, mais elle fait bouger la feuille ; si la feuille s’abaisse suffisamment, c’est le mouvement de la feuille lui-même qui va chasser la goutte, la catapulter.

Modéliser l’impact des gouttes

Dans un deuxième article qui vient d’être publié (3), les deux mêmes chercheurs ont quitté les champs et les plantes réelles pour simplifier les phénomènes et réaliser un embryon de modélisation physique avec des feuilles artificielles et des paramètres contrôlés, notamment la flexibilité du feuillage. Si la feuille est grosse, l’impact d’une goutte n’aura guère de conséquence; si elle est petite, cela l’affecte fortement. La taille et la flexibilité des feuilles sont donc deux propriétés qui se combinent pour répondre aux impacts des gouttes. « Jusqu'ici, les phytopathologistes et ingénieurs agronomes se sont principalement intéressés à l’influence de la pluviométrie (volume moyen de pluie par unité de surface au sol et de temps), sans pouvoir identifier un lien robuste entre ce paramètre global et la vitesse de dispersion des pathogènes, explique Tristan Gilet. Ce que nous avons montré, c'est que cette dynamique de propagation dépend surtout de la taille individuelle des gouttes de pluie et des caractéristiques mécaniques du feuillage sur lequel elles atterrissent. Nous avons observé que d'un feuillage à l'autre, la distance maximale de propagation peut varier d'un facteur 3. Ce facteur importe beaucoup, économiquement parlant, puisqu'il fait la différence entre un espacement de 25-30cm (que l'on pourrait concevoir pour de nombreuses cultures) et un espacement de 80-90cm (que beaucoup considéreront comme "hors de prix") ».

Les chercheurs ont réalisé des études quantitatives et dressé des diagrammes qui montrent la probabilité de présence des pathogènes en fonction de la distance à la plante dont ils proviennent, des diagrammes de probabilité qui peuvent servir à estimer le risque de propagation dans le cas où l'espacement entre plantes est inférieur à la distance maximale de propagation.

Ces résultats ont ensuite été validés sur des plantes réelles (plants de tomates, fraisiers, citronniers, caféiers), expériences qui ont confirmé les ordres de grandeur obtenus en laboratoire. L’étude détermine donc une distance optimale théorique à laquelle on pourrait, on devrait planter. Ainsi, il est possible de quantifier le risque, notamment en fonction du développement de la plante car plus le feuillage grandit, plus les chances de dispersion augmentent. Il y a donc des moments plus critiques que d’autres qui méritent qu’on dispense des pesticides alors qu’à d’autres, c’est inutile. 

« Ces espacements de 80-90cm, précise Tristan Gilet, ne feront probablement pas peur aux adeptes de la polyculture, cette pratique ancestrale - abandonnée par notre agriculture industrielle - qui consiste à mélanger/alterner plusieurs espèces dans un même champ. Il a été constaté que les polycultures sont plus robustes face aux maladies, mais personne n'a pu vraiment dire pourquoi. Si plusieurs pistes existent, invoquant souvent la complémentarité biochimique des espèces, notre étude semble indiquer qu'une combinaison astucieuse des feuillages peut également faire office de barrière mécanique à la propagation des maladies. »

15% des cultures perdus

Le type de gouttes influence-t-il la dispersion ? Plus les gouttes sont petites, moins elles ont le pouvoir de fragmenter ce qu’il y a sur la feuille. Les chercheurs ont donc étudié  les gouttes les plus grosses, les plus rapides. Car il existe une limite physique à la formation de gouttes dans l’air. Quand les gouttes chutent, si elles sont trop grosses, elles doivent faire face à un vent relatif trop important, ce qui provoque la formation d’une sorte de parachute : l’air entre dans la goutte, ce qui va provoquer son explosion et sa fragmentation en gouttes plus petites. Il existe donc une taille maximale de goutte, juste avant ce phénomène de fragmentation ; c’est la taille la plus critique pour la propagation des pathogènes.

Les différents axes de recherche poursuivis au Microfluidics Lab relèvent sans doute du désir de comprendre des phénomènes naturels… mais ils intéressent aussi les industriels et le monde économique. C’est le cas de ces recherches sur la manière dont les maladies se répandent dans les cultures, conduites en collaboration étroite avec le laboratoire du professeur Bourouiba au MIT (1).

Champignons, bactériesvirus sont responsables de la perte de près de 15% de la production agricole mondiale. Mais, surtout, les moyens pour lutter contre ces pathogènes sont limités : épandage de pesticides divers ou sélection de variétés résistantes, grâce notamment aux modifications génétiques. Comprendre comment les maladies se répandent permettrait donc sinon d’éliminer les pesticides, du moins d’en limiter la dispersion et peut-être d’avoir moins recours aux OGM.

(1) The Fluid Dynamics of Disease Transmission Laboratory:  lbourouiba.mit.edu
(2) Rain-induced Ejection of Pathogens from Leaves : Revisiting the Hypothesis of Splash-on-Film using High-speed Visualization. Tristan Gilet and Lydia Bourouiba, Integrative and Comparative Biology 54(6), 974-84, 2014. (Lire l'article)
(3) Fluid fragmentation shapes rain-induced foliar disease transmission. T. Gilet and L. Bourouiba, Journal of the Royal Society Interface, 2015 (lire l'article)

Lydia Bourouiba est l’Esther & Harold E. Edgerton Career Development Assistant Professor au Massachusetts Institute of Technology.  Elle est également Associate Faculty à l’Institute for Medical Engineering and Science. Mathématicienne et physicienne, elle mène ses recherches à la croisée entre la dynamique des fluides et l’épidémiologie. Plus spécifiquement, le laboratoire de recherche qu’elle a fondé et dirige the Fluid Dynamics of Disease Transmission Laboratory: http://lbourouiba.mit.edu) étudie les mécanismes responsables de la dynamique de transmission des maladies au sein des populations humaines, animales et végétales et se concentre sur ceux ou les gouttes, bulles, écoulements multi-phases et fluides complexes sont au coeur de la physique de propagation.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_382313/fr/d-une-feuille-a-l-autre?printView=true - 20 avril 2024