Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège


Quand des trous noirs supermassifs s’alignent

04/02/2015

Les axes de rotation de plusieurs quasars, ces noyaux actifs de galaxies renfermant en leur cœur des trous noirs supermassifs, sont alignés entre eux, mais également par rapport à l’axe du filament de la toile cosmique auquel ils appartiennent. Ce groupe semble constituer une structure complexe présente au tiers de l’âge de l’Univers, et s’étend sur plus de trois milliards d’années-lumière. Cette observation, tout à fait exceptionnelle, a été menée au Chili par des astrophysiciens de l’Université de Liège, et rendue possible par l’analyse de la polarisation de la lumière des quasars étudiés. Si les chercheurs s’attendaient à découvrir ce type de phénomène, la nouvelle reste surprenante. Elle l’est d’autant plus qu’elle pourrait épingler les limites du modèle standard de l’Univers, qui ne prévoit pas de structures aussi vastes.

En mars 2014, des chercheurs du Département d'Astrophysique, Géophysique et Océanographie de l’Université de Liège se sont rendus à l’observatoire austral de l’ESO, au Chili, pour y observer le ciel au travers d'un des télescopes du VLT (Very Large Telescope), l’un des plus grands télescopes du monde. Ils savaient très précisément vers quelle région du ciel diriger leur attention. Une région où réside un nombre élevé de quasars. Ces cœurs actifs de galaxies qui renferment des trous noirs supermassifs, autour desquels l’accrétion importante de la matière génère une énergie telle qu’ils sont plus lumineux que l’ensemble des étoiles de leur galaxie hôte. Au point que leur éloignement de plusieurs milliards d’années-lumière n’empêche pas leur visibilité depuis la Terre. « Bien évidemment, relativise Damien Hutsemékers, maître de recherche FNRS au Département d'Astrophysique, Géophysique et Océanographie (AGO) de l’ULg, premier auteur de la publication(1) , ce que nous voyons, ce ne sont que des points lumineux, comme lorsqu'on observe des étoiles. D’où leur nom ; quasar est la contraction de quasi-stellar radio source. Dans les années soixante, la spectroscopie a permis de se rendre compte que ces sources lumineuses ne se trouvaient pas dans notre galaxie, mais étaient bien plus éloignées. »

quatre-Telescopes-VLT
Depuis, la volonté de recenser et de mieux comprendre ces objets présents aux confins de l’Univers n’a cessé de croître. Ces dernières années, de grandes campagnes pointant dans toutes les directions du ciel ont été lancées pour en découvrir un maximum. De quelques milliers il y a une dizaine d’années, la liste des quasars connus dépasse aujourd’hui le million. Un nombre qui fait de ces objets un échantillon statistique de plus en plus robuste et intéressant, et ce, pour différentes raisons. « Leur distance et leur luminosité sont deux bons atouts, explique Lorraine Braibant, doctorante à l’AGO et coauteur de la publication. On les utilise comme balises pour retracer l’Univers très lointain et donc très jeune. Par exemple, le groupe que nous venons d’étudier nous permet de remonter le temps de dix milliards d’années, donc jusqu’au tiers de l’existence de l’Univers. On peut aussi évidemment étudier les quasars pour eux-mêmes. » Là encore, ils suscitent bien des curiosités. Non seulement leur cœur est constitué d’un trou noir supermassif, objet du cosmos encore bien mystérieux, mais ils comptent parmi les astres les plus massifs de l’Univers et semblent, comme l’illustre cette recherche, pouvoir s’organiser en structures. Les étudier, c’est lever une partie du voile sur une zone encore peu comprise du modèle cosmologique standard. Car si nous comprenons assez bien le comportement de ce qui nous entoure, pour ce qui est des plus grandes échelles, plus éloignées dans le temps et dans l’espace, notre connaissance de l’Univers reste théorique et truffée d’extrapolations qui nécessitent d'être validées par l’observation.

C’est à une petite centaine de ces quasars que Damien Hutsemékers et son équipe se sont intéressés. Depuis la récolte de données jusqu’à leur analyse. Ils auraient pu déléguer la responsabilité de l’observation aux astronomes de l’observatoire au Chili. « Mais nous préférions nous rendre sur place, raconte Lorraine Braibant. Le risque était évidemment que les conditions climatiques ne soient pas bonnes quand on arrive. Mais dans notre cas, nous n’avions pas besoin d’une qualité atmosphérique optimale. Et au final, nous avons eu beaucoup de chance avec le temps. Nous avions projeté de pointer 70 quasars. Ce que nous avons réalisé plus vite que prévu. Il nous restait du temps d’observation. Nous avons donc pu observer un autre sous-groupe de quasars, et porter leur nombre à 93. » 

La prédiction de structures dans notre modèle cosmologique

Dans la théorie, les modèles numériques prédisent l’existence de toiles cosmiques, de structures entre différents objets du cosmos. Ces structures résultent du fait que l’Univers, à petite échelle, n’est pas homogène. Les objets ne sont pas disposés uniformément dans l’espace. Au cours de milliards d’années, ils se sont regroupés et ont formé des surdensités par rapport à la distribution de matière dans l’Univers. A grande échelle, la structure de l’Univers se présente comme une toile composée de filaments reliés entre eux. Ces filaments délimitent des « bulles » vides, du moins où la densité en galaxies et amas de galaxies est bien moindre que sur les filaments. Jusqu’à une certaine échelle, les observations rencontrent et alimentent cette théorie. « Nos modèles se limitent là, explique Vincent Pelgrims, doctorant à l’AGO et coauteur de la publication. Ils prédisent que différentes galaxies peuvent s’organiser en filaments, qui ressembleraient un peu à une connexion neuronale, en beaucoup plus grand évidemment. » « Ces toiles cosmiques dépendent de la force gravitationnelle, poursuit Dominique Sluse, chercheur à l’Argelander Institut d’Astronomie de Bonn et à l’Université de Liège, et coauteur de la publication. Les modèles montrent que sous l’influence de la gravité, les moments angulaires, donc les axes de rotation des galaxies, sont liés à l'orientation de la structure à laquelle elles appartiennent . »

Selon le modèle standard, on peut prédire des structures d’une taille maximale de 350 mégaparsec, un parsec étant une unité de mesure correspondant à 3,26 années-lumière. « Au niveau des structures de galaxies, qui avoisinent les 100 mégaparsec, et aux échelles plus petites et plus proches de nous, l’Univers est clairement inhomogène, explique Damien Hutsemékers. Mais à une plus grande échelle, on estime qu’il doit être homogène. Car d’après les calculs, l’Univers n’aurait pas pu avoir le temps de former des structures aussi grandes. Pour résumer, selon le modèle standard, il ne pourrait pas exister une structure plus grande que 350 mégaparsec. »

Alignements-trous-noirsSuspicion d’existence d’une structure de quasars

C’est dans ce contexte que le choix d’observer ces 93 quasars devient intéressant. Leur nombre élevé dans une même région du ciel avait éveillé des soupçons. « La récente découverte de ce groupe était déjà surprenante, relate Dominique Sluse. Remarquer cette surdensité de quasars était une première étape, qui permettait d’avancer qu’il s’agissait probablement d’une structure de plus d’un gigaparsec, donc de plus de 3,26 milliards d’années-lumière, à un moment où l’Univers n’a que 5 milliards d’années. C’est dix fois plus que les plus grandes structures observées habituellement, et trois fois plus que les limites prévisionnelles du modèle standard. Mais était-ce le fruit du hasard ou pas ? Etait-ce réellement une seule structure singulière, ou y avait-il autre chose qui nous échappait ? Il était difficile de le déterminer. »  

C’est pour en avoir le cœur net qu’il fallait y accorder un peu plus d’attention. Et c’est dans l’émission de la lumière du disque d’accrétion que se trouvait la réponse. Pour rappel, les quasars sont trop éloignés pour que leur structure interne puisse être observée directement. Seule la lumière qu'ils émettent peut être étudiée. Un autre point important à rappeler est que l'orientation de l’axe de rotation d’un objet de l’Univers sans l’influence d’une autre force gravitationnelle est purement aléatoire. L’alignement d’axes de rotation de différents objets a donc statistiquement très peu de chances d’être fortuit, et serait plutôt un bon indice de leur appartenance à une même structure. En parvenant à déterminer l’orientation de l'axe des disques d’accrétion des quasars observés, il devient dès lors possible de vérifier si leur axe de rotation est aligné ou non. Dans l’affirmative, l’hypothèse de la présence d’une structure est renforcée.

La polarisation de la lumière révélatrice d’un alignement

L’orientation de l'axe du disque d’accrétion peut être déterminé grâce à l’observation et à l’analyse de la polarisation de la lumière. Habituellement, la lumière n’est pas polarisée. C’est une onde transversale, qui vibre et qui est diffusée de manière homogène depuis sa source dans toutes les directions, sur tous les plans de vibration. La lumière est polarisée lorsque l'oscillation de l'onde s'effectue préférentiellement dans une direction. « Dans la vie courante, illustre Damien Hutsemékers, la réflexion de la lumière dans une flaque d’eau, sur un pare-brise ou sur un miroir sont des phénomènes polarisants. Pour le cas des quasars, c’est un peu la même chose. On a une source lumineuse a priori non polarisée, qui va être réfléchie par des particules, comme des électrons ou de la poussière. Cette réflexion va induire une polarisation. » « L’angle de polarisation, précise Vincent Pelgrims, indique la direction dans laquelle il y a une composante plus forte au niveau du champ électrique des photons qui nous proviennent, On a une direction et donc un axe qui est lié à celui du disque d'accrétion »

Sur les 93 quasars observés, 19 candidats émettaient une lumière suffisamment polarisée pour être étudiés. « Avec Vincent et Dominique, poursuit Damien Hutsemékers, nous avons regardé comment les angles de polarisation s’organisaient sur la structure. Dans un premier temps, nous avons observé qu’ils étaient alignés entre eux. Malgré le fait qu’ils sont séparés de milliards d’années-lumière. Nous sommes ensuite allés plus loin, et nous avons remarqué qu’ils tendaient également à être alignés avec l’axe du filament dans lequel ils se trouvent. C’était surprenant, même si on s’y attendait, d’une certaine manière. C’était ce qu’on essayait d’observer. »

Les prévisions du modèle standard semblent donc dépassées. « L’information sur la polarisation vient renforcer l’idée que nous sommes en présence d’une structure unique à ce jour dont les membres subissent un phénomène d’alignement, résument les chercheurs. C’est peut-être la preuve qu’il manque un ingrédient dans nos modèles actuels. » Toutefois, la nature d'alignements à de telles échelles n’est pas forcément évidente à comprendre. « Le cœur d’un quasar est tout de même constitué d’un trou noir supermassif, qui peut atteindre plusieurs milliards de fois la masse du Soleil. Il n’est pas établi que de tels objets se comportent comme des galaxies moins massives.  C’est malgré tout une bonne première piste à creuser. Nous pouvons légitimement suspecter, en extrapolant ce qu’on connaît pour les galaxies, que le même mécanisme peut agir pour les quasars. L’hypothèse doit être testée d'une part au moyen de la théorie, en vérifiant que ce qui explique les alignements à de plus petites échelles peut englober des structures aussi étendues, et d'autre part être confirmée par de nouvelles observations. »

Vers d’autres groupes de quasars

CTrou-noir-supermassifette toile de quasars défie aujourd’hui les astrophysiciens. Selon la théorie, l’Univers en expansion n’aurait pas pu avoir le temps de former une structure aussi grande. « Il y a là un aspect assez intrigant, relèvent les chercheurs. Trouver une telle structure d’un gigaparsec, ce peut être une fluctuation statistique. Mais si nous commençons à en trouver d’autres, on devra revoir le modèle, et faire intervenir de nouveaux facteurs. D’un autre côté, il faut voir si nous ne sommes pas en présence d’une structure mal définie. Nous devons caractériser ces alignements pour vérifier qu’ils ont bien du sens. Tous ces travaux sur les quasars sont très récents, il y a encore beaucoup à faire. Nous sommes des observateurs davantage que des théoriciens, mais il faut se pencher plus longuement sur la question.  A plus court terme, nous avons à nouveau demandé du temps d’observation au VLT. Nous allons regarder d’autres amas de quasars, voir si on retrouve le même comportement, et renforcer nos observations. » 

(1) Damien Hutsemékers, Lorraine Braibant, Vincent Pelgrims, Dominique Sluse, Alignment of quasar polarizations with large-scale structures, Astronomy & Astrophysics, 19 novembre 2014.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_382194/fr/quand-des-trous-noirs-supermassifs-s-alignent?printView=true - 20 avril 2024