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Euthanasie et internement : une logique perverse ?

Jerome Englebert Parcours




Par Jérôme Englebert, Docteur en psychologie, Université de Liège.

Une carte blanche publiée dans le journal Le Soir du 15 janvier 2015, pp. 22-23.

Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de discuter de la souffrance de Frank Van Den Bleeken, patient interné à la prison de Bruges faisant l’actualité depuis plusieurs semaines par sa demande d’euthanasie en raison de souffrances psychologiques. Je n’ai jamais rencontré ce monsieur, et ne peux donc pas me prononcer à ce propos ; et, si je l’avais rencontré et que j’étais en mesure d’émettre un avis à ce propos, la déontologie ne me permettrait pas de m’exprimer à ce sujet. Fort heureusement, donc, la souffrance de cette personne ne sera pas rendue publique. Mon propos ne consiste pas non plus, pour les mêmes raisons, à me risquer à une pseudo-analyse de personnalité de ce patient. Enfin, je ne m’inviterai pas non plus dans le débat éthique consistant à évaluer la recevabilité d’une telle demande et l’issue qu’il convient de lui donner. Mon hypothèse s’intéresse à la logique qui se joue à travers ce recours ultime à la « mort assistée ».

La situation folle d’un « sain d’esprit »

La loi de défense sociale est censée éviter une peine d’emprisonnement aux personnes présentant une pathologie mentale. Et précisons d’emblée qu’elle remplit généralement bien sa mission. Nos sociétés modernes, avec des variations d’un pays à l’autre, considèrent qu’un sujet présentant un « déséquilibre mental » doit être interné en défense sociale dans un environnement qui sera à même de le soigner, et échappera à la détention conventionnelle. Or, d’un point de vue psychopathologique et psychiatrique, il y a, dans les annexes psychiatriques des prisons et dans les Établissements de Défense Sociale, des individus qui ne présentent pas de pathologie mentale, comme par exemple la schizophrénie, ou une déficience mentale justifiant une irresponsabilité de leurs actes. Parmi ceux-ci, l’on identifie des patients ayant commis de graves infractions à caractère sexuel (comme c’est le cas de Frank Van Den Bleeken) et présentant souvent un grave trouble de la personnalité (ce que nous ne pouvons donc clairement pas affirmer pour ce monsieur), mais dénués de pathologie mentale. Ces patients se retrouvent, parfois après la manœuvre d’un avocat qui pensait que l’internement était la meilleure des issues, dans l’entonnoir de la défense sociale. Munis de la faculté de discernement, ils sont pourtant reconnus irresponsables et doivent donc être soignés avant d’être remis en liberté. Or, bien que le débat soit en réalité nettement plus complexe, les modes de soin de ces individus restent au pire des impasses, au mieux des défis. Les médications n’ont pas d’effet sur leur fonctionnement psychologique, les thérapies et modes de prises en charges s’avèrent souvent inadaptées – la question ouverte est de savoir s’il est véritablement possible d’en concevoir.

Ces patients, sains d’esprit et donc parfaitement lucides sur leur situation, répètent alors à l’envi : « comment puis-je vous prouver que j’ai changé, que je ne recommencerai plus ? ». Dans les cas les plus graves la mesure d’internement devient, d’année en année, une perpétuité à peine voilée. Tous les six mois, il est bien possible, toujours aidé par son avocat, de plaider une libération à l’essai, mais la Commission de Défense Sociale, souvent gênée lorsqu’il s’agit de justifier le prolongement de la mesure d’internement, ne peut que refuser – principalement pour des raisons de risque de récidive et de dangerosité sociale – la demande.

Une logique perverse ?

La logique que révèle cette demande d’euthanasie semble bien relever de ce que le savoir clinique appelle une logique perverse. Il est important de préciser que celle-ci ne consiste pas fondamentalement en l’infraction de la loi. Il s’agit plutôt d’une manière de jouer avec elle. Si elle est enfreinte, elle le sera « de peu ».


 

  Euthanasie prison 

En criminologie, c’est d’ailleurs ce qui rend l’acte délinquant pervers redoutable. Sa maîtrise remarquable des codes et des normes, que l’on assimile souvent à de la manipulation, est un des aspects essentiels de cette logique. En dehors de la dimension criminologique, l’on retrouve ce trait de fonctionnement psychologique dans de nombreuses couches de la société. Sans doute particulièrement dans des pans de celle-ci où l’exercice d’une autorité, d’un pouvoir ou d’un charme sur autrui est toléré et même valorisé ; par exemple dans de nombreuses situations professionnelles. La compréhension intuitive et fulgurante de l’autre et de l’environnement, la maitrise des rouages et l’anticipation des embuches est, en effet, une compétence qui peut se révéler redoutable en de nombreuses circonstances. Car l’acte pervers expose rarement son agent, celui-ci fini toujours par s’échapper, peut-être satisfait d’avoir agi sur le système. La dimension perverse est donc source de nouveauté, d’évolution, voire de révolution. Sa nature est de pousser dans les ultimes retranchements, de trouver des solutions là où il semble ne pas y en avoir.

L’issue dans la demande à mourir

Après plusieurs années, dans le cas Frank Van Den Bleeken il s’agit de plus de 25 ans, malgré leur grande habileté et leurs talents de procéduriers, ces patients se voient contraints d’en arriver à la solution la plus radicale qui soit : demander à mourir. Nous insistons sur le fait qu’il s’agit sans doute plus d’une demande que d’une volonté absolue d’en finir avec la vie. Le meilleur argument est que le patient demande l’euthanasie mais ne semble pas chercher à se suicider. En outre, après l’accord, il reste, jusqu’à la dernière seconde, maître de changer d’avis (ce serait, sinon, un assassinat). Pour le cas de Frank Van Den Bleeken, le revirement de situation n’est pas venu de sa part mais bien d’une décision médicale, qui a finalement interrompu la procédure. Quelles seront les conséquences de cette volte-face ? Même cette demande ultime lui aura été refusée. La logique est infaillible car elle démontre que c’est ici le savoir psychiatrique et ses moyens, en lieu et place de la justice, qui se voient contraints d’« infliger » une perpétuité sans cesse renouvelée.

Que peut faire la justice ? Dans le cas de Frank Van Den Bleeken, peut-être interroger un conseil d’éthique, car, in fine, les réponses à cette demande mobilisent sans doute plutôt ce champ que ceux de la médecine ou de la psychiatrie. La situation des autres internés présentant un important trouble de la personnalité mais pas une maladie mentale est également problématique. Il est bien délicat d’envisager un changement de régime ou de statut (passer d’interné à détenu) pour des personnes qui n’ont pas été condamnées et qui, pour certaines, n’ont même pas eu de procès. Pour l’avenir, par contre, des chantiers s’annoncent. Il semble fondamental de se servir de ce triste épisode pour réaliser une discussion de fond sur l’expertise présentencielle qui éclaire et contribue à la décision d’irresponsabilité. Plutôt que de reprendre la loi sur l’euthanasie, c’est sans doute la mise en pratique de la loi d’internement qui nécessite débat.


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