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Les tours des villes

13/01/2015

Si la construction des tours n'est pas forcément l'un des défis majeurs du XXIe siècle, la croissance des villes l'est : bientôt 70% de la population mondiale habiteront en milieu urbain. Les tours peuvent ponctuellement répondre aux enjeux de mobilité, d'attractivité et de mixité, mis en avant pour le développement de villes plus durables. C’est ce qu’a étudié dans sa thèse Claire Saint-Pierre, une jeune chercheuse de l’Université de Liège.

Tours Absolute world towerLa hauteur a toujours été symbole de prestige. Dans les récits bibliques, la tour de Babel s’élevait jusqu’aux cieux. D’autres noms sont connus de tous : Eiffel, Pise, Big Ben… et plus tristement, les tours jumelles du World Trade Center. Depuis les débuts de la société urbaine, le statut et le rôle des édifices en hauteur ont largement évolué. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les tours étaient exclusivement réservées à la localisation d’un pouvoir supérieur, qu’il soit d’ordre politique ou religieux. Le XXe siècle a marqué l’arrivée sur le continent Nord-américain des premières tours habitables destinées au secteur tertiaire. Les « skyscrapers » constituaient alors le symbole de la puissance économique d’un groupe. La course à la hauteur et à l’innovation était lancée. A présent, ces monstres d’acier et de verre dominent toutes les grandes métropoles du monde , comme une acceptation de l’idéologie capitaliste, symbolisant plus que jamais la force et la modernité d’une nation.

Tours du monde

Les tours existent depuis des siècles et leur fonction a considérablement évolué : tantôt objet de surveillance ou de défense, tantôt symbole de puissance religieuse ou administrative, tantôt fonction d’usage en télécommunications, tantôt fonctions commerciales ou résidentielle. La terminologie du mot « tour » est également variable. D’après le Centre National de ressources textuelles et lexicales, la définition de base d'une tour est "une construction nettement plus haute que large, dominant un édifice ou un ensemble architecturale, et ayant généralement un rôle défensif". D’autres termes peuvent être progressivement créés lors de l'apparition de nouvelles morphologies et de nouvelles fonctionnalités. « Dans la législation et dans le domaine de la construction, nous parlerons plutôt de bâtiments hauts (tall buildings), ou d'immeubles de grande hauteur – IGH – (high rise buildings) quand ce sont des constructions habitées. Le terme "gratte-ciel" vient de l'anglais (skyscraper), et est apparu au début du XXe siècle. Dans tous les cas, ce sont les rapports des hauteurs qui sont important : échelle verticale très supérieure à l'échelle horizontale et hauteur de la tour relativement supérieure à celle des bâtiments environnants. Aujourd'hui, les immeubles de grande hauteur se caractérisent également par leur technologie », explique Claire Saint-Pierre, auteur d’une thèse de doctorat sur le sujet (1) au sein du service Urbanisme et Aménagement du territoire de l’Université de Liège.

Le mot « gratte-ciel » fait inévitablement penser à New-York ou au schéma classique des CBD (Central Business District) des grandes métropoles américaines. Lorsqu'il s'agit de consulter l’opinion publique pour demander l’avis sur une nouvelle construction de tour, la réponse variera beaucoup en fonction de la zone géographique. « Les tours sont globalement plus acceptées sur les continents américain ou asiatique qu'en Europe. Les États-Unis sont le berceau des gratte-ciels et immeubles de grande hauteur. Ils ont permis une grande avancée dans le développement urbain au XIXe et XXe siècle et les populations sont plus habituées par cette morphologie urbaine. En Europe, les villes sont davantage constituées de bâtiments historiques ou classés au patrimoine et les changements radicaux en centre-ville sont plus difficiles. Particulièrement en France où les gens gardent un mauvais souvenir des constructions de tours des années 1970. Depuis, les tours sont globalement mal acceptées, surtout par les riverains d'un futur projet de tour », constate la chercheuse originaire de la banlieue parisienne.

Aujourd'hui, les tours ne sont pas du tout incontournables. Elle font néanmoins partie intégrante du paysage des grandes métropoles à travers le monde. Chaque continent, chaque pays et même chaque ville a sa propre culture et s'approprie de manière très différente cette morphologie urbaine. Le développement des villes ne s'est pas effectué à la même époque ni de la même manière, ce qui rend les études comparatives intéressantes. « Les grandes villes d'Amérique du Nord se sont développées selon un maillage quadrillé avec un centre d'affaire identifiable par sa verticalité (CBD de gratte-ciel) et une périphérie résidentielle étalée (pavillons ou petit collectif). En Europe, les centres-villes sont davantage marqués par l'histoire religieuse, économique ou politique ; leur tissu urbain est principalement composé d'immeubles de hauteur moyenne donc la disposition des façades forme des « rues canyon ». Les villes sud-américaines reflètent une première influence européenne hispanique (forte densité, compacité, places, etc.) puis un développement sur le modèle des villes nord-américaines (centre vertical et banlieue étalée) », précise Claire Saint-Pierre.

Faire le tour de la question

Dans sa thèse, Claire Saint-Pierre développe plusieurs outils systémiques permettant de définir une insertion urbaine de qualité. Ainsi, elle estime qu'une tour aura plus de chances d'être bien intégrée au paysage si :
- la tour est multifonctionnelle, et en particulier avec un bon apport d'équipements et de services (logements/services ou bureaux/services ou logements/bureaux/services),
- le lien avec l'espace public est correctement traité (ce qu’on appelle "forte adhérence à l'espace public"), en lien notamment avec l'apport en équipements,
- le projet est en adéquation avec les réseaux de transports (compatibilité du profil d'accessibilité propre au site et du profil de mobilité du projet de tour),
- l'impact sur les réseaux de transports n'est pas trop conséquent (pas de saturation ou adaptation du réseau),
- la qualité architecturale est travaillée en adéquation avec les bâtiments environnants (insertion paysagère),
- le choix de la hauteur est bien réfléchi en amont (choix d'un point de repère assumé ou choix d'intégration modérée au skyline),
- les effets de vents générés par la tour sont limités (question de confort des piétons aux alentours de la tour),
- l'incidence solaire est également limitée (pas d'ombre trop conséquente pour les usagers des bâtiments environnants).
Ces critères constituent donc la grille d'indicateurs d'insertion urbaine qui permet d'évaluer la performance urbaine d'une tour, c'est à dire la qualité de son insertion en milieu urbain.

Par ailleurs, il est évident qu’une tour présente des avantages et des inconvénients. Parmi les avantages, on peut évoquer la rentabilisation de l'espace (rentabilisation foncière et fonctionnelle), la participation aux centralités urbaines (concentration d'activités, réduction des déplacements), la possibilité d'intégrer des fonctionnalités en centre-ville, la symbolique et l'image qu'elle peut revêtir, ou encore la diversité d'échelles qu'elle met en perspective. Parmi les inconvénients, pointons le coût de construction et les charges de fonctionnement élevés (dus aux technologies nécessairement présentes pour l'usage de la tour), les impacts sur le confort des usagers (effets de vent, ombre portée, confinement), les difficultés de réalisation (cadre réglementaire et spécialisation fonctionnelle des investisseurs).

Tours

La tour prend le pion…

Les prises de décisions sont partagées entre la maîtrise d'ouvrage (investisseurs publics ou privés), l'entité responsable de la réglementation urbaine de la zone d'implantation de la tour (collectivité ou aménageur) et la maîtrise d'œuvre (architectes, urbanistes, ingénieurs). La méthode de traitement s’effectue largement en amont, avant même de savoir à quel endroit la tour doit être implantée. Elle permet de comparer plusieurs sites d'implantation pour en choisir le meilleur. Cependant, elle est également utilisée tout au long du processus et peut même être appliquée sur un projet de tour déjà construit. « Les choix et décisions relatives à la question des tours ne doivent pas être négligés du fait de leur ampleur en termes de programmation et de financement, mais aussi en raison des impacts qu'elles génèrent à l'échelle du quartier, de la ville ou de la métropole. Le processus d'implantation de tours doit se faire sur le long terme de manière stratégique et coordonnée, en concordance avec le développement des transports », explique Claire Saint-Pierre. Et d’ajouter : « Si une ville est encore vierge de toute tour, la place la plus judicieuse pour y établir le premier édifice vertical sera dans un quartier mixte, proche d'un nœud de transport. Ou dans un quartier nécessitant un renouvellement urbain, mais dans ce cas, la tour doit être un élément parmi d'autres au sein d'un projet urbain plus large ».

WTC écologiqueSi les méthodes de traitement et d’analyse semblent à présent efficaces, cela n’a pas toujours été le cas ces dernières années, comme le confirme la spécialiste: « Il y a eu des erreurs d'implantation par le passé, comme par exemple des tours de logement implantées au milieu d'un échangeur d'autoroute… De même pour certaines tours où la conception ne laissait pas passer assez de lumière naturelle. Dans ce cas, les meilleures préconisations sont de les rénover ou les démolir. Par exemple, l'ancienne tour AXA à la Défense (Paris) présentait ces inconvénients et des gros travaux de rénovations ont été effectués pour y créer de plus grandes ouvertures et récupérer davantage de lumière naturelle. Les plateaux ont également été élargis et les façades complétement changées. La tour entièrement rénovée est maintenant bien plus fonctionnelle et confortable ».

Les tours de logements reçoivent des normes supplémentaires à respecter. Leur hauteur limite dépend de la réglementation de la ville concernée. « Certaines villes ont des plafonds de hauteur inclus dans leur PLU (Plan local d'urbanisme), comme à Paris. D'autres villes n'ont pas de hauteur limite mais il y a une phase de négociation relativement cadrée avec la collectivité », précise la chercheuse française. La hauteur aura également un impact sur le prix du loyer. « Il sera plus élevé en hauteur (pour la qualité d'accès à la lumière et la vue). Mais cela dépend fortement des villes, des quartiers et de l'environnement de la tour. Une tour sans vue aura moins de différentiel entre les appartements en étages élevés et ceux moins élevés ».

Syndrome de la Tour verte

Le concept de ville durable apparait de plus en plus au cœur de nombreuses réflexions et de nombreux projets avant-gardistes et futuristes. « Et c’est tant mieux ! », affirme Claire Saint-Pierre. « Ce sont souvent ces projets qui font le plus avancer les choses. Aujourd'hui, certaines tours dites "écologiques" sont en construction, comme la tour de Shanghaï.  La Bahrain World Trade Center Manama, elle, a déjà vu le jour et peut être qualifiée de tour écologique. Ce sont des édifices qui contiennent de nombreux éléments d'architecture durable : géothermie, design architectural pour réduire les effets de vents, utilisation de double-peaux pour les façades afin de réguler des flux d'air, insertion de végétation dans les étages, etc. Quant aux fermes verticales, elles sont encore en projet et se rapprochent des enjeux de l'agriculture urbaine ». L'idée des fermes verticales est née en 1999, dans le cerveau d'un professeur en sciences environnementales et en microbiologie, Dickson Despommiers. Convaincu qu'elles peuvent résoudre les problèmes de pénurie alimentaire, le chercheur est leur inlassable défenseur. Selon lui, « il manquera en 2050, à une humanité citadine à 80 %, l'équivalent de la surface du Brésil pour produire de quoi la nourrir ».

Tour de taille

Les avancées techniques et technologiques en matière de construction des tours sont importantes. En ingénierie, le développement d'outils de calculs et de simulations permet de construire des projets gigantesques (tours, ponts, stades, etc.) et les risques d'effondrement sont normalement prévus par les ingénieurs, en particulier dans les zones sismiques. « La qualité et la précision de réalisation des calculs et de construction sont très importantes. Si toutes les précautions sont prises par les ingénieurs, il y a peu de risques. Les effondrements arrivent souvent quand la structure du bâtiment est endommagée, après un incendie par exemple. Le problème de la grande hauteur, c'est surtout les dégâts alentours que pourrait provoquer un effondrement ».

Le gain d'espace n'est pas forcément l'objectif final, même s'il est souvent utilisé comme argument lors d’un projet de construction de tour. Par nature, l’Homme cherche à s'élever de plus en plus haut. Le record actuel est détenu par la Burj Khalifa : 828 mètres de démesure vers les cieux, au-dessus de la ville de Dubaï aux Emirats Arabes Unis. Mais l’humanité ne compte pas s’arrêter en si bon chemin…. il y a la Kingdom Tower en cours de construction à Djedda (Arabie Saoudite) qui devrait être achevée en 2018 et atteindre 1001 mètres !.  «  La barre très symbolique du kilomètre va sans doute être atteinte ! Personnellement, je trouve les intérêts de ces projets assez insensés et je préfère faire une randonnée en montagne pour atteindre de tels sommets », conclut la jeune chercheuse.

(1) Diagnostics de sites et méthode d’implantation de tour pour une insertion urbaine de qualité . Claire Saint-Pierre, Thèse de doctorat réalisée sous la direction des professeurs Jacques Teller et Youssef Diab, Université de Liège, 2014, 483p.


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