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La BD dissidente

08/01/2015

Depuis quelques décennies, il existe à côté de l’industrie de la bande dessinée un – ou plutôt des – mouvements dits indépendants. Ils ont écrit les lettres de noblesse d’un neuvième art alors sclérosé par des clichés esthétiques et des manières de faire standardisées. Ces mouvements s’opposent-ils aux grosses structures ou les influencent-ils ? S’agit-il d’une avant-garde inspirée de génies créateurs conscients de leur historicité ou de nouvelles normes qui s’installent peu à peu ? Leurs éditeurs sont-ils de simples marchands ou travaillent-ils sur l’affirmation de nouvelles esthétiques ? Comment regroupe-t-on ces mouvements qui ont émergé dans des contextes historiques et artistiques différents ? Sont-ils indépendants, alternatifs, underground, contre-culturels ? Pour répondre à ces questions, le groupe ACME a, dans un ouvrage pluridisciplinaire, migré vers la notion de dissidence(1).

COVER BD dissidenceEn sortant de la clandestinité, une bande dessinée « indépendante » a tissé à la fin du XXe siècle la légitimité du neuvième art. Des auteurs et des éditeurs ont alors intégré de nouvelles esthétiques, l’autobiographie, une conscience politique et sociale, des nouveaux formats non standardisés, une revendication d’une histoire de leur art, l’édition d’essais ou encore la traduction de contemporains étrangers. Cette autre bande dessinée a depuis fait couler beaucoup d’encre. Au point qu’on s’y perd un peu. Entre jugements de valeur et objectivité, entre observations extérieures et stratégies marketing de légitimation, les discours l’ont peu à peu enfermée dans un « ensemble-monstre » finalement mal compris et ramené à une polarité opposée au système de divertissement de masse plus traditionnel. Pourtant, avant d’être rassemblés sous une même étiquette, les mouvements indépendants se marquent par des esthétiques, des trajectoires, des portraits, des velléités et des convictions parfois bien antagonistes. En posant le regard sur ce microcosme bouillonnant, on en voit les parcours cahotants, les succès et les échecs, les figures de proue et les suiveurs, les nombreux foyers et leurs divergences, les stratégies commerciales plus ou moins conscientes des contraintes du marché, etc. Plus qu’une structure monolithique, la bande dessinée « indépendante » semble être formée d’un ensemble informe et mouvant d’individualités fortes, tiraillées entre leur volonté de ne pas s’insérer dans des cadres formatés et la nécessité du collectif pour exister.

Dans l’ouvrage La bande dessinée en dissidence/Comics in Dissent , dix articles rendent justice à cet enchevêtrement de nœuds insaisissables et trop facilement placés sous le label « indépendant ». Un concept éculé qui semble connu de tous, mais qui au fil des pages s’étiole et dévoile certaines des nombreuses réalités occultées par le sens commun. La genèse de l’ouvrage remonte à novembre 2011. Le jeune groupe ACME de l’Université de Liège organise alors un colloque international autour de l’indépendance en bande dessinée. « Après notre volume « L’Association, une utopie esthétique et éditoriale » (2010), ce colloque était la première manifestation scientifique du groupe ACME, se souvient Tanguy Habrand, assistant au Département des Arts et Sciences de la Communication de l’ULg et co-éditeur de l’ouvrage. Trois journées en présence de chercheurs et d’acteurs du milieu. Que l’objet « bande dessinée » se structure à l’Université de Liège n’avait rien de révolutionnaire en soi et s’inscrit aujourd’hui encore dans une tendance générale, mais ce colloque a eu une grande importance sur l’image du groupe ACME au sein de l’Université et à l’étranger : on sait aujourd’hui qu’il existe à Liège un groupe non pas d’« amateurs » ou de « passionnés » de bande dessinée, mais de chercheurs issus de plusieurs départements qui entendent faire progresser la recherche sur ce médium. »

« Nous voulions ouvrir la réflexion d’ACME vers l’extérieur pour l’enrichir, poursuit Christophe Dony, assistant au Département des Langues et Littératures Modernes de l’ULg et co-éditeur de l’ouvrage. Nous avons rassemblé des gens d’horizons et de pays différents, notamment du monde anglophone qui connaît non seulement une grande culture de la bande dessinée, mais également un discours critique important. Nous voulions nous confronter à ce discours. Une des ambitions du colloque était de voir comment la question de l’alternatif dans la BD pouvait être traitée dans d’autres cultures, s’il existait une sorte de dénominateur commun entre certaines productions et pratiques ‘en marge’ issues de paysages différents. » Entre le colloque et l’ouvrage, il y a eu un gros travail d’édition, et de maturité, aussi. Le colloque s’intitulait « Figures indépendantes de la bande dessinée mondiale ». L’ouvrage annonce une bande dessinée en dissidence. Une manière de prendre ses distances par rapport à ce terme « indépendant » trop situé. « Il nous fallait trouver un terme plus neutre et universel, explique Tanguy Habrand, qui amène une idée de rupture dans ce qu’elle a de plus générique. »

Un ouvrage pluriel et bilingue

Au fil des pages, c’est à un écartèlement sans merci de l’indépendance auquel le lecteur assiste. Si les auteurs s’assemblent autour de la volonté de comprendre ce qu’est la bande dessinée contemporaine, chacun emprunte une piste différente. S’en dégage un éclatement qui peut surprendre, mais qui reste cohérent face à un objet aussi hétéroclite. S’il marque par sa pluridisciplinarité, c’est particulièrement dans son travail socio-économique consacré aux positions des auteurs et des maisons d’édition que l’ouvrage apporte un regard neuf. « Il est assez rare d’étudier les structures éditoriales, reconnaissent les chercheurs. Ce n’était pas notre seule finalité, mais cela ouvrait sur une autre dynamique des études de la bande dessinée. Nous ne pensions pas épuiser le débat sur la notion de l’indépendance. Nous cherchions plutôt à le lancer, pour qu’il continue sous d’autres formes. »

Il ne faut donc pas chercher des réponses toutes faites à des questions précises, dans ces pages, mais plutôt des éclaircissements sur un art qui a tardé à devenir adulte. L’éclatement des points de vue est donc une bonne approche. Il commence par le bilinguisme de l’ouvrage, dont une partie est rédigée en anglais et l’autre en français. Une approche presque nécessaire puisque l’une des ambitions était de comparer le rapport à l’indépendance dans différents pays. Des observateurs privilégiés pour rendre compte de la culture américaine se sont donc exprimés dans la langue de Shakespeare. Les contributions des chercheurs néerlandophones ont également été rédigées en anglais, dans un souci de compréhension d’un plus large public.

L’internationale alternative

Un premier point qui s’éclaircit à la lecture de l’ouvrage est le caractère international de la bande dessinée contemporaine. Dès le premier article, rédigé par Erwin Dejasse(2), elle est étendue à une multitude de foyers qui dépassent de loin les pôles les plus connus (Japon, USA, et la culture franco-belge). Plus loin, les textes de Rudi de Vries(3) et de Gert Meesters(4) (dernier co-éditeur de l’ouvrage), en explorant des cas particuliers sous deux angles différents, sortent également des foyers les plus connus. Le premier illustre les théories des systèmes de sélection à travers Joost Swarte, artiste hollandais et cofondateur d’une maison d’édition influente, Oog & Blik. Rudi de Vries, en retraçant la trajectoire internationale de cette figure de la bande dessinée hollandaise, montre comment un artiste peut influencer et changer un environnement artistique pour préserver un certain niveau d’indépendance. En imposant son travail, en posant un regard critique dessus, et en participant à de nombreuses collaborations, Joost Swarte a pu modifier différents systèmes de sélection (le marché, les pairs et les experts), pour les amener à accepter son travail et son style.

Gert Meesters, lui, s’attarde sur deux maisons d’édition flamandes modestes et indépendantes, Bries et Oogachtend. Il dévoile des individualités très marquées qui en sont les moteurs. Chacune de ces deux structures est tenue par une seule personne, qui affirme un caractère et une appréciation très subjective autant que rigoureuse dans le choix des œuvres qu’elle va choisir et défendre. Après l’établissement d’une série de similitudes, le chercheur remarque surtout deux manières très différentes de se positionner dans le champ éditorial, de construire un catalogue, et de le diffuser, flirtant parfois avec des techniques très artisanales.

L’individu, le collectif et l’effet d’école

Après tout, la bande dessinée d’auteur ne serait-elle pas une affaire d’individus ? C’est l’une des questions de l’ouvrage, et en particulier d’Erwin Dejasse. Ainsi, le chercheur liégeois écrit-il que « c’est précisément son incapacité à se laisser enfermer dans des normes qui fonde la spécificité de la bande dessinée alternative. (…) Elle (lui) apparaît d’abord comme l’expression d’une singularité »(5). Selon ce postulat, à l’inverse, l’industrie de la bande dessinée se conformerait à des normes cadenassées au niveau des thématiques, de la narration, du graphisme, de la logique des séries, du format (48 pages en couleur cartonnées), etc.  

Et pourtant, la bande dessinée alternative connaît certains cas de standardisation. Le roman graphique, par exemple, se développe et se décline avec des formes de récupération et des thématiques privilégiées. L’introversion, l’autobiographie, la conscience sociale à travers le reportage, l’utilisation du noir et blanc, un format rappelant davantage le roman, un nombre de pages dépassant souvent la centaine… En voulant s’affranchir de tous les standards, les figures alternatives les plus influentes ont à leur tour défini de nouvelles normes, comme le nuance Tanguy Habrand. « Il est question de singularité dans la bande dessinée d’auteur, c’est un fait. Idéalement, cela revient à imaginer que chaque acteur propose quelque chose de différent. C’est une idée qui renvoie à l’intériorité, au génie créateur. Mais force est de constater à travers les processus de légitimation de certains auteurs ou de certaines maisons d’édition qu’il existe de « bonnes façons » d’être alternatif. Il y a aussi toute une dimension socio-économique qui explique des phénomènes de rassemblement. On a vu apparaître des groupes d’auteurs qui s’unissaient non pas uniquement pour revendiquer une étiquette esthétique collective, mais aussi parce que c’était pour eux la seule façon de s’organiser, de s’emparer des outils de production en quelque sorte. »

BlanketsChristophe Dony continue d’illustrer qu’ils n’ont pas toujours eu le choix face à une industrie du divertissement bien huilée. « Se démarquer, c’est une chose, mais il est  plus facile de se faire entendre et, a fortiori, de marquer une dissidence à plusieurs. À l’instar des mouvements punk, une certaine culture de l’enthousiasme a amené plusieurs artistes à se rassembler pour paradoxalement mieux régner. La création de collectifs a par exemple permis à certains de s’affirmer plus facilement tout en créant une plus-value pour une plus vive reconnaissance. » Car quelle aurait la force d’une velléité alternative si elle ne pouvait pas être entendue ou s’assurer une relative pérennité ? La bande dessinée reste un produit commercialisable et doit remplir des objectifs aussi triviaux que ceux qu’exige le marché. Un marché saturé dans lequel de trop petites structures sont incapables de tenir.

Si ces impératifs plus économiques jalonnent l’ouvrage, ils sont surtout développés dans ses dernières contributions. Par exemple, après avoir montré le rapport honteux et tourné en dérision qu’a pu avoir Futuropolis à ces aspects calculateurs et rationnels, Benoît Berthou(6) revient sur une expérience heureuse dans l’histoire de la BD d’auteur, celle du Comptoir des Indépendants. Un organisme qui a mutualisé la diffusion des maisons indépendantes, et qui voulait créer un mode de diffusion dans un nouveau rapport avec les libraires. Il a rassemblé les maisons d’édition parmi les plus influentes du champ franco-belge durant ses années d’activité, soit de 1999 à 2011 et a permis de montrer que finalement, pour exister, des maisons d’édition n’étaient pas obligées de dépendre des gros organismes de distribution. « Des mécanismes d’entraide sont apparus dans tous les maillons de la chaîne du livre, explique Tanguy Habrand, avec des bénéfices parfois supérieurs à ceux que proposent des stratégies plus classiques. Par exemple, au moment où se forment des maisons d’édition comme l’Association, l’espace des possibles éditoriaux est fermé à de nombreux auteurs. Leurs travaux n’intéressent pas les structures existantes, ils doivent créer la leur. Au départ, cela ressemble à s’y méprendre à de l’auto-édition, une pratique qui est plutôt connotée négativement. Ce sont les « ratés », les « laissés-pour-compte ». Mais très vite, ils publient d’autres auteurs, traduisent des œuvres étrangères. Un collectif pertinent prend forme, et quelque chose de l’ordre de la révolution symbolique fait qu’on oublie qu’il s’agissait d’auto-édition au départ. »

Indépendance VS alternative

Finalement, le concept d’indépendance cache bien des aspects différents et ne dit pas grand chose sur la nature d’une œuvre. Car cette indépendance peut d’abord être artistique et/ou politique, prendre le contre-pied de ce qui se fait. En même temps, elle participe d’un effet d’école et peut-être même de mode. Elle peut être économique, mais encore une fois, l’idée ne tient pas longtemps, puisqu’une forme de marchandisation plus ou moins rigoureuse est une condition de survie éditoriale. A l’indépendance, certains privilégient le concept d’alternatif. Le terme tolère une adoption relative d’un système de consommation marchand et de l’établissement de nouveaux genres structurants et suivis par une nouvelle école d’auteurs. Il permet de rendre compte qu’une série d’artistes, à des moments différents, ont pu se démarquer d’une norme suivie majoritairement.

L’intervention de Tanguy Habrand nuance cependant la pertinence de cette adoption sémantique. L’alternative, selon l’auteur, recouvre tout autant de dimensions qualitatives et avant-gardistes, et crée des effets d’ensemble et d’exclusion. L’usage de l’alternatif sépare le mainstream de ce qui serait bon et apporte sa part de discrimination. Il ne va donc pas de soi non plus. « Un tel usage aboutit à une confusion des rôles : le chercheur se mue en critique et ne retient qu’une partie infime du paysage effectif de l’altérité »(7). En contrepartie, le chercheur propose un parcours à travers les différents usages du terme « indépendant » pour, d’une certaine manière, le réhabiliter scientifiquement. Il souligne cependant que la notion d’indépendance revêt un usage qualitatif dont il faut se détacher ou, à défaut prendre conscience. A partir de là, on peut l’utiliser pour catégoriser certaines démarches reconnaissables, qui marquent l’adhésion à une institution tout en s’en distançant, notamment au niveau de la structure d’une maison, de son catalogue, de sa manière de le commercialiser, ou de son adoption d’une éthique de travail qui la différencie des autres. Pour Tanguy Habrand, entre une édition industrielle coincée dans son unique quête du profit et une alternative subversive plus libre, mais condamnée à une confidentialité médiatique, l’édition indépendante est à placer dans un entre-deux. « Il ne s’agit pas de faire de la contre-culture, mais d’exprimer sa culture avec des moyens qui échappent aux clichés, de l’exprimer au sein même de la culture, pas en marge (…). (L’édition indépendante) jouant le jeu pour mieux le subvertir. Dit autrement, toute déclaration d’indépendance implique, de son énonciateur, l’adhésion à une institution. »(8)

Entre deux chaises, les alternatives à l’alternative

Vertigo

D’autres apports à l’ouvrage, notamment à travers le texte de Christophe Dony(9), nuancent encore la polarisation de l’indépendance contre l’industrie, cette fois par l’influence mutuelle qu’elles finissent par avoir. « Le marché a évolué, le constat classique entre petits et gros éditeurs ne me semble plus tout à fait juste. Historiquement, les différent mouvements et actions de dissidence, dans son acception la plus large, ont inévitablement donné lieu à un éclatement au niveau des structures et des styles. » Spécialiste des comics, il appuie son postulat sur un exemple précis, celui du label américain Vertigo, qui dépend directement du géant DC Comics, lui-même appartenant au conglomérat Time Warner. Initialement, Vertigo a été créé par DC Comics pour compiler les premiers titres plus ‘matures’ et ‘sophistiqués’ publiés par la maison, ou encore des histoires en marge de la norme qu’elle défend. Le label développe alors d’autres thématiques et d’autres esthétiques.

Joost Swarte accidentTrès vite décrié par les alternatifs comme par les fans des plus grosses structures, Vertigo a finalement réussi à assumer une place hybride d’entre-deux en affirmant sa distance avec les deux bords de manière très ironique, et en développant ce que l’auteur appelle une double conscience. « De nouveau, cet angle fait référence à une culture spécifique, dans un contexte historique particulier. Mais Vertigo présente un cas d’acteurs qui s’auto-définissent au milieu, et qui n’ont pas peur de railler tout le monde. Ils redéfinissent leur position éditoriale en empruntant aux courants alternatifs et en réécrivant les lignes trop directrices et trop faciles de la bande dessinée mainstream. Cette politique éditoriale forte est sans doute une des raisons qui explique pourquoi Vertigo est la seule collection qui ait réussi à perdurer au sein d’une major. Ce projet a d’ailleurs permis un nouveau possible. Dans le sillage du label, de nouveaux éditeurs indépendants ont par exemple vu le jour en jouant sur les deux tableaux. Vertigo est pour moi un des principaux acteurs qui ont permis à la bande dessinée aux États-Unis de réellement se diversifier depuis l’avènement de la bande dessinée dite alternative. Néanmoins, le label reste financièrement dépendant d’un plus gros groupe au sein duquel la bande dessinée n’est pas l’activité la plus lucrative.. Il n’est donc pas à l’abri des politiques de restructuration liées aux impératifs de rentabilité de DC Entertainement et, plus largement, de Time Warner. »

Les difficultés financières restent finalement l’un des aspects qui relient tous ces acteurs, qui parfois, doivent trouver des alternatives à leurs alternatives. La très belle conclusion de l’ouvrage l’illustre(10). Il s’agit du témoignage par Thierry Groensteen de son parcours tumultueux d’éditeur. Il y raconte la fondation des éditions de l’An 2 en 2002, qu’il dirige pendant quatre ans en développant une ligne éditoriale singulière, stricte et rigoureuse. Il y publie à un rythme élevé de nombreuses bandes dessinées en couleurs, rédige des essais complexes sur le médium, traduit de l’étranger de nombreux auteurs. Ne parvenant pas à maintenir financièrement la maison à flot, il met la clé sous la porte à la fin de l’année 2006. Racheté par le groupe Actes Sud en 2007, il y poursuit son activité d’éditeur, en dirigeant une collection, cette fois. « Thierry Groensteen fonde sa maison dix ans après la création de l’Association, fait remarquer Tanguy Habrand. Quand il parle d’alternative à l’alternative, il appuie l’idée qu’il est possible d’innover sans pour autant faire écho à des valeurs en voie de consécration. Cette entreprise n’est pas dénuée de risques. Son travail de découverte, de traduction, de création d’un appareil critique conséquent nécessitait des moyens financiers importants. Il a tenté l’expérience de rejoindre un plus grand groupe, avec tout ce que cela comporte d’avantages et d’inconvénients. Cette trajectoire est assez courante dans l’édition littéraire. Elle est beaucoup plus rare en bande dessinée. » « Aux États-Unis, les petites structures sont souvent rachetées par de plus gros éditeurs, ponctue Christophe Dony. Mais dans l’opération, elles n’ont souvent plus aucun droit de regard sur leur catalogue, lequel est parfois amené à disparaitre progressivement au sein du nouveau groupe tant celui-ci peine parfois, pour des raisons diverses, à développer les personnages et univers singuliers dont il a acquis les droits. »

La dissidence n’est pas toujours une avant-garde

L’An 2 et Vertigo vivent donc deux situations uniques et exceptionnelles, comme beaucoup d’autres, et qui rendent compte de la difficulté de les rapprocher pour les appréhender dans un discours scientifique rigoureux. La dissidence déborde de partout, sous bien des formes, et n’a de cesses d’évoluer. Christophe Dony a plaisir à la remarquer au sein de Marvel ou de DC Comics, chez les auteurs a priori les plus ‘mainstream’ qui se lèvent aujourd’hui contre un manichéisme trop affirmé ou une trop grande simplification du ‘multivers’ des maisons dans l’adaptation de leurs œuvres par les studios hollywoodiens. Si d’aucuns parlent de dissidence comme d’avant-garde, les auteurs de l’ouvrage évitent de tomber dans le piège. L’affirmation de cet avant-gardisme est de toute façon dépassée, et elle parfois un effet de marketing, une manière de se construire une histoire. Quelque part, il est de bon ton de se revendiquer d’une forme d’avant-garde quand on ne connaît pas de succès médiatique. Mais certains parmi les plus farouches représentants de ces mouvements rejoindront un jour ou l’autre les maisons d’édition intermédiaires. Et cela entre autres grâce à des processus de sélection, d’institutionnalisation entre autres par des jugements de valeur, dont l’exercice le plus difficile semble pour le milieu académique de devoir s’en désolidariser, ou au moins d’en reconnaître les effets dans son travail et sa critique. Car sans être toutes les porteuses du courant dominant de demain, des voix dissidentes s’élèvent tous les jours, toujours en réaction à de nouvelles choses. Et la dissidence peu se redéfinir constamment.

(1) Christophe Dony, Tanguy Habrand, Gert Meesters (éditeurs), et al., La bande dessinée en dissidence, Alternative, indépendance, auto-édition, Comics in Dissent, Alternative, Indepenence, Self-Publishing, Presses Universitaires de Liège, Collection ACME, 2014

(2) Ibid, Erwin Dejasse, Le regard cosmopolite et rétrospectif de la bande dessinée alternative
(3) Ibid, Rudi De Vries, Balancing on the « Clear Line : » Between Selecting and Being Selected, independent Comics Publishing in the Netherlands : The Case of Joost Swarte and Oog & Blik
(4) Ibid, Gert Meesters, The Reincernation of Independent Comics Publishing in Flanders in the 21st Century : Bries and Oogachtend as Deceivingly Similar Cases
(5) Ibid, page 39.

(6) Ibid, Benoît Berhou, Pour une autre commercialisation de la bande dessinée : Étude sur ‘La Gazette’ du ‘Comptoir des Indépendants.
(7)Ibid, Tanguy Habrand, Les Indépendants de la bande dessinée: Entre édition établie et édition sauvage, page 50
(8) Ibid, page 54
(9) Ibid, Christophe Dony, Reassessing the Mainstream vs. Alternative/Independent Dichotomy or, the Double Awareness of the Vertigo Imprint

(10) Ibid, Thierry Groensteen, De l’An 2 à Actes Sud, une alternative à l’alternative, Témoignage d’un éditeur


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