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La BD dissidente
08/01/2015

Joost Swarte accidentTrès vite décrié par les alternatifs comme par les fans des plus grosses structures, Vertigo a finalement réussi à assumer une place hybride d’entre-deux en affirmant sa distance avec les deux bords de manière très ironique, et en développant ce que l’auteur appelle une double conscience. « De nouveau, cet angle fait référence à une culture spécifique, dans un contexte historique particulier. Mais Vertigo présente un cas d’acteurs qui s’auto-définissent au milieu, et qui n’ont pas peur de railler tout le monde. Ils redéfinissent leur position éditoriale en empruntant aux courants alternatifs et en réécrivant les lignes trop directrices et trop faciles de la bande dessinée mainstream. Cette politique éditoriale forte est sans doute une des raisons qui explique pourquoi Vertigo est la seule collection qui ait réussi à perdurer au sein d’une major. Ce projet a d’ailleurs permis un nouveau possible. Dans le sillage du label, de nouveaux éditeurs indépendants ont par exemple vu le jour en jouant sur les deux tableaux. Vertigo est pour moi un des principaux acteurs qui ont permis à la bande dessinée aux États-Unis de réellement se diversifier depuis l’avènement de la bande dessinée dite alternative. Néanmoins, le label reste financièrement dépendant d’un plus gros groupe au sein duquel la bande dessinée n’est pas l’activité la plus lucrative.. Il n’est donc pas à l’abri des politiques de restructuration liées aux impératifs de rentabilité de DC Entertainement et, plus largement, de Time Warner. »

Les difficultés financières restent finalement l’un des aspects qui relient tous ces acteurs, qui parfois, doivent trouver des alternatives à leurs alternatives. La très belle conclusion de l’ouvrage l’illustre(10). Il s’agit du témoignage par Thierry Groensteen de son parcours tumultueux d’éditeur. Il y raconte la fondation des éditions de l’An 2 en 2002, qu’il dirige pendant quatre ans en développant une ligne éditoriale singulière, stricte et rigoureuse. Il y publie à un rythme élevé de nombreuses bandes dessinées en couleurs, rédige des essais complexes sur le médium, traduit de l’étranger de nombreux auteurs. Ne parvenant pas à maintenir financièrement la maison à flot, il met la clé sous la porte à la fin de l’année 2006. Racheté par le groupe Actes Sud en 2007, il y poursuit son activité d’éditeur, en dirigeant une collection, cette fois. « Thierry Groensteen fonde sa maison dix ans après la création de l’Association, fait remarquer Tanguy Habrand. Quand il parle d’alternative à l’alternative, il appuie l’idée qu’il est possible d’innover sans pour autant faire écho à des valeurs en voie de consécration. Cette entreprise n’est pas dénuée de risques. Son travail de découverte, de traduction, de création d’un appareil critique conséquent nécessitait des moyens financiers importants. Il a tenté l’expérience de rejoindre un plus grand groupe, avec tout ce que cela comporte d’avantages et d’inconvénients. Cette trajectoire est assez courante dans l’édition littéraire. Elle est beaucoup plus rare en bande dessinée. » « Aux États-Unis, les petites structures sont souvent rachetées par de plus gros éditeurs, ponctue Christophe Dony. Mais dans l’opération, elles n’ont souvent plus aucun droit de regard sur leur catalogue, lequel est parfois amené à disparaitre progressivement au sein du nouveau groupe tant celui-ci peine parfois, pour des raisons diverses, à développer les personnages et univers singuliers dont il a acquis les droits. »

La dissidence n’est pas toujours une avant-garde

L’An 2 et Vertigo vivent donc deux situations uniques et exceptionnelles, comme beaucoup d’autres, et qui rendent compte de la difficulté de les rapprocher pour les appréhender dans un discours scientifique rigoureux. La dissidence déborde de partout, sous bien des formes, et n’a de cesses d’évoluer. Christophe Dony a plaisir à la remarquer au sein de Marvel ou de DC Comics, chez les auteurs a priori les plus ‘mainstream’ qui se lèvent aujourd’hui contre un manichéisme trop affirmé ou une trop grande simplification du ‘multivers’ des maisons dans l’adaptation de leurs œuvres par les studios hollywoodiens. Si d’aucuns parlent de dissidence comme d’avant-garde, les auteurs de l’ouvrage évitent de tomber dans le piège. L’affirmation de cet avant-gardisme est de toute façon dépassée, et elle parfois un effet de marketing, une manière de se construire une histoire. Quelque part, il est de bon ton de se revendiquer d’une forme d’avant-garde quand on ne connaît pas de succès médiatique. Mais certains parmi les plus farouches représentants de ces mouvements rejoindront un jour ou l’autre les maisons d’édition intermédiaires. Et cela entre autres grâce à des processus de sélection, d’institutionnalisation entre autres par des jugements de valeur, dont l’exercice le plus difficile semble pour le milieu académique de devoir s’en désolidariser, ou au moins d’en reconnaître les effets dans son travail et sa critique. Car sans être toutes les porteuses du courant dominant de demain, des voix dissidentes s’élèvent tous les jours, toujours en réaction à de nouvelles choses. Et la dissidence peu se redéfinir constamment.

(10) Ibid, Thierry Groensteen, De l’An 2 à Actes Sud, une alternative à l’alternative, Témoignage d’un éditeur

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