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La BD dissidente
08/01/2015

Si ces impératifs plus économiques jalonnent l’ouvrage, ils sont surtout développés dans ses dernières contributions. Par exemple, après avoir montré le rapport honteux et tourné en dérision qu’a pu avoir Futuropolis à ces aspects calculateurs et rationnels, Benoît Berthou(6) revient sur une expérience heureuse dans l’histoire de la BD d’auteur, celle du Comptoir des Indépendants. Un organisme qui a mutualisé la diffusion des maisons indépendantes, et qui voulait créer un mode de diffusion dans un nouveau rapport avec les libraires. Il a rassemblé les maisons d’édition parmi les plus influentes du champ franco-belge durant ses années d’activité, soit de 1999 à 2011 et a permis de montrer que finalement, pour exister, des maisons d’édition n’étaient pas obligées de dépendre des gros organismes de distribution. « Des mécanismes d’entraide sont apparus dans tous les maillons de la chaîne du livre, explique Tanguy Habrand, avec des bénéfices parfois supérieurs à ceux que proposent des stratégies plus classiques. Par exemple, au moment où se forment des maisons d’édition comme l’Association, l’espace des possibles éditoriaux est fermé à de nombreux auteurs. Leurs travaux n’intéressent pas les structures existantes, ils doivent créer la leur. Au départ, cela ressemble à s’y méprendre à de l’auto-édition, une pratique qui est plutôt connotée négativement. Ce sont les « ratés », les « laissés-pour-compte ». Mais très vite, ils publient d’autres auteurs, traduisent des œuvres étrangères. Un collectif pertinent prend forme, et quelque chose de l’ordre de la révolution symbolique fait qu’on oublie qu’il s’agissait d’auto-édition au départ. »

Indépendance VS alternative

Finalement, le concept d’indépendance cache bien des aspects différents et ne dit pas grand chose sur la nature d’une œuvre. Car cette indépendance peut d’abord être artistique et/ou politique, prendre le contre-pied de ce qui se fait. En même temps, elle participe d’un effet d’école et peut-être même de mode. Elle peut être économique, mais encore une fois, l’idée ne tient pas longtemps, puisqu’une forme de marchandisation plus ou moins rigoureuse est une condition de survie éditoriale. A l’indépendance, certains privilégient le concept d’alternatif. Le terme tolère une adoption relative d’un système de consommation marchand et de l’établissement de nouveaux genres structurants et suivis par une nouvelle école d’auteurs. Il permet de rendre compte qu’une série d’artistes, à des moments différents, ont pu se démarquer d’une norme suivie majoritairement.

L’intervention de Tanguy Habrand nuance cependant la pertinence de cette adoption sémantique. L’alternative, selon l’auteur, recouvre tout autant de dimensions qualitatives et avant-gardistes, et crée des effets d’ensemble et d’exclusion. L’usage de l’alternatif sépare le mainstream de ce qui serait bon et apporte sa part de discrimination. Il ne va donc pas de soi non plus. « Un tel usage aboutit à une confusion des rôles : le chercheur se mue en critique et ne retient qu’une partie infime du paysage effectif de l’altérité »(7). En contrepartie, le chercheur propose un parcours à travers les différents usages du terme « indépendant » pour, d’une certaine manière, le réhabiliter scientifiquement. Il souligne cependant que la notion d’indépendance revêt un usage qualitatif dont il faut se détacher ou, à défaut prendre conscience. A partir de là, on peut l’utiliser pour catégoriser certaines démarches reconnaissables, qui marquent l’adhésion à une institution tout en s’en distançant, notamment au niveau de la structure d’une maison, de son catalogue, de sa manière de le commercialiser, ou de son adoption d’une éthique de travail qui la différencie des autres. Pour Tanguy Habrand, entre une édition industrielle coincée dans son unique quête du profit et une alternative subversive plus libre, mais condamnée à une confidentialité médiatique, l’édition indépendante est à placer dans un entre-deux. « Il ne s’agit pas de faire de la contre-culture, mais d’exprimer sa culture avec des moyens qui échappent aux clichés, de l’exprimer au sein même de la culture, pas en marge (…). (L’édition indépendante) jouant le jeu pour mieux le subvertir. Dit autrement, toute déclaration d’indépendance implique, de son énonciateur, l’adhésion à une institution. »(8)

Entre deux chaises, les alternatives à l’alternative

Vertigo

D’autres apports à l’ouvrage, notamment à travers le texte de Christophe Dony(9), nuancent encore la polarisation de l’indépendance contre l’industrie, cette fois par l’influence mutuelle qu’elles finissent par avoir. « Le marché a évolué, le constat classique entre petits et gros éditeurs ne me semble plus tout à fait juste. Historiquement, les différent mouvements et actions de dissidence, dans son acception la plus large, ont inévitablement donné lieu à un éclatement au niveau des structures et des styles. » Spécialiste des comics, il appuie son postulat sur un exemple précis, celui du label américain Vertigo, qui dépend directement du géant DC Comics, lui-même appartenant au conglomérat Time Warner. Initialement, Vertigo a été créé par DC Comics pour compiler les premiers titres plus ‘matures’ et ‘sophistiqués’ publiés par la maison, ou encore des histoires en marge de la norme qu’elle défend. Le label développe alors d’autres thématiques et d’autres esthétiques.

(6) Ibid, Benoît Berhou, Pour une autre commercialisation de la bande dessinée : Étude sur ‘La Gazette’ du ‘Comptoir des Indépendants.
(7)Ibid, Tanguy Habrand, Les Indépendants de la bande dessinée: Entre édition établie et édition sauvage, page 50
(8) Ibid, page 54
(9) Ibid, Christophe Dony, Reassessing the Mainstream vs. Alternative/Independent Dichotomy or, the Double Awareness of the Vertigo Imprint

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