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La BD dissidente
08/01/2015

Il ne faut donc pas chercher des réponses toutes faites à des questions précises, dans ces pages, mais plutôt des éclaircissements sur un art qui a tardé à devenir adulte. L’éclatement des points de vue est donc une bonne approche. Il commence par le bilinguisme de l’ouvrage, dont une partie est rédigée en anglais et l’autre en français. Une approche presque nécessaire puisque l’une des ambitions était de comparer le rapport à l’indépendance dans différents pays. Des observateurs privilégiés pour rendre compte de la culture américaine se sont donc exprimés dans la langue de Shakespeare. Les contributions des chercheurs néerlandophones ont également été rédigées en anglais, dans un souci de compréhension d’un plus large public.

L’internationale alternative

Un premier point qui s’éclaircit à la lecture de l’ouvrage est le caractère international de la bande dessinée contemporaine. Dès le premier article, rédigé par Erwin Dejasse(2), elle est étendue à une multitude de foyers qui dépassent de loin les pôles les plus connus (Japon, USA, et la culture franco-belge). Plus loin, les textes de Rudi de Vries(3) et de Gert Meesters(4) (dernier co-éditeur de l’ouvrage), en explorant des cas particuliers sous deux angles différents, sortent également des foyers les plus connus. Le premier illustre les théories des systèmes de sélection à travers Joost Swarte, artiste hollandais et cofondateur d’une maison d’édition influente, Oog & Blik. Rudi de Vries, en retraçant la trajectoire internationale de cette figure de la bande dessinée hollandaise, montre comment un artiste peut influencer et changer un environnement artistique pour préserver un certain niveau d’indépendance. En imposant son travail, en posant un regard critique dessus, et en participant à de nombreuses collaborations, Joost Swarte a pu modifier différents systèmes de sélection (le marché, les pairs et les experts), pour les amener à accepter son travail et son style.

Gert Meesters, lui, s’attarde sur deux maisons d’édition flamandes modestes et indépendantes, Bries et Oogachtend. Il dévoile des individualités très marquées qui en sont les moteurs. Chacune de ces deux structures est tenue par une seule personne, qui affirme un caractère et une appréciation très subjective autant que rigoureuse dans le choix des œuvres qu’elle va choisir et défendre. Après l’établissement d’une série de similitudes, le chercheur remarque surtout deux manières très différentes de se positionner dans le champ éditorial, de construire un catalogue, et de le diffuser, flirtant parfois avec des techniques très artisanales.

L’individu, le collectif et l’effet d’école

Après tout, la bande dessinée d’auteur ne serait-elle pas une affaire d’individus ? C’est l’une des questions de l’ouvrage, et en particulier d’Erwin Dejasse. Ainsi, le chercheur liégeois écrit-il que « c’est précisément son incapacité à se laisser enfermer dans des normes qui fonde la spécificité de la bande dessinée alternative. (…) Elle (lui) apparaît d’abord comme l’expression d’une singularité »(5). Selon ce postulat, à l’inverse, l’industrie de la bande dessinée se conformerait à des normes cadenassées au niveau des thématiques, de la narration, du graphisme, de la logique des séries, du format (48 pages en couleur cartonnées), etc.  

Et pourtant, la bande dessinée alternative connaît certains cas de standardisation. Le roman graphique, par exemple, se développe et se décline avec des formes de récupération et des thématiques privilégiées. L’introversion, l’autobiographie, la conscience sociale à travers le reportage, l’utilisation du noir et blanc, un format rappelant davantage le roman, un nombre de pages dépassant souvent la centaine… En voulant s’affranchir de tous les standards, les figures alternatives les plus influentes ont à leur tour défini de nouvelles normes, comme le nuance Tanguy Habrand. « Il est question de singularité dans la bande dessinée d’auteur, c’est un fait. Idéalement, cela revient à imaginer que chaque acteur propose quelque chose de différent. C’est une idée qui renvoie à l’intériorité, au génie créateur. Mais force est de constater à travers les processus de légitimation de certains auteurs ou de certaines maisons d’édition qu’il existe de « bonnes façons » d’être alternatif. Il y a aussi toute une dimension socio-économique qui explique des phénomènes de rassemblement. On a vu apparaître des groupes d’auteurs qui s’unissaient non pas uniquement pour revendiquer une étiquette esthétique collective, mais aussi parce que c’était pour eux la seule façon de s’organiser, de s’emparer des outils de production en quelque sorte. »

BlanketsChristophe Dony continue d’illustrer qu’ils n’ont pas toujours eu le choix face à une industrie du divertissement bien huilée. « Se démarquer, c’est une chose, mais il est  plus facile de se faire entendre et, a fortiori, de marquer une dissidence à plusieurs. À l’instar des mouvements punk, une certaine culture de l’enthousiasme a amené plusieurs artistes à se rassembler pour paradoxalement mieux régner. La création de collectifs a par exemple permis à certains de s’affirmer plus facilement tout en créant une plus-value pour une plus vive reconnaissance. » Car quelle aurait la force d’une velléité alternative si elle ne pouvait pas être entendue ou s’assurer une relative pérennité ? La bande dessinée reste un produit commercialisable et doit remplir des objectifs aussi triviaux que ceux qu’exige le marché. Un marché saturé dans lequel de trop petites structures sont incapables de tenir.

(2) Ibid, Erwin Dejasse, Le regard cosmopolite et rétrospectif de la bande dessinée alternative
(3) Ibid, Rudi De Vries, Balancing on the « Clear Line : » Between Selecting and Being Selected, independent Comics Publishing in the Netherlands : The Case of Joost Swarte and Oog & Blik
(4) Ibid, Gert Meesters, The Reincernation of Independent Comics Publishing in Flanders in the 21st Century : Bries and Oogachtend as Deceivingly Similar Cases
(5) Ibid, page 39.

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