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Les poissons fermiers

06/01/2015

En claquant des mâchoires, les poissons-demoiselles produisent du son et s’en servent pour défendre leur territoire ou durant les parades amoureuses. Pour la plupart de ces espèces, la mécanique est liée au ligament cérato-mandibulaire. Situé dans la bouche, il permet à celle-ci de se fermer très rapidement induisant un claquement sonore. Ce ligament n’a pas qu’une fonction acoustique. Il permet au poisson de prélever des algues avec une précision de chirurgien et de se nourrir tout en les cultivant. Certaines espèces ont ainsi pu adopter un comportement « fermier » et investir une place unique dans les écosystèmes coralliens et les différents récifs tout autour du globe. Cette particularité morphologique est donc à la base de tout un comportement écologique unique chez les poissons. Deux études menées au sein du Laboratoire de Morphologie Fonctionnelle et Evolutive de l’Université de Liège viennent de révéler comment un trait morphologique a pu façonner l’évolution des poissons demoiselles.

Poisson demoiselleEn plongeant le long des récifs coralliens, un œil attentif peut observer des petites parcelles d’algues d’à peine un mètre carré. Des petits champs aménagés méticuleusement  qui ressemblent à des gazons bien entretenus. Dès qu’un plongeur s’en approche, des poissons-demoiselles viennent le chasser par un claquement de mâchoire bien décidé. Ces poissons « fermiers » sont propriétaires des lieux et ils passent des heures à aménager leur garde-manger. Ils enlèvent les algues qui ne leur plaisent pas et cultivent celles qui sont à leur goût. La présence de tout intrus n’est pas désirée, et leur vertigineuse différence de taille avec le plongeur ne semble pas refroidir leurs velléités protectrices. Bien que ce comportement fermier soit connu depuis longtemps chez les poissons-demoiselles (Lire l'article L'évolution des poissons demoiselles), on ne sait pas pourquoi ces espèces en sont capables.

Le son, ici véritable acte de défense, est émis par le claquement des mâchoires et est tout à fait audible par l’homme. Il est produit grâce au ligament cérato-mandibulaire, qui relie la barre hyoïdienne aux mandibules, et qui permet aux mâchoires de se refermer très rapidement. L’une des finalités était de savoir si ce même claquement de mâchoires était reproduit lors de la découpe d’algues. L’autre était de comprendre si ce ligament a tout ou en partie dirigé la diversification des demoiselles au cours de leur évolution. Pour cela, deux études ont été menées de front, l’une morpho-fonctionnelle et comportementale (1) sur une espèce « fermière » de poisson-demoiselle, et l’autre de morphologie et de phylogénie comparée incluant 124 espèces(2). Parmi elles, certaines n’ont pas ce ligament et ont adopté un régime alimentaire exclusivement constitué de zooplancton.

Le ligament, connu depuis trente ans

La présence de ce ligament chez les poissons-demoiselles est connue depuis 1981. Mais à l’époque, personne ne sait réellement à quoi il sert. En 2007, Eric Parmentier, chercheur au Laboratoire de Morphologie fonctionnelle et évolutive de l’Université de Liège, découvre sa fonction dans la production de son chez les poissons-clowns (ils font partie de la famille des poissons demoiselles) et a l’intuition que ce claquement est initialement le résultat du mécanisme à l’œuvre lorsqu’ils se nourrissent. A la suite de ces observations, Damien Olivier, doctorant au même laboratoire, encadré par Bruno Frédérich, Chargé de Recherches au F.R.S.-FNRS, étend la recherche à l’ensemble de la famille des poissons-demoiselles. Il tente de comprendre comment la biomécanique de ce ligament buccal a pu influencer leur prise de nourriture, leur régime alimentaire, et donc leur rôle écologique au sein des récifs coralliens.

Un changement d’attitude alimentaire lors des expériences

Un premier article synthétise une partie du travail de thèse de Damien Olivier. Dans cette étude, le jeune chercheur pose son regard sur une espèce de poisson-demoiselle bien précise, Stegastes rectifraenum. Un poisson « fermier » type qui ne s’éloigne jamais du substrat récifal et qui défend ardemment son lopin d’algues. « Un candidat idéal, puisque je cherchais à comprendre jusqu’à quel point la présence du ligament cérato-mandibulaire influençait l’acte de manger chez le poisson-demoiselle. »

Il se rend pour cela au large du Mexique, où il en capture plusieurs spécimens, emportant également des bouts de roche et d’algues, leur nourriture privilégiée. Il les place en aquarium, reconstitue leur environnement, et les filme à l’aide d’une caméra à haute vitesse (jusqu’à 1000 images par seconde). Pour la première fois, un chercheur analyse en détail le mouvement de la tête du poisson demoiselle lorsqu’il se nourrit et défend son abri. Le mouvement est identique dans les deux cas. Le ligament permet au poisson de refermer rapidement la bouche pour capturer des algues filamenteuses sans trop endommager le substrat supportant la culture.

 « C’est un travail de précision, explique le jeune doctorant. Certaines de ces algues sont toutes petites, de l’ordre du millimètre. Le poisson doit donc agir avec précision afin d’éviter d’ingurgiter des éléments non désirés ou d’endommager la culture »

Dans un deuxième temps, sans les blesser, il coupe chez ces spécimens le ligament cérato-mandibulaire et les replace dans l’aquarium. « Ils étaient alors incapables de réaliser le mouvement observé. C’était donc un mécanisme déterminé par la présence du ligament. Ils n’émettaient plus aucun son et ne compensaient pas avec les muscles de la joue, qui sont normalement utilisés par les autres poissons pour fermer la bouche. Mais le plus étonnant, c’est qu’ils ne mangeaient plus d’algues non plus. Ils n’essayaient même pas. Comme s’ils savaient qu’ils ne pourraient de toute façon plus s’en saisir. Pourtant, ils étaient volontaires, ils avaient faim. Et quand je plaçais d’autres types de nourriture, par exemple, ce qu’on trouve dans la colonne d’eau, comme du zooplancton, ils mangeaient ce que je leur donnais sans se poser de question. C’est là qu’on a pu définitivement observer le lien direct entre la présence du ligament et la saisie de l’algue. Je me doutais que c’était un facteur important, mais pas qu’il soit à ce point indispensable. »

L’absence de ligament découverte par hasard chez certaines espèces

Si tous les poissons-demoiselles étudiés à ce jour produisent du son, tous n’ont cependant pas ce fameux ligament. Une particularité évolutive à laquelle les deux biologistes ne s’attendaient pas, et qu’ils ont observée par hasard, en prélude aux recherches de thèse du jeune doctorant. « Pour son travail de thèse, raconte Bruno Frédérich, Damien a d’abord plongé en méditerranée pour capturer des Chromis chromis (La castagnole). C’est l’une des rares espèces de demoiselles ne vivant pas en milieu corallien. Au moment de les disséquer, il n’a pas observé ce fameux ligament cérato-mandibulaire. Au départ, nous pensions que c’était une erreur de manipulation, et puis on a bien dû reconnaître que cette espèce-là en était dépourvue. » Alors que le doctorant commence sa thèse, Bruno Frédérich se trouve aux Etats-Unis pour récolter autant de données possibles sur la forme des mâchoires d’un maximum d’espèces de demoiselles. Une aubaine. L’observation de Damien Olivier apporte une nouvelle dimension dans les deux recherches menées alors en parallèle. Si ce ligament est nécessaire pour se nourrir, pourquoi certains de ces poissons l’ont-ils perdu au cours de leur évolution ? Bruno Frédérich écume les musées, les laboratoires, les aquariums… Chaque fois qu’il dissèque un poisson, il note la présence ou non de ce ligament. Sur 124 espèces étudiées, 19 ne l’ont pas.

« Nous avons donc entamé des études de phylogénie et tenté de savoir si l’ancêtre commun de ces 124 espèces était pourvus du ligament. Au cours de leur évolution, à trois moments au moins, certaines lignées l’ont perdu. Ce qui est remarquable, note Bruno Frédérich, c’est qu’ils continuent de produire du son. Mais ils les produiraient avec les muscles de la joue. »

Poissons demoiselles morpho

Un autre régime alimentaire

Les chercheurs soulignent d’emblée que la perte de ce ligament n’est pas liée à un changement de vie par rapport à la proximité du récif. Certaines espèces qui en sont dépourvues ne s’en éloignent pas, à l’instar de la majorité des poissons-demoiselles. « Et même, quand on parle des espèces qui vivent dans la colonne d’eau, poursuit Damien Olivier, elles restent relativement proches des récifs, ne s’en éloignent que de quelques mètres, et n’évoluent que dans des eaux peu profondes. La nuit, elles retournent dormir parmi les coraux ou les anfractuosités rocheuses. L’évolution morphologique n’est donc pas liée à un changement d’habitat, mais à une spécialisation du régime alimentaire. » Habituellement, les poissons-demoiselles sont assez opportunistes quand il s’agit de manger, comme l’ont démontré les observations du jeune chercheur dans le cadre de sa thèse. En fonction des espèces, ils ont développé trois types de régime alimentaire. Un premier est constitué des algues attachées au substrat, un deuxième, de zooplancton dans la colonne d’eau, et un troisième qui regroupe toute une série d’espèces intermédiaires. « Ce que l’on remarque cependant, c’est que toutes les espèces sans ligament sont exclusivement zooplanctonophages. Au sein des espèces avec ligament, les trois types de régime sont observés. Au cours de l’évolution, certaines lignées passent de zooplanctonophage à algivore, et inversement. Mais une fois qu’ils l’ont perdu, ils ne broutent plus d’algues. Il semble ne plus y avoir de retour en arrière possible. »

Alors comment, au cours de l’histoire, ce ligament disparaît-il ? C’est une question qui reste sans réponse définitive, même si la logique des mécanismes de l’évolution permet d’émettre des hypothèses assez plausibles. « Ce n’est pas parce qu’un poisson pourvu du ligament a commencé à se nourrir exclusivement de zooplancton qu’il l’a perdu au cours de son évolution, intervient Damien Olivier. Il n’y aurait pas de causalité de ce type. Par contre, ce qui est possible, c’est qu’à un moment, par mutation génétique, un poisson soit né sans ce ligament et qu’il ait survécu en continuant de capturer le zooplancton, et qu’en se reproduisant, il ait transmis ses gènes, inaugurant un nouveau phénotype sans ligament. Adoptant au cours de l’évolution une morphologie nouvelle faisant d’eux de meilleurs chasseurs de zooplancton, les espèces sans ligament auraient pu perpétrer leur lignée et se diversifier. C’est une hypothèse que nous sommes en train de vérifier avec une nouvelle étude.» « Ou alors, poursuit Bruno Frédérich, il y a eu une sélection sexuelle par rapport au son. Peut-être que certaines femelles étaient plus attirées par une autre signature acoustique liée à l’absence du ligament, que l’espèce s’est reproduite plus souvent, et que ce phénotype a pu se perpétrer.

L’évolution morphologique plus rapide sans le ligament cerato-mandibulaire

La découverte du ligament et de son rôle dans l’alimentation des poissons-demoiselles permet de souligner sa présence comme une véritable adaptation fonctionnelle. Une innovation clé, qui a permis aux poissons-demoiselles de se frayer une place unique dans les récifs en adoptant ce comportement de fermier. En un peu plus de cinquante millions d’années, ils sont devenus parmi les poissons les plus largement représentés dans ces écosystèmes. Un succès en partie expliqué par ce trait morphologique.

Bruno Frédérich et Damien Olivier montrent également que ce ligament agit comme une contrainte à une évolution morphologique des mâchoires, et empêche par exemple une adaptation pour optimiser la capture du zooplancton. « Il faut savoir, explique Bruno Frédérich, que les espèces zooplanctonophages, au-delà des poissons-demoiselles, ont plusieurs stratégies pour capturer leurs proies. L’une d’entre elles consiste à réaliser une protrusion de la bouche. La mâchoire supérieure va être capable de coulisser vers l’avant. La bouche forme alors un véritable tube, qui permet au poisson de capturer sa proie sans trop approcher l’entièreté de son corps qui crée des perturbations dans l’eau alertant la proie qui s’échappe. Nous avons observé que les poissons-demoiselles qui ont perdu le ligament cérato-mandibulaire ont des modifications morphologiques adaptées à ce mode de capture. En d’autres termes, la disparition du ligament a permis une hyperspécialisation pour la zooplanctonophagie. »

Comment arrivent-ils à cette conclusion ? Dans cette publication, les auteurs ont divisé les 124 espèces étudiées en deux groupes, selon la présence ou non du ligament cérato-mandibulaire. Avec des méthodes de modélisation évolutive en biologie moléculaire couplées aux données fossiles, ils ont pu retracer leur phylogénie (voir arbre phylogénétique ci-dessus). Une fois cet arbre confectionné, ils pouvaient tester une série d’hypothèses. « Nous voulions vérifier si la disparition du ligament modifiait la vitesse d’évolution des groupes étudiés. Dans un premier temps, nous avons regardé si le ligament influençait la vitesse de spéciation, donc de multiplication des espèces. Mais il n’y a pas eu un boom évolutif, une explosion d’espèces au sein des différentes lignées qui avaient perdu leur ligament. Ce qui aurait été plausible. » Par contre, en s’attardant sur la vitesse de transformation morphologique pour le corps et pour deux pièces buccales : la mâchoire supérieure (prémaxillaire) et la mandibule, ils observent bien une différence importante. La morphologie des espèces sans ligament a évolué très rapidement, c’est-à-dire jusqu’à trois fois plus vite que la vitesse de variation morphologique de base des autres espèces, pour optimiser la chasse au zooplancton. Une évolution fonctionnelle, qui demeure au stade de l’hypothèse écomorphologique, mais que les chercheurs tendent à démontrer dans des recherches qui feront l’objet d’une prochaine publication.

Graphique 3D demoiselles

Les articles de Bruno Frédérich et de Damien Olivier ont deux approches différentes. L’une porte sur la morphologie et la phylogénie comparée, et embrasse un large éventail d’espèces, là où l’autre s’attarde sur le comportement d’une seule espèce. Mais finalement, les deux s’articulent et répondent autour d’une même finalité, celle de comprendre la diversification au sein d’une même famille de poissons, d’observer les causes et les conséquences de l’apparition de certains phénotypes, et d’analyser la manière dont la morphologie des poissons a pu être déterminante pour leur succès évolutif.

(1) Damien Olivier, Bruno Frédérich, Milton Spanopoulos-Zarco, Eduardo F Balart and Eric Parmentier (2014) The cerato-mandibular ligament: a key functional trait for grazing in damselfishes (Pomacentridae). Frontiers in Zoology, 11: 63.
(2) B. Frédérich, D. Olivier, G. Litsios, M.E. Alfaro and E. Parmentier. 2014. Trait decoupling promotes evolutionary diversification of the trophic and acoustic system of damselfishes


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