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Abus sexuels et délinquance

27/11/2014

Pourquoi certaines adolescentes victimes d’abus sexuels s’engagent-elles dans la délinquance alors que d’autres parviennent au contraire à mener une vie épanouie ? Fabienne Glowacz, chargée de cours à l’Université de Liège, a voulu identifier les facteurs qui orientent vers une trajectoire de vie plutôt qu’une autre. A partir d’entrevues avec 23 jeunes filles ayant été victimes d’abus sexuel, elle a pu en mettre plusieurs en évidence, dont l’importance du soutien paternel lors de la révélation des violences sexuelles. Un paramètre qui avait été ignoré jusqu’à présent.

Une femme sur cinq. Croisée dans la rue, fréquentée au travail, côtoyée à l’école… Statistiquement, au sein de chaque groupe de cinq femmes, l’une d’entre elles aura été victime d’abus sexuels durant son enfance. De l’attouchement unique aux viols répétés. Cette moyenne a beau faire froid dans le dos, elle a été mise au jour suite à plusieurs études sociologiques et enquêtes épidémiologiques réalisées dans différents pays. Ces travaux ont également démontré que la majorité des auteurs de ces violences étaient des hommes et que dans 80% des cas, il s’agissait d’un membre de la famille ou de l’entourage connu de la victime. Père, beau-père, grand-père, ami des parents, parrain, voisin…
Le sexe dit faible semble effectivement plus vulnérable, puisqu’on estime qu’un homme sur dix aurait lui aussi été victime d’abus au cours de son enfance. Des données qui n’auraient pas tendance à augmenter, mais plutôt à se stabiliser.    

Cette hantise sociétale a eu le mérite de sortir de l’ombre un sujet qui fut longtemps tabou. Fabienne Glowacz, docteur en psychologie et chargée de cours à l’ULg (Département Psychologies et Cliniques des Systèmes humains), se souvient encore des réflexions entendues alors qu’elle réalisait la première étude menée en Belgique sur l’aide aux personnes et aux familles confrontées à des problèmes d’inceste en 1987. « Ça n’existe pas chez nous ! ». À l’époque, personne n’osait évoquer un sujet qui n’épargnait – et n’épargne – pourtant aucune région ni aucune couche de la population.

Parole libérée

Divers organismes (médical, féministes, associatif, SOS enfants, ….) ont œuvré à la reconnaissance des violences intrafamiliales et de la maltraitance faite aux enfants. Et puis l’affaire Dutroux est passée par là. Ce qui aura permis plusieurs avancées sociales : reconnaissance de la problématique, évolution des procédures juridiques et judiciaires, amélioration de la prise en charge des victimes par les services de police, création de dispositifs d’aide clinique et psychologique pour les victimes et les auteurs d’agression sexuelle, … Puis, surtout, cette libération de la parole. Même s’il reste encore du chemin à parcourir. « Malgré tout ce qui a été mis en place en matière de sensibilisation et de prévention, les enfants et adolescents, enfermés dans les dynamiques relationnelles avec l’agresseur, sont comme privés de leur parole, elles ont peur de parler, reconnaît Fabienne Glowacz. J’ai encore récemment reçu en consultation une jeune fille abusée par son beau-père, qui me disait qu’elle a longtemps pensé que c’était normal, son beau-père le lui répétait depuis des années, que c’est comme ça qu’on aime sa belle-fille … Le pouvoir de l’abus sexuel se construit sur base de mots qui créent la confusion chez l’enfant ; le pouvoir de l’abus repose sur le leurre dans lequel l’enfant est placé, et sur le secret qui lui est imposé pour ne pas en parler » explique la psychologue.

Une femme sur cinq. Pour combien de trajectoires de vie brisées ? La dépression, l’anxiété, le stress post-traumatique sont autant de perturbations psycho-développementales fréquentes. Tout comme les comportements agressifs, la toxicomanie ou les conduites sexuelles à risque. AgressionAutant de chemins qui peuvent mener vers la délinquance. Là encore, les statistiques parlent : entre 30 et 70% (la proportion varie selon les études) des adolescentes délinquantes ont été victimes d’agression sexuelle dans leur enfance. Un taux de prévalence à nouveau plus important que chez les garçons.

Heureusement, toutes les jeunes filles abusées ne présentent pas de troubles psychologiques. Certaines (entre 20 et 40% d’entre elles selon les études) réussissent à se construire une vie épanouie malgré les épreuves. Elles sont celles que l’on nomme « résilientes ». Mais sur quoi se fonde cette résilience ?

Entre difficulté et soulagement

Ado alcoolPourquoi certaines s’en sortent-elles mieux que d’autres ? Quelles raisons, quels facteurs, quelles aides, quels obstacles sont intervenus au cours de leur existence mais ont fait défaut à d’autres ? Fabienne Glowacz et la psychologue Rachel Buzitu ont cherché les réponses à ces questions en interrogeant vingt-trois adolescentes âgées de 12 à 18 ans ayant subi des violences sexuelles durant leur enfance, dont quinze sont délinquantes et huit non (1). « Il a été très difficile de les identifier puis de les rencontrer, relate la chercheuse liégeoise. Nous avons notamment collaboré avec des intervenants de plusieurs centres (services hospitaliers, services spécialisés, institution publique de protection de la jeunesse). Une fois que la confiance était établie, le fait de se raconter peut être vécu comme un soulagement. »

Les rencontres ont été conduites sous forme d’entretiens où la parole était libre, complétés  de tests mesurant plusieurs dimensions psychologiques, familiales et environnementales : l’agressivité, l’estime de soi, l’attachement familial et le stress post-traumatique, les réactions lors du dévoilement, le soutien perçu…

Une fois ces données récoltées, l’heure a été à la comparaison. D’abord avec un groupe de 108 adolescentes qui n’ont pas subi de victimisations sexuelles. « Nous voulions évaluer en quoi les jeunes filles ayant été abusées sexuellement se différenciaient des jeunes filles n’ayant pas subi de victimisations sexuelles,  explique Fabienne Glowacz. Nous avons observé essentiellement trois différences. » D’abord au niveau de l’agressivité, les tests mesuraient quatre paramètres : l’agressivité physique, verbale, la colère et l’hostilité. Les scores des jeunes victimes d’abus sexuel sont globalement plus élevés. Ensuite concernant l’abus de substances, les adolescentes abusées consomment davantage de cannabis et d’alcool que les autres, ce qui n’est probablement pas sans rapport avec leur trajectoire délinquante.

Attirance romantique

Enfin, les victimes d’abus ont une image négative d’elles-mêmes dans tous les domaines. Estime de soi globale, école, acceptation sociale, amitiés, apparence physique, conduite comportementale… Sauf pour un paramètre : l’attirance romantique. « Elles se sentent plus attirantes par rapport à l’autre sexe. Elles pensent avoir de la valeur uniquement par la sexualité, comme si elles avaient construit leur identité sur cette dimension…. ce qui risque de les conduire à une sexualisation des rapports aux autres, et donc de les rendre plus vulnérables par rapport à d’autres victimisations sexuelles. On a ainsi souligné l’importance du travail sur cette représentation de soi sexualisée lors de l’accompagnement psychothérapeutique de ces jeunes filles».

Dans un second temps, le même exercice de comparaison a été réalisé, cette fois entre les adolescentes abusées délinquantes et celles qui, au contraire, n’ont pas rencontré de problèmes avec la justice. Les premières présentent « un stress post-traumatique plus élevé que celles qui vont bien, résume la psychologue. Elles vont afficher toute une série de symptômes comme l’angoisse, et surtout vont tenter de se couper du traumatisme vécu via ce que l’on appelle des symptômes d’évitement, pour mettre à distance tout ce qui peut raviver le traumatisme. Dans ce sens, la délinquance peut d’ailleurs être vue comme  une  manière de se couper de la souffrance et du traumatisme liés aux abus sexuels…»

L’étude indique que les jeunes délinquantes ne se montrent pas plus agressives ni physiquement, ni verbalement, mais ressentent par contre une colère et une hostilité plus importantes, qui les amènent à considérer le monde et les autres comme extrêmement menaçants. Concernant l’attachement familial, les chercheuses avaient émis l’hypothèse que la qualité des relations construites dès la petite enfance pouvait être meilleure chez les jeunes femmes résilientes. Il n’en est finalement rien. Aucune différence n’a été observée, bien que l’ensemble des vingt-trois adolescentes soit issu d’un environnement familial assez violent ou négligeant.

Fabienne Glowacz rappelle toutefois que l’agression sexuelle n’a pas de frontières sociales et cite l’exemple de deux patientes suivies à plusieurs années d’intervalle, toutes deux abusées par le même homme, qui fut successivement le compagnon de leurs mères respectives. Les rapports sexuels forcés étaient accompagnés de transactions financières, qui instauraient une relation de type « prostitutif ». Malgré le même schéma et le milieu relativement aisé, l’une est devenue délinquante, l’autre résiliente.   

Aggravante chronicité

Ni la nature de l’abus, ni l’âge, ni la présence de violences lors des viols ou attouchements, ni le lien relationnel avec l’auteur de l’agression sexuelle ne semble par ailleurs jouer un rôle dans les parcours de vie des victimes. La durée de l’abus aurait par contre une influence : les ados délinquantes y ont été exposées plus longtemps que les autres.

Mais ce sont surtout les circonstances du dévoilement, de la révélation de la situation abusive, qui semblent être déterminantes. Fabienne Glowacz et Rachel Buzitu se sont aperçues que celles qui étaient parvenues à s’en sortir avaient bénéficié d’un soutien du père (lorsque celui-ci n’est pas l’agresseur) plus important que les autres. Une dimension qui avait jusqu’à présent été ignorée par la psychologie, qui s’était surtout concentrée sur la place et le soutien des mères. Mères qui n’épaulent pas toujours leurs filles dans l’épreuve. Parce qu’elles ne peuvent pas croire que leurs compagnons soient responsables de tels actes, parce qu’elles pensent que leur enfant a inventé, a provoqué, et les tiennent pour responsables… « Le soutien maternel est excessivement important et réparateur pour l’adolescente et va jouer sur le sentiment de culpabilité et l’angoisse d’abandon… Mais on avait oublié le rôle du père, qui va pouvoir aider à remplacer, réhabiliter la fonction et l’image de l’homme, apporter un soutien affectif désexualisé, investir le lien et par là même les protéger d’une trajectoire délinquante ». Dans l’exemple cité plus haut par Fabienne Glowacz, ce paramètre « paternel » fut effectivement important pour la jeune fille qui s’en était sortie mais absent pour l’autre, alors que les mères n’étaient soutenantes dans aucun des deux cas.

Mobilisation paternelle

Il ne s’agit pas du seul facteur de résilience pointé par l’étude. Une prise en charge thérapeutique et la mobilisation de ressources extrafamiliales (de liens avec un adulte extérieur, un enseignant, un ami…) sont également essentielles. Fille pèreMais le soutien paternel, qu’il soit immédiat après le dévoilement ou différé, est une piste importante à investiguer d’un point de vue thérapeutique. « Comment mobiliser ces pères, comment les intégrer dans la prise en charge ? Ce n’est pas toujours simple, parce qu’ils ont parfois été éloignés de la sphère familiale lorsque la mère a entamé une nouvelle relation amoureuse. Puis tous ne parviennent pas à supporter et à appréhender une telle détresse chez leurs enfants », relève la psychologue. La donne change évidemment si le père se révèle être l’auteur des abus. « Dans ce cas, dans le cadre du travail thérapeutique, il sera alors important de soutenir le père dans la reconnaissance de sa responsabilité de sorte à aider sa fille à se dégager du lourd sentiment de culpabilité, en lui permettant de comprendre que ce n’est pas de sa faute à elle … »

Le défi du clinicien sera non seulement d’activer tous ces soutiens, mais aussi de conduire les jeunes filles vers une thérapie, elles qui d’ordinaire n’activent pas spontanément le système d’aide. Parce qu’il leur est trop difficile d’évoquer ces faits ou d’être confrontées aux sentiments de culpabilité et de honte qui peuvent les ronger. « C’est à nous de développer des stratégies d’intervention avec ces adolescentes, leurs mère et père, et créer une alliance thérapeutique, soutenir les parents à soutenir leur enfant  », résume Fabienne Glowacz. Pour que le destin d’une femme sur cinq ne soit pas nécessairement un destin brisé.

(1) Adolescentes victimes d'abus sexuel et trajectoire délinquante : quels facteurs de résilience ?, Glowacz, Fabienne & Buzitu Rachel, Neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence (2014), 62(6), 349-357


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