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Jacques Rondeux : "La forêt a un cruel besoin d'arbitres"
30/08/2010

Que voulez-vous dire ?

Il y  a gros à parier qu’avec « Natura 2000 » et les mesures inscrites dans le nouveau code, le pourcentage de résineux va diminuer drastiquement en Wallonie. Dans mon unité, nous avons calculé que la diminution de production en bois résineux pourrait atteindre 40 % dès 2040. Tout le monde le sait, mais cela se discute en « stoemelings », alors qu’une telle question aurait dû être débattue dans la sérénité et la transparence. Je n’ai aucun problème à admettre que les épicéas n’ont pas toujours été plantés à bon escient, notamment sur des fagnes tourbeuses ou à trop basse altitude, au bord des cours d’eau et au seul bénéfice de la rentabilité financière. Lorsque, dans  mon Unité, nous avons chiffré à 50 000 hectares les terrains où l’épicéa n’avait pas sa place (auxquels s’ajoutent 39.000 hectares  en zones peu compatibles pour cette même essence sur le plan écoloqique, je m’attendais à ce que des milieux critiques envers l’épicéa applaudissent et reconnaissent l’objectivité de nos travaux. Mais, non, visiblement, ce n’était pas encore assez… Je rappelle tout de même que l’épicéa, qui pousse vite et facilement, fait vivre un secteur industriel tout entier. Ecologie – économie, attention aux dérives, les forestiers sont équipés pour appréhender la productivité de la forêt, les écologistes « pointus », a contrario, recourent volontiers à des arguments d’autorité pour afficher ou imposer leur choix !

Vous avez évoqué plus haut la certification forestière, bien tangible par le consommateur grâce au succès croissant de labels comme le FSC et le PEFC pour le bois ou le papier. Une bonne chose pour la forêt?

J'ai récemment visite des forêts en République du Congo (Brazzaville). J'y ai découvert comment les Chinois et les Malais pratiquent le pillage intégral: il n'y pas de plans de gestion; la corruption règne en maître; les ouvriers travaillent dans des conditions indignes du respect des droits de l’homme. Ils sont insidieusement amenés, par exemple, à dépenser une partie de leur maigre salaire en prenant goût au whisky mis à leur disposition. Résultat : il ne reste plus rien pour leurs familles. La vigilance d'organismes comme le WWF, là-bas, est vraiment nécessaire. Mais chez nous? La forêt est-elle si mal gérée qu'il faille un système de contrôle de la même veine? Je ne le crois pas… Nous avons, en Wallonie, près de 100 000 forestiers privés qui, pour l'essentiel, possèdent des parcelles de quelques ares ou dizaines d'ares. Cela a-t-il du sens de venir vérifier leur gestion alors que l’état de leur propriété est peut-être le résultat de la gestion de leur voisin? La question centrale de la certification est celle de l'échelle. Les autorités wallonnes ont bien fait de privilégier un système de certification globale comme le PEFC pour les forêts soumises (NDLR: les forêts appartenant au secteur public: Région, communes, etc.). Le FSC n'aurait pas eu de sens dans notre Région. Mais je m'interroge quand je vois qu'une organisation comme Test-Achats, récemment, ne connaissait même pas l'existence de ce label. Cette méconnaissance risque de discréditer le PEFC. Je crains aussi qu'on en arrive, pour des raisons de business, à une concurrence acharnée entre plusieurs labels, comme c'est déjà le cas en Flandre où FSC et PEFC coexistent. Il m’est souvent revenu de milieux bien informés, par ailleurs, que des entreprises comme Ikea, pour donner plus de poids à leurs campagnes publicitaires, contribuent au financement du FSC et, en retour, disposent de temps en temps de facilités pour obtenir le label sur leurs produits. Plus fondamentalement, je m'interroge: a-t-on imposé un tel système de "qualité durable" – avec ses exigences très pointues-  au plastique, au PVC ou à l'acier? Non, évidemment. Tout simplement parce que le secteur forestier est plus fragile,  plus vulnérable, le plus cloisonné. Je l’ai souvent dit : il subit plus qu’il ne se bat.

Nous vivons désormais dans une ère de perturbations climatiques profondes. Sont-elles de nature à modifier profondément le visage de nos forêts tempérées, particulièrement en Wallonie?

La réponse à cette question est très difficile, bien plus complexe que dans le domaine de l'agriculture. Le nombre de paramètres à prendre en compte est plus élevé: le type de sol, le relief, l'exposition, l'essence envisagée, le type d'éclaircie (NDLR: coupe d’arbres au profit des plus vigoureux et d’un peuplement final construit sur la base d’un scénario sylvicole prédéterminé), la disponibilité en eau, etc. Tout cela pour envisager, non pas la récolte de l'année suivante, mais l'état de la forêt dans cinquante ou cent ans! La réponse au changement climatique dépend surtout de deux facteurs fondamentaux: la disponibilité des réserves en eau et la fertilité des sols. La forêt a une capacité naturelle très grande de résister au changement et de s'y adapter, mais d'autant moins grande que l'homme l'a parfois rendue fragile par ses choix. Dans mon Unité, nous avons par exemple étudié une hêtraie de 1100 hectares à St-Hubert: il suffirait d'une hausse de la température d'1,5 degré, d'ici à 2050, pour la voir dégénérer sévèrement. Mais la présence du hêtre à cet endroit était déjà « limite » à cause de l’exposition et de la profondeur des sols.  En définitive, si on réfléchit au visage de la forêt à l’horizon 2050, je crois que les changements ne seront  probablement pas suffisamment tranchés et brutaux pour affecter celui-ci d'une façon visible à si courte échéance. Par contre, s’il y a un changement visible, ce sera avant tout le fait de l’homme et de la manière dont il aura réussi ou non à anticiper l’avenir. Cela dit, des tempêtes particulièrement violentes pourraient ruiner la forêt en quelques heures: celles-ci sévissent tout de même plus souvent depuis une vingtaine d'années.

Vous enseignez depuis plus de trente ans. Comment jugez-vous l'évolution de cette tâche universitaire?

Je suis troublé par l'exigence de plus en plus lourde du ranking. On demande de plus en plus aux chercheurs de publier à tout prix dans des revues de renom international, sous peine de voir leur université passer au second plan sur la scène européenne et mondiale. Si l'exigence de publication est  évidemment légitime, elle pourrait parfois se faire au détriment de l'implication dans la résolution des problèmes rencontrés par la société. A une époque de ma vie, j'aurais pu pousser très loin des recherches dans le domaine de la dendrométrie. Mon Unité aurait été propulsée et reconnue à un niveau très élevé. J'ai préféré m'investir dans des publications du type recherche appliquée et comportant des résultats rapidement transposables – notamment dans le contexte de l'inventaire forestier - qui comptent cependant peu dans le classement du chercheur et par corollaire de son université, mais qui, aujourd'hui, sont largement utilisés sur le terrain et font partie de ce que j’appelle l’indispensable « rayonnement » de l’entreprise universitaire moderne. J’ai passé sept ans à écrire un manuel de dendrométrie, le seul actuellement disponible en langue française et qui vient d’être traduit en espagnol. Son retentissement ? Très important dans ce petit monde, mais nullement quantifié, ni quantifiable. Je prends une autre illustration. Une des composantes de mon Unité travaille sur la gestion des forêts tropicales en Afrique, dans ses dimensions tant économiques que sociales et écologiques. L'utilité de ce travail est énorme au regard des défis à relever par la forêt, notamment en termes de "puits" de carbone et de sauvegarde  de la biodiversité. Croyez-vous qu'il est simple, pour ces chercheurs, de mener parallèlement des recherches de pointe sur la biologie moléculaire des essences africaines qui, pourtant,  pourraient leur valoir une grande notoriété parmi les spécialistes? Il est anormal que la chasse à la publication de prestige nous mette sur le même pied, nous les forestiers, pratiquants d'une science appliquée, que les chercheurs en sciences fondamentales.  C'est la raison pour laquelle je suis heureux que le master en « Gestion des forêts et des espaces naturels », marque, par son intitulé soigneusement choisi, la volonté de ne pas rester prisonnier de la citadelle forestière. Après un an seulement, il a déjà contribué à renforcer les liens de Gembloux Agro-bio Tech (ULg) avec d'autres facultés européennes et américaines, plus particulièrement forestières. C'est bien la preuve qu'il fallait donner plus de noblesse à cette profession d'ingénieur forestier et que ce tournant à nonante degrés – une formation davantage pluridisciplinaire, une formation plus en phase avec son époque – nous apportera elle aussi de la notoriété. C’est l’intégration de Gembloux à l’ULg qui a donné un sérieux coup de pouce à la concrétisation du master déjà cité qui, j’en suis sûr, sera une des plus belles cartes de visite de notre université.

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