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Jacques Rondeux : "La forêt a un cruel besoin d'arbitres"
30/08/2010

Il y aurait trop de rigidité dans les réglementations?

Oui, mais pas uniquement dans Natura 2000. Prenons l'exemple de Florenville. Dans cette commune très forestière, qui a cruellement souffert de la maladie du hêtre, j'avais proposé qu'on introduise du Douglas (NDLR: une espèce plus productive que l'épicéa et, à l’instar des mélèzes, moins agressive pour les sols) à titre transitoire, pendant – mettons….- une période de quarante ans. Cela s'est avéré impossible. Tout simplement parce que Natura 2000 décrète que cette zone ne peut être affectée qu'à son statut originel de "hêtraie atlantique". Or celui-ci exclut d'office les résineux. Mais c'était à titre purement provisoire, pour permettre à cette commune de se refaire une santé financière! C'est cela que je reproche à cette vague environnementaliste, qui a inspiré des textes importants: on va trop vite, on ne s'interroge pas sur les conséquences à long terme. Prenons un autre exemple pour illustrer ce dogmatisme. Dans certains milieux naturalistes, on s'émeut de voir des robiniers – une essence qui n'est pas indigène – s'installer dans des pelouses calcaires: un biotope fragile, où on la déclare "espèce invasive". Mais c'est faux! Le robinier est parfaitement maîtrisable. Et l’on sait à quel point ce concept d'"espèce invasive" est à la mode! Cette essence est même susceptible de fournir un bois d'excellente résistance qui pourrait servir à faire des châssis, au lieu d'avoir recours à des espèces tropicales. Autre exemple: j'observe qu'on encourage aujourd'hui la restauration de milieux naturels riches, autrefois très présents chez nous, au moyen d'importants subsides européens (NDLR: les projets "LIFE"), notamment en forêt. Excellente idée. Mais qui assurera l'entretien à long terme de ces espaces, une fois que la manne européenne aura disparu? Il faudra bien que, d'une manière ou d'une autre, la forêt soit rentable et puisse assumer cette charge par elle-même…

Soit, mais il reste probablement difficile, pour le grand public, d'accoler le mot "rentabilité" à celui de "forêt", lui qui n'y voit bien souvent qu'une aire de détente et de "simple" nature…

De fait. Il faut donc lui expliquer que si la forêt de  production diminue en importance demain, ce sont toutes les fonctions non marchandes remplies par celle-ci qui risquent d'être compromises. Cette multifonctionnalité imposée à la forêt ne peut marcher qu'à deux conditions. Primo, on devrait réfléchir à accorder une valeur économique à chacun des rôles joués par la forêt. C’est le prix à payer, si j’ose dire, pour qu’ils existent réellement. Je suis persuadé, par exemple, qu'avant la fin de ce siècle on payera pour accéder à la forêt. Quand j'ai dit cela devant un public de forestiers, de biologistes et de citoyens sensibles au devenir de la forêt, on m'a prêté un raisonnement de communiste… Certes, il n'est pas question de faire payer l'accès à des chemins forestiers publics et balisés. Mais on n'aura plus accès à toute la forêt de la même façon qu'aujourd'hui, au sens ou l'entend par exemple Test-Achats qui, il y a près de vingt ans, écrivait déjà que "la forêt appartient à tous". C'est faux: la forêt a des propriétaires, publics comme privés. On n'y circule pas n'importe comment, où, ni quand. Il y a un an, un doctorat réalisé au sein de l’Unité que j’anime a permis d’évaluer la valeur économique de la fonction récréative de la forêt wallonne à environ 2 milliards d'euros. Si l'on veut que cette fonction de détente et de "bol d'air" continue à être assumée, il faudra bien rémunérer ce service d'une façon ou d'une autre. Aux Etats-Unis, on raisonne depuis pas mal  de temps sur ce que l’on pourrait qualifier de « comptes du patrimoine ». C’est ainsi, par exemple, que la valeur d’"utilisation" d'un grand parc naturel américain par un VTTiste y a été chiffrée à quelque 200 dollars par jour. Ce genre d'exemple pourrait inspirer notre monde politique. A lui de trouver la voie - directe ou indirecte- et fiscale, sans doute, la plus indiquée et la plus équitable.foret2

Et la deuxième condition au succès de la forêt multifonctionnelle?

Reconnaître pleinement au forestier son rôle d'arbitre dans les usages de plus en plus variés de la forêt. Il est le seul qui, riche de sa formation polyvalente et d’outils d’analyse et d’aide à la décision (géomatique, informatique, modélisation, etc.), est obligé de raisonner à la fois dans le court et le long terme et de composer avec des formations végétales tant artificielles que naturelles. Lui seul dispose d'une vision suffisamment holistique de la forêt. Il est le planificateur, le gestionnaire territorial à long terme, celui qui est à même de rechercher en permanence le meilleur équilibre entre les différentes fonctions. Il est une sorte d'ensemblier-décorateur qui, pour les matières les plus pointues, doit pouvoir s'appuyer sur les compétences d'autres acteurs pour finalement synthétiser et décider. Car c'est bien cela, le risque de proclamer la multifonctionnalité comme un principe sacré: ouvrir une boîte de Pandhore qui verrait chaque utilisateur de la forêt – le marchand de bois, le naturaliste, le chasseur, l'organisateur de marches pédestres, etc. – revendiquer sa "part de marché" au nom d'une compétence qui n'est en réalité que très partielle et qui, tout en étant légitime, est parfois très intéressée. Seul un service public forestier solide, soutenu par une recherche scientifique forte, est à même de mettre les balises aux revendications individuelles ou et de poser les bonnes questions: "si, aujourd'hui, l'on plante ceci ou l'on coupe cela, que se passera-t-il demain ou après demain?"; "si l'on veut ceci ou cela à un tel endroit, que faut-il faire aujourd'hui?" Sans cet arbitre reconnu que doit être le forestier, sans ce chef d’orchestre à l’écoute de chacun, la forêt sera livrée aux bagarres incessantes…

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