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Souriez, vous êtes (légalement) protégé !

14/11/2014

Prendre et diffuser des photos n’a jamais été aussi simple depuis qu’Internet fait partie de nos vies. Et les questions relatives au droit à l’image n’ont jamais été autant posées. En Belgique, il n’existe pas de loi générale consacrée à ce sujet, mais celui-ci est évoqué dans une série de textes légaux. Marc Isgour, avocat et maître de conférences à l’ULg, vient de publier un ouvrage qui s’attelle à les passer en revue et à explorer toutes les facettes du droit à l’image.

Deux grands yeux ocre à l’air espiègles et fixant l’objectif, une bouche ouverte dévoilant ce qui ressemble à un large sourire : ce macaque à crête semble avoir pris sa meilleure pose. L’image est belle et, pourtant, le photographe n’y est pour rien. En 2011, le britannique David Slater  avait passé trois jours dans la jungle de Sulawesi, en Indonésie, avec l’espoir de ramener quelques clichés de cette espèce menacée de singes. S’étant éloigné de son trépied quelques instants, il découvrit à son retour des dizaines de photos prises par l’animal, qui s’était emparé du déclencheur. Pour la plupart inutilisables, floues, mal cadrées. Mais certaines, au contraire, se révélèrent presque parfaites.

L’anecdote aurait pu s’arrêter là, si le site Wikipédia n’avait pas décidé de reprendre deux de ces autoportraits pour illustrer sa page consacrée aux macaques à crête. En considérant que ceux-ci étaient libres de droit, puisque c’est l’animal qui avait poussé sur le bouton. Au grand dam de David Slater, qui jugea au contraire qu’il devait être rémunéré en droits d’auteur et qui envisagea une action en justice.

Bienvenue dans l’ère du web ! Une ère où l’on en est arrivé à se demander si, d’une certaine manière, un animal auteur d’un selfie peut disposer d’un droit à l’image… Jamais il n’a été aussi simple non seulement de prendre des photos, mais aussi de les diffuser. Sans toujours avoir obtenu l’aval des quidams qui figurent sur les clichés.

Pas une semaine ne se passe sans que Marc Isgour, avocat spécialisé en droit de la communication et maître de conférences au département des arts et sciences de la communication de l’Université de Liège, ne reçoive un coup de fil de personnes estimant que leur image a été utilisée à leurs dépens. Si ce type de réactions et de protestations augmente, l’homme de loi en est persuadé : il ne s’agit encore que d’une « infime partie d’un énorme iceberg presque totalement immergé. »

Problèmes nombreux, procès coûteux

De nos jours, le risque de se retrouver à son insu sur un blog, un réseau social, un média, une bannière publicitaire, un site d’hébergement de vidéos est couru par tous. Les évolutions technologiques n’inverseront certainement pas la vapeur. Après tout, chaque rue du Royaume, chaque habitation sont désormais visibles en un clic sur la Toile et les drones permettront peut-être un jour d’espionner son voisin en direct du ciel…

Pourtant, les procès pour atteinte au droit à l’image ne se comptent pas par centaines. Probablement parce que le coût d’accès à la justice reste élevé et disproportionné au regard de ce qu’une victime peut espérer obtenir comme dommages et intérêts si elle est reconnue comme telle par un tribunal. D’autant que les Cours belges restent souvent adeptes de l’octroi d’un euro symbolique à titre de réparation.

COVER droit imageDans son ouvrage, Le droit à l’image (1), récemment publié chez Larcier, Marc Isgour cite quelques montants récemment accordés par la justice belge. Deux mille euros à charge du magazine Ciné-Revue pour la publication de photos de vacances de Mylène Farmer seins nus, 3.500 euros pour la publication en une de La Meuse d’un portrait pris dans un autre contexte d’un commerçant en litige avec ses clients, 5.000 euros pour la publication sur un blog de la photo d’une personne prise en rue dans une posture considérée comme peu sympathique et accompagnée de commentaires déplaisants… Même si les montants ont tendance à augmenter progressivement, on est loin des sommes démesurées parfois évoquées dans les procès intentés par certains people en France ou ailleurs.

Comme celui en vigueur dans l’Hexagone, le droit belge ne consacre aucune législation d’ensemble spécifique au droit à l’image. « Il est par contre mentionné dans toute une série de textes légaux, précise Marc Isgour. Par exemple ceux sur le droit d’auteur, la vie privée, la profession de détective privé, les conditions de travail des footballeurs rémunérés, etc. ou encore dans le Code pénal. » Dans son livre, l’avocat les passe tous en revue et aborde les principales questions qui s’y rapportent. Qui peut-on photographier ? Où ? Avec ou sans autorisation ? Pour quels usages ? Etc.

Europe et Internet

Portrait pixelsCe précis est en réalité une deuxième édition. La première avait été publiée en 1998 et faisait suite à un travail de fin d’études sur le sujet. « Cela faisait dix ans que ma maison d’édition me demandait de l’actualiser ! » C’est désormais chose faite. Par rapport au premier, cet ouvrage comporte deux développements majeurs : un examen de la jurisprudence européenne et un volet consacré à Internet.  

Malgré l’omniprésence du net et ses infinies possibilités de dérapages, la loi n’a pas connu de transformations majeures pour s’adapter à l’air du temps. Ce sont les textes d’autrefois qui servent toujours de base pour régler les problèmes actuels. Et ces textes n’ont pas attendu l’émergence du world wide web pour être rédigés. Le premier à mentionner le droit à l’image remonte à 1886 et évoquait la notion de portraits.

« C’est l’avènement de la photographie instantanée qui développera la jurisprudence en la matière. Car avant cela, pour réaliser une image, le temps de pose était long et donc le modèle devait nécessairement donner son consentement. Les problèmes vont se multiplier à partir du moment où il sera possible de prendre des photos volées », raconte l’auteur.

Le droit à l’image a pris une tournure européenne au cours des quinze dernières années, notamment suite à une série d’affaires médiatiques, comme celles opposant Caroline de Monaco à des magazines allemands. La princesse les avait attaqués à deux reprises pour avoir publié des photos prises au téléobjectif alors qu’elle était tantôt en compagnie de l’acteur Vincent Lindon, tantôt avec son époux Ernst August de Hanovre.

Dans le premier cas, la Cour européenne des droits de l’homme n’avait pas suivi l’avis des tribunaux allemands et estimé qu’il s’agissait bel et bien d’une atteinte à son droit à l’image. Dans le second, elle avait décidé le contraire. Le contexte a fait la différence entre les deux situations. Dans la première, les clichés ne faisaient rien d’autre que s’immiscer dans une tranche de vie privée. Tandis que dans la seconde, ces paparrazades la montrant dans une certaine insouciance avaient été prises alors que son père, le prince Rainier, était malade. La Cour européenne a dès lors jugé que le droit à l’information du public devait prévaloir.

Dutroux et son image

Le droit à l’image n’est donc pas absolu et le droit à l’information, dans certaines circonstances, pourra le supplanter. Marc Isgour cite l’exemple du procès Dutroux en 2004, au cours duquel l’accusé s’était opposé à être filmé ou photographié. Le président de la Cour avait accédé à sa demande mais quelques jours plus tard, le quotidien flamand Het Laatste Nieuws et le magazine La Libre Match passaient outre cette interdiction.

« En théorie, Marc Dutroux avait la possibilité de refuser que son image soit diffusée, mais cette affaire criminelle est d’une telle ampleur en Belgique que, selon moi, le droit à l’information prime ici. On m’avait aussi consulté concernant l’opportunité de publier ou non des photos de Michel Nihoul à sa sortie de prison. J’avais aussi répondu que le droit à l’information prévalait. Ce qui n’aurait plus été le cas six mois plus tard, car le lien avec l’actualité n’aurait plus été établi et, dans ce cas, il aurait pu invoquer son droit à l’oubli. »

Le droit à l’information n’autorise tout de même pas tout. Et les médias ont parfois tendance à l’oublier. S’il n’est pas rare de retrouver des photographies issues des réseaux sociaux dans la presse écrite, notamment pour illustrer des faits divers, cette pratique ne coule pas de source. En 2013, le Conseil de déontologie journalistique, appelé à se prononcer par rapport à l’utilisation par une journaliste d’une image publiée sur Facebook, avait déclaré que « le fait pour des journalistes d’avoir accès à des photos en ligne ne donne pas automatiquement le droit de les reproduire. Mais il peut y être dérogé lorsqu’une personne a rendu elle-même son image publique. »

L’insouciance des réseaux sociaux

Publics ou non, les clichés diffusés sur les réseaux sociaux ? La question n’est pas clairement tranchée… Mais les utilisateurs se montrent eux-mêmes souvent assez insouciants. Ainsi, qui n’ignore pas qu’en s’inscrivant sur Facebook, l’internaute concède automatiquement à la firme de Mark Zuckerberg une licence d’exploitation de tous les contenus publiés ? Ce qui signifie, en théorie, que l’entreprise pourrait vendre ces données (même les plus privées) à des tiers qui en feraient un usage commercial, ou encore les utiliser dans le cadre d’une publicité.

Cependant, le droit à l’image ne se résume pas au droit à la vie privée, bien que ces deux concepts aient une intersection commune mais mouvante. Parfois ils se rejoindront complètement, parfois ils seront dissociés. En 2008, une affaire avait ainsi opposé le couple Nicolas Sarkozy-Carla Bruni à Ryanair. Pour l’une de ses publicités, la compagnie aérienne low cost avait utilisé un cliché du couple présidentiel pris lors de vacances en Egypte. Une bulle avait été ajoutée, faisant dire à l’ancien mannequin : « Avec Ryanair, toute ma famille peut venir assister à mon mariage ». Cela n’avait pas du tout plu aux intéressés. Le président français avait saisi le tribunal et réclamé 1 euro symbolique,  tandis que la chanteuse exigeait 500.000 euros de dommages et intérêts. Le juge n'ira pas jusque-là, abaissant le montant à 60.000 euros pour atteinte à son droit à l’image. Il ne s’agissait toutefois pas d’une atteinte à la vie privée, étant donné la notoriété des futurs mariés et la nature de la photographie.

Une parole donnée…

L’autorisation reste un élément primordial. Et mieux vaut réfléchir à deux fois avant de donner sa bénédiction. Si, auparavant, il arrivait aux tribunaux belges d’autoriser l’application d’un « droit de retrait », ils se montreraient désormais de moins en moins enclins à le faire. En 1987, une étudiante flamande avait posée nue pour Playboy, lors d’un séjour tous frais payés aux Canaries, en plus d’avoir reçu des honoraires. Bien qu’elle ait autorisé par écrit la diffusion, le reportage n’avait jamais été publié. En 1993, le magazine avait voulu ressortir les clichés du placard, mais la jeune femme, devenue entretemps présentatrice télé, avait fait volte-face. La justice avait abondé dans son sens, tout en l’obligeant à rembourser les sommes qui lui avaient été octroyées.

Vingt-sept ans plus tard, le jugement ne lui aurait peut-être plus été si favorable. Car l’on pourrait aussi arguer que ce retournement de veste entrait en conflit avec le droit des contrats. « Une porte de sortie aujourd’hui pourrait être l’abus de droit, le fait que l’utilisation d’une image, même avec autorisation, cause un préjudice disproportionné par rapport au bénéfice retiré, souligne Marc Isgour. Néanmoins, cet argument n’a encore jamais été invoqué devant les tribunaux. »

Il est aussi arrivé que l’autorisation tacite soit reconnue par la justice. Dans les années 1990, un groupe de personnes avait été filmé pendant de longs mois par la RTBF. Lorsque la chaîne avait annoncé la diffusion du reportage, les intéressés s’y étaient opposés, prétendant qu’ils avaient marqué leur accord pour la réalisation d’un film d’entreprise à usage restreint et non pour un documentaire grand public. Le juge ne leur avait pas donné raison.

PORTRAIT-SINGEBref, on ne badine pas avec son image. Pour Marc Isgour, celui qui se sentirait lésé doit prendre en compte cinq aspects : existe-t-il un dommage réel ? La personne est-elle reconnaissable ? Pourquoi l’a-t-on photographiée et dans quel but (existence d’un droit à l’information) ? Aucun engagement n’a-t-il été réellement pris ? Enfin, dans quelles circonstances les images ont-elles été immortalisées ?

Les réponses apportées à ces questions peuvent toujours prêter à discussion. Par exemple, un tribunal français avait condamné un magazine parce qu’il avait publié une photo de la poitrine de Catherine Deneuve pour illustrer un article qui n’était pas directement en lien avec l’actrice. Gageons qu’il faut être un sacré connaisseur pour reconnaître la plastique d’une célébrité en feuilletant des pages de papier glacé…

Le droit à l’image n’est donc ni blanc, ni noir, mais évolue dans un florilège de nuances de gris. Ce n’est sans doute pas près de s’arranger : les excès de la téléréalité, la marchandisation à outrance de soi, la généralisation des réseaux sociaux, l’avènement des drones, le développement des images de synthèse ou encore la prolifération des caméras de surveillance ne manqueront pas de poser d’épineuses questions juridiques à l’avenir.

(1) Marc ISGOUR, Le droit à l’image, Bruxelles, Editions Larcier, juin 2014, 392 pages


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