Le site de vulgarisation scientifique de l’Université de Liège. ULg, Université de Liège

Les transferts artistiques dans l’Europe gothique
01/10/2014

Stefan Lochner saintsCette problématique s’étoffe d’un autre exemple particulier : celui de Stefan Lochner. Ce peintre, qui suscitera l’admiration d’Albrecht Dürer, est le seul artiste de l’école de Cologne à ne pas être resté anonyme. Julien Chapuis (directeur adjoint du musée Bode de Berlin) affirme que «l’œuvre de Stefan Lochner suggère que, dans la Cologne du XVe siècle, le succès d’un artiste exogène dépend de son habileté à offrir aux commanditaires de son lieu d’adoption quelque chose de nouveau et de désirable que personne d’autre ne maîtrise, tout en respectant les sensibilités et les traditions locales». En effet, Lochner s’installe à Cologne à une époque où les riches commanditaires sont demandeurs des dernières innovations étrangères, mais où les artisans locaux tentent de freiner l’installation dans la ville de la concurrence extérieure. Son insertion socioprofessionnelle réussie doit donc beaucoup au caractère nouveau de son style et de sa technique, qu’il est le seul à posséder à Cologne.

Ces exemples d’intégration réussie ne concernent pas que quelques personnalités isolées, comme en témoigne l’article d’Arnaldo Sousa Melo et Maria do Carmo Ribeiro (professeurs en histoire à l'université du Minho, au Portugal) sur les chantiers de construction au Portugal. En effet, au début du XVIe siècle, l’essor de la construction portugaise favorise l’arrivée de bâtisseurs étrangers. Parmi ces derniers, les Biscaïens forment un noyau important, ayant intégré des techniques et une esthétique nouvelles à Burgos, Saint-Jacques de Compostelle ou encore Séville. En transposant ces innovations au Portugal et en les combinant avec les pratiques locales, ils vont particulièrement bien s’intégrer au niveau professionnel. Plus encore, ces recherches montrent que les Biscaïens trouvent également leur place d’un point de vue social : accédant à des postes à responsabilité, obtenant parfois des charges publiques, voire des titres de noblesse, certains se marient avec des Portugaises et s’installent définitivement dans leur pays d’accueil. 

Enfin, ce volet socioprofessionnel permet de déconstruire certains clichés : Hanno Wijsman (ingénieur à l'Institut de recherche et d'histoire des textes de Paris) explique que l’image des artisans comme voyageurs réguliers s’impose difficilement, notamment dans le chef du grand public. En effet, aux XIXe et XXe siècles, les artistes étaient souvent classés en écoles nationales, régionales ou locales, encourageant ainsi l’idée d’un style flamand, parisien, brugeois, etc. Cette appartenance fortement soulignée a pu contribuer à propager une image plutôt sédentaire des artisans. Or, comme Hanno Wijsman le démontre en citant l’exemple de Bruges, certaines villes constituaient des pôles d’attraction à l’échelle internationale. Au milieu du XVe siècle, Bruges devient le centre de production par excellence du livre manuscrit. Elle concentre donc non seulement de nombreux artisans exogènes – dont trois parisiens, miniaturistes attitrés des ducs de Bourgogne Philippe le Bon et Charles le Téméraire – mais également des ateliers bilingues ou multilingues. L’étude de la dimension socioprofessionnelle des transferts artistiques dresse donc un portrait neuf des artisans : mobiles, porteurs du savoir-faire de leur région d’origine (mais également de leurs lieux de passage), et souvent bien intégrés dans leur milieu d’accueil.

Au cours de la période gothique, la mobilité des artistes et des œuvres prend donc une ampleur inédite sur le sol européen. Cette circulation soulève de nombreuses questions : quelles raisons justifiaient le recours à des artistes exogènes ? À quelles contraintes étaient soumis ces créateurs, et avec quelles conséquences pour leur production ? Quel accueil leur était réservé ? Grâce à ses riches exemples, l’ouvrage Les transferts artistiques dans l’Europe gothique apporte des réponses inédites à ces interrogations. Plus encore, cette publication – qui se distingue par son envergure géographique – lève le voile sur la genèse de notre culture artistique...

Page : précédente 1 2 3 4 5

 


© 2007 ULi�ge