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Les transferts artistiques dans l’Europe gothique
01/10/2014

Nicolas de LeydeEnfin, les causes de ces transferts stylistiques et iconographiques ne se limitent pas au domaine artistique : ils peuvent parfois être porteurs d’un message politique. Stefan Roller (conservateur au département du Moyen Âge au musée du Liebighaus à Francfort-sur-le-Main) donne l’exemple de Nicolas de Leyde, sculpteur de la seconde moitié du XVe siècle, originaire des Pays-Bas. Actif auprès de l’empereur du Saint-Empire germanique Frédéric III de Habsbourg, il lui livre une production d’une exceptionnelle qualité, tant du point de vue du style que de la technique. Mais cet aboutissement esthétique ne suffit pas à expliquer pourquoi, après sa mort, de nombreux commanditaires font appel à des artisans travaillant «dans le style de Nicolas de Leyde». La raison est ailleurs : dans certains milieux, cette griffe stylistique avait été identifiée comme un style propre à Frédéric III, et son utilisation traduit un message politique, favorable à l’empereur. Ces liens entre transferts artistiques et dimension politique des œuvres touchent aussi le domaine de l’iconographie, comme en témoigne une étude d’Ivan Gerát (directeur de l'Institut d'histoire de l'art de Bratislava). En comparant deux ensembles de peintures sur Élisabeth de Thuringe (originaires de Lübeck en Allemagne et de Košice en Slovaquie), il souligne que leurs différences correspondent en réalité à des velléités locales : elles sont liées au désir des commanditaires de délivrer un message politique précis.

Les transferts techniques et technologiques

La circulation des artistes et des œuvres a également permis la diffusion de techniques en dehors de leur berceau d’origine. Maria-Anne Privat-Savigny (directrice des musées Gadagne à Lyon) revient sur le cas de l’opus anglicanum : derrière ce nom latin se cache une technique de broderie anglaise, particulièrement réputée au cours de la période gothique. En effet, ces œuvres précieuses, qui nécessitaient de riches matériaux et une grande habileté technique, constituaient des cadeaux diplomatiques prestigieux. La nature même de l’opus anglicanum explique sa diffusion sur le territoire européen – diffusion qui a favorisé les emprunts, notamment techniques. L’auteur résume cette circulation : «professionnels, œuvres, commanditaires, collections, modèles circulent intensément dans l’Europe du Moyen Âge et de la Renaissance, et constituent autant d’opportunités d’imitation, d’apprentissage, d’adaptation, d’interprétation [...]».

Cette dimension technologique permet de réévaluer certaines théories essentiellement fondées sur des critères d’ordre stylistique ou iconographique. Parmi les thématiques abordées avec un œil neuf, l’ouvrage fait la part belle à la rencontre entre l’art flamand (et son emploi de la peinture à l’huile) et la production italienne du Quattrocento. Giorgio Vasari, précurseur de l’histoire de l’art, l’évoquait déjà au XVIe siècle dans ses célèbres Vies ; mais, comme nombre de ses successeurs, il tenait pour acquis la suprématie des peintres italiens sur les maîtres du Nord. A contrario, certains chercheurs se sont contentés de réduire les œuvres à l’huile italiennes à de simples copies, plus ou moins heureuses, de leurs consœurs flamandes. Ces deux points de vue ne prennent pas en compte l’appropriation différente qu’ont tous ces artistes de la même technique. Comme l’affirme Dominique Allart (professeure et directrice du département Transitions à l'Université de Liège), la peinture à l’huile, en gagnant l’Italie, devient simplement porteuse de nouvelles possibilités. Quant à Claire Challéat (attachée à l’Ecole française de Rome), elle s’est penchée sur un cas particulier : la production du peintre Colantonio, actif à Naples au milieu du XVe siècle. Son étude montre que plusieurs artistes de la même période vont emprunter certains éléments stylistiques et iconographiques au répertoire flamand, tout en célébrant sa technique innovante dans leurs écrits sur l’art. Leur intérêt se focalise avant tout sur «la signification politique et symbolique du modèle flamand, comme manifestation visible d’un statut» : loin de la copie servile, l’art du Quattrocento opère donc certains transferts tout en conservant une volonté et des motivations propres. 

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