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Les transferts artistiques dans l’Europe gothique
01/10/2014

Ces dernières années, ces questions concernant les technologies se sont également nourries de l’apport des sciences dures : les analyses en laboratoire permettent en effet d’approfondir la connaissance des matières et des techniques mises en œuvre au Moyen Âge. Et cette contribution est parfois déterminante, comme le prouve un article abordant le métier de sculpteur en France et en Espagne. Elena Aguado-Guardiola (professeure à l'École supérieure de conservation et restauration des biens culturels en Aragon), Ana María Muñoz-Sancho et Javier Ibáñez Fernández (doctorante et professeur d'histoire de l'art à l'université de Saragosse) expliquent que les pratiques des sculpteurs au XVe siècle sont relativement mal documentées, et restent donc méconnues. Grâce à l’éclairage des nouvelles analyses de laboratoire, les auteurs ont pu démontrer que certaines techniques mises au point en Bourgogne – et adaptées aux mauvaises conditions qu’offre cette région pour la conservation des pigments sur les sculptures – ont été transposées en Espagne. En effet, la durabilité garantie par ces techniques, exportée dans l’environnement favorable de la péninsule Ibérique, a permis une conservation exceptionnelle de la polychromie des sculptures. Ainsi, dans la chapelle desCorporales de Daroca, les couleurs du XVe siècle, apposées selon la méthode bourguignonne, ont mieux résisté aux dégâts du temps que celles du XVIe siècle, réalisées selon une technique locale.

Si certaines techniques se transfèrent d’une région à l’autre, étudier ce qui ne se transmet pas révèle également des informations inédites. En s’intéressant à la région mosane pendant la période gothique, Frans Doperé (chercheur en architecture médiévale d'Europe occidentale) a pu constater que certaines techniques, diffusées avec succès dans les régions avoisinantes, restent absentes de la production mosane. Ce constat est interpellant : il signifie que les acteurs locaux, malgré leurs contacts avec des artisans exogènes, opposent une résistance à l’importation de techniques et de savoir-faire extérieurs à leurs traditions – se détachant ainsi des grands courants techniques qui les entourent. 

Qu’il s’agisse encore de la diffusion de la glaçure stannifère dans la céramique française, de l’émail en ronde-bosse des ateliers parisiens en territoire espagnol, ou de l’architecture des colonies génoises de la mer Noire, les divers exemples développés au sein de l’ouvrage témoignent de l’importance de la prise en compte des transferts technologiques pour comprendre la production artistique de l’Europe gothique. 

La dimension socioprofessionnelle des transferts

Au-delà des aspects techniques, stylistiques et iconographiques, la dimension socioprofessionnelle des transferts suscite également l’intérêt de plusieurs chercheurs : quels facteurs sont à l’origine de la circulation des artistes ? Cette mobilité est-elle rare ou monnaie courante ? Comment ces artisans itinérants s’intègrent-ils dans leur milieu d’accueil ?

En ce qui concerne le déplacement des artisans, Philippe Bernardi (directeur de recherche au CNRS, à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) rappelle que, dans de nombreux cas, la volonté d’un commanditaire n’est pas la seule motivation à prendre en compte. cathedrale-saint-guyÀ travers l’étude de fonds notariés, il revient sur la trajectoire d’un sculpteur et architecte du XVe siècle, Hélion L’Auvergnat, et démontre que ses déplacements successifs – son installation à Arles, puis son rayonnement de plus en plus large en Provence – correspondent non pas à un artisan en recherche constante d’emploi, mais à un homme bien établi, qui élargit progressivement son champ d’action.

La question de l’intégration des artistes étrangers dans un nouveau milieu est soulevée à plusieurs reprises dans l’ouvrage. En s’appuyant sur le cas des Parler en Bohème, au XIVe et au XVe siècle, Klára Benešovská (directrice du département d'art médiéval à l'Institut d'histoire de l'art de Prague) donne un exemple de cette intégration des artisans exogènes. Importante famille de tailleurs de pierre et de sculpteurs, les Parler comptent comme membre le plus célèbre le maître d’œuvre de la cathédrale Saint-Guy de Prague, Peter Parler. Ville ouverte à l’international, Prague accueille alors des artisans d’horizons variés, qui sont jugés sur base de leurs aptitudes plutôt que sur leurs origines. Même si la renommée de Peter Parler est tributaire des conditions particulières dans lesquelles il a évolué et des commandes exceptionnelles qu’il a reçues, ses origines étrangères ne constituent pas un obstacle à sa carrière.

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