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Quand le digital envoie le microscope au placard

17/09/2014

La pathologie digitale ouvre une nouvelle voie dans la médecine contemporaine, et pourrait abolir l’ère du microscope optique. Suite aux efforts conjoints d’informaticiens et de pathologistes, de nouveaux outils permettent de numériser, d’annoter et de classer les lames de microscope sur des plateformes consultables par tous. Avec le projet Cytomine, des chercheurs de l’Université de Liège ont négocié avec brio ce tournant dans l’évolution des outils biomédicaux. Les avantages de l’application sont nombreux. Elle est un lieu de partage et de stockage, et un instrument pédagogique efficace. Mais elle prémâche surtout le travail fastidieux d’analyse de cellules et de tissus biologiques qui fait le quotidien des pathologistes. Offrant des perspectives d’extension au-delà de l’université, sa pérennité sera notamment garantie par le lancement d’une spin-off à la fin de l’année 2014.

microscope lameDepuis le XIXe siècle, pour observer et analyser une cellule ou un tissu biologique, le procédé n’a pas évolué. Un prélèvement est déposé sur une lame de verre qui, une fois placée sous la loupe du microscope optique, s’offre au regard du pathologiste. Avec l’avènement de la pathologie digitale, cette procédure devrait être oubliée par les prochaines générations. C’est une petite révolution que vit le monde de la médecine. Des innovations, dont l’application Cytomine développée par des chercheurs de l’Institut Montefiore et du GIGA à l’Université de Liège, permettent en effet de numériser, de stocker, de classer et de partager ces lames avec une qualité de résolution et d’analyse croissante, qui égale voire dépasse la précision du microscope. « Le résultat final rappelle un peu une technologie comme Google Maps, compare Raphaël Marée, coordinateur scientifique du projet Cytomine. Mais à la place des cartes géographiques, on présente des échantillons biologiques regroupant des dizaines de milliers de cellules, ou des tissus »

C’est en 2010 que le projet Cytomine est lancé. Il s’agit d’une plateforme internet capable de stocker et de classer ces fameuses lames numérisées, et qui offre de nombreuses perspectives nouvelles à la cytologie et à l’histologie, entre autres. A l’ère du tout numérique, l’idée semble déconcertante de simplicité. Les plateformes et les banques de données en tout genre pullulent sur le net. Pour le domaine biomédical, c’est dans la pratique que les choses se corsent. « Une telle technologie d’analyse d’images n’existait pas, il y a quinze ans, explique Benjamin Stévens, informaticien à l’Université de Liège et coordinateur du projet de lancement d’une spin-off. Même Google Maps n’avait pas encore été développé. Les coûts de numérisation étaient exorbitants, et commencent à peine à se démocratiser. Et puis la vitesse d’acquisition était faible, il fallait plus de 20 minutes pour numériser une seule image, aujourd’hui 2 sont suffisantes. La qualité de l’image numérique n’égalait pas la précision du microscope, ou alors elle était trop lourde pour les espaces de stockage, les connexions internet n’étaient pas celles d’aujourd’hui, et les experts affichaient une réticence au changement. C’est normal, ils engagent leur responsabilité lors d’un diagnostique, et se fient à ce qu’ils ont l’habitude d’utiliser. Il fallait les convaincre que l’outil qu’on voulait mettre en place avec eux pouvait les aider dans leur travail. »

Un algorithme intelligent…

Mais le domaine de la bioinformatique évolue vite et acquiert rapidement de solides lettres de noblesse. En 2005, de son côté, Raphaël Marée avait conçu pour son doctorat un modèle générique de reconnaissance et de classification automatique d’images. Rien à voir ici avec la médecine, le programme touche à toutes les images, et a pour ambition de les classer en fonction de ce qu’elles représentent. Une véritable émulation naît autour de cet algorithme. La technologie s’affine et, notamment avec la collaboration de Benjamin Stévens, s’oriente petit à petit vers le biomédical.   

En 2008, l’équipe est contactée par une société américaine dans le cadre du développement d’un produit d’aide au dépistage du cancer du col de l’utérus. Cette société développe des systèmes robotisés de préparation d’échantillons. En d’autres termes, elle produit des lames et les numérise en très haute définition (de l’ordre de 100 000 pixels sur 100 000). Ces images peuvent alors être observées sur écran, en lieu et place du microscope. Mais ces échantillons peuvent contenir jusqu’à des centaines de milliers de cellules saines pour parfois quelques-unes à peine trahissant la présence d’un état (pré)cancéreux. A cette étape-ci, la numérisation ne facilite pas la tâche du pathologiste. S’il veut déceler les cellules tumorales, il doit toujours les chercher lui-même. « Ce que cette société nous demandait, c’était de développer un algorithme de détection des cellules anormales, se souvient Raphaël Marée. Une application capable de trouver une aiguille dans une botte de foin. »

La seconde étape consiste à trouver comment le logiciel peut détecter par lui-même ce que l’expert veut repérer dans l’image. Pour y parvenir, les chercheurs lui font passer une phase d’apprentissage. « Dans un premier temps, l’application n’a aucun moyen de classer et de segmenter des images. On demande dès lors aux experts d’entourer eux-mêmes des cellules représentant les différentes catégories qu’ils veulent distinguer. Des cellules saines, par exemple, et des cellules tumorales. En gros, l’exercice qu’ils devaient auparavant réaliser pour chaque cellule de chaque échantillon. » Une fois que les experts ont montré l’exemple au logiciel, il lui est possible, par inférence statistique et sur base d’une reconnaissance des variations colorimétriques des pixels, de classer les cellules en peu de temps et de manière exhaustive.

Echantillon Cytomine 

« C’est donc un outil qui, avec la participation des experts, va automatiser des tâches, précise Benjamin Stévens. Quelque part, les experts, en annotant les images, façonnent l’algorithme dans une relation circulaire. Selon les premières annotations, l’algorithme propose une première prédiction que les experts peuvent corriger. L’algorithme retient ces corrections, affine sa recherche, gagne en précision, et à un moment donné, le modèle devient robuste. » La classification qu’il propose automatiquement à l’expert est alors au moins aussi précise qu’une classification manuelle, et surtout, exhaustive, puisqu’elle tient compte de tous les pixels de l’image. L’algorithme peut passer en utilisation de routine, et le gain de temps devient considérable. « La quantité d’information envoyée au médecin est drastiquement réduite, reprend l’informaticien. Le médecin, au lieu d’avoir à fouiller dans des milliers de cellules, n’en a plus que quelques centaines. L’information est concentrée, fiabilisée, rend le diagnostique plus rapide et est mise au service du médecin. Car il n’est pas question de supplanter son diagnostique, ni son expertise. » Petit plus, comme l’algorithme est générique et qu’il apprend sa mission avec les experts, il peut a priori classer n’importe quel type d’image. Il suffit qu’on lui donne l’exemple pour qu’il suive docilement. Les recherches en analyse d’images en cours visent à étudier la validité de ces algorithmes sur une grande variété d’images.

… Qui répond à des besoins primaires

Ce qui fonctionnait alors pour une recherche singulière sur le cancer du col de l’utérus pouvait a priori s’étendre à toute une série d’autres pathologies, que cela relève de la cytologie ou de l’histologie. Cette première collaboration a donc donné à l’équipe l’idée de développer la plateforme logicielle Cytomine d’analyse d’images histologiques et cytologiques. Avec l’aide de Loïc Rollus, informaticien à l’Université de Liège, elle intègre désormais une panoplie d’algorithmes « intelligents » mais aussi tous les outils et interfaces nécessaires en amont et en aval. « En plus, on s’est progressivement rendu compte que le simple fait de pouvoir stocker et partager une image répondait à un besoin primaire, nous permettant de décliner le logiciel sous beaucoup de formes, explique Benjamin Stévens. Mais ce n’était pas notre but initial. On voulait juste créer un outil pour faciliter l’analyse d’images. »

Au-delà de ses capacités de détection, le logiciel séduit donc pour ses facultés de stockage et de partage. Depuis 2010, avec l’aide du Professeur Didier Cataldo, co-directeur du laboratoire de biologie des tumeurs et du développement de l’Université de Liège, la plateforme Cytomine  se développe au sein du GIGA. Le succès croît rapidement, et de cinq utilisateurs, elle dépasse aujourd’hui la centaine, au sein du CHU et de l’université. « Nous avons également ouvert un service similaire aux étudiants en histologie, précise Benjamin Stévens. Il y a en médecine de plus en plus d’étudiants, et la faculté doit faire face à de nouveaux problèmes d’organisation, notamment des travaux pratiques. Idéalement, il faudrait un microscope par étudiant, ce qui coûte très cher. Et puis, par exercice, chaque étudiant doit avoir une lame. Il est impossible d’avoir deux fois les mêmes échantillons, et certains sont moins bons que d’autres. Se procurer des lames de bonne qualité peut vite devenir un véritable défi. En plus, avec le microscope, le professeur ne voit pas ce que l’étudiant voit. Parfois, ce dernier rate une question parce qu’il n’est pas allé assez loin dans son observation… Le microscope, pour autant d’étudiants, ce n’est pas pratique. »

Cytomine apporte des solutions évidentes à ces problèmes. Acheter et entretenir des centaines de microscopes n’est plus une obligation, une seule lame d’un bon échantillon peut être numérisée et étudiée par tous les étudiants en même temps, et l’application permet une traçabilité précise de leurs activités. Dans une quête de ludisme, certains enseignants annotent même des zones de l’image pour établir des parcours d’examens ou d’exercices. Ils jalonnent l’échantillon de questions précises en fonction de ce que les étudiants sont censés y voir. De véritables jeux de piste, où chaque étape est localisée par des petits drapeaux sur lesquels l’étudiant peut zoomer pour découvrir ce qu’il est attendu de lui. Une possibilité d’interaction nouvelle pour tester les connaissances de chacun.

Aujourd’hui, plus d’un millier de comptes d’étudiants et de professeurs sont actifs sur la plateforme. L’équipe participera, en partenariat avec la faculté de médecine et avec l’IFRES, au projet Histoweb, une prolongation de Cytomine exclusivement destinée à l’enseignement, et qui recherchera de nouvelles possibilités d’enseignement et d’encadrement, notamment l’établissement d’exercices à préparer en ligne en dehors des heures de cours. « On pourra voir quand chaque étudiant se connectera. On rajoutera à cela, et en accord avec eux, un outil pour avoir une trace de la manière dont ils préparent leurs examens. On pourra corréler ces observations avec le taux de réussite dans le but d’améliorer leur apprentissage. »

Cytomine2

Au service de l’urgence

Au-delà de la recherche et de l’enseignement, Cytomine atteint le nerf de la guerre et souhaite convaincre la sphère clinique. « C’est un domaine dans lequel un remplacement pur et simple du microscope reste sujet à controverse, nuancent les chercheurs. Les pathologistes doivent valider la technologie. Le diagnostique qu’ils posent sur une image doit pour cela être identique ou meilleur à celui qu’ils posent au microscope. » Et la réalité recouvre plusieurs paramètres. D’ordre technique, d’abord, et d’une possible altération de l’image par la compression numérique ; d’ordre humain, et d’une résistance des experts au changement, ou encore de l’ordre du confort de la vision. Le champ de vision sur un écran est toujours moins large que le champ de vision au microscope, qui embrasse tout ce que les yeux voient, et plonge le regard au cœur des cellules.

Mais la mécanique qui se met en place est au changement. Rien que par le vecteur de l’enseignement, la prochaine génération de pathologistes travailleront essentiellement sur écran. Les plus grands fabricants de microscope l’ont bien compris et lancent des scanners de lames à des prix de plus en plus démocratiques (de l’ordre de 200 000 euros tout de même pour des scanners à haut débit). Actuellement, le CHU de Liège est demandeur de la technologie pour des cas déjà bien précis. « Par exemple, illustre Benjamin Stévens, lorsqu’un chirurgien est en train d’opérer, il est parfois amené à prélever un échantillon sur le patient et a besoin d’un diagnostique rapide du pathologiste pour continuer. Dans un réseau d’hôpitaux tel que le CHU de Liège, le pathologiste n’est pas toujours disponible, ni sur le bon site. Il est donc appelé en urgence, et passe parfois un temps considérable en voiture pour quelques minutes d’observation au microscope. Avec cette technologie, le chirurgien prélève l’échantillon et le confie à un technicien capable de le numériser. Le pathologiste reçoit l’échantillon dans sa boîte mail et peut remplir le protocole pour le renvoyer au chirurgien, qui peut poursuivre l’opération.» 

Au-delà du CHU, un enjeu international

CytomineAyant séduit la faculté de médecine de l’ULg, Cytomine est prête à s’étendre au-delà de la butte du Sart Tilman. Et les accueils enthousiastes ne tardent pas à se profiler. « Dans le domaine pharmaceutique, le Breast International Group (BIG) s’est montré intéressé par notre plateforme, raconte Benjamin Stévens. Ils concentrent leurs recherches contre le grade le plus sévère du cancer du sein, et face auquel la science n’a pas vraiment progressé depuis les vingt dernières années. Le BIG a donc lancé Aurora, un projet international, pour notamment récolter, classer et analyser 13.000 lames sur 1.300 patientes Européennes. Nous allons leur fournir notre plateforme d’imagerie. » Cette lutte contre le cancer ne peut se faire qu’à un niveau international. Impossible en effet de récolter une base de données représentatives sur un seul pays comme la Belgique. Il n’y a pas assez de patients. Des moyens de communication, de partage et de stockage centralisés et faciles d’accès deviennent une priorité.

Un autre cas d’utilisation est encore l’établissement d’une biobanque, ou d’une tumorothèque, regroupant et classifiant les échantillons de différentes études au fur et à mesure qu’ils sont numérisés. « Nous sommes en contact avec d’autres centres de recherches de tailles importantes. Ces centres de recherche contre le cancer accueille beaucoup de chercheurs pour deux ou trois ans. Chacun prélève des centaines d’échantillons pour leurs études, qui finissent dans des tiroirs, sans qu’il n’y ait de traçabilité de ces lames. Les centres veulent mettre un terme à ce gâchis. Ils numériseront systématiquement leurs prélèvements, et auront besoin d’un logiciel comme le nôtre pour tracer leurs activités et alimenter leur biobanque. Cette biobanque pourra servir les recherches futures, notamment en diminuant leur coût, et en limitant le besoin de production de nouvelles lames. »

Vers le monde de l’entreprise

Face à ces besoins partagés par tous, les instigateurs du projet sont encouragés à sortir le projet de son cocon strictement universitaire. Le logiciel est maintenant suffisamment robuste pour vivre une mutation plus commerciale. Raphaël Marée restera au sein de l’ULg pour continuer de développer les algorithmes d’analyse d’images et la plateforme, et poursuivre le développement de ses aspects pédagogiques. Benjamin Stévens, lui, va étendre le projet vers une autre voie. « Nous sommes porteurs d’un projet First Spin-off qui devrait voir le jour à la fin de l’année 2014. La finalité sera d’aller au plus près du client, de l’installation à la spécialisation du logiciel, pour répondre aux attentes de chacun. Nous offrirons de l’espace de stockage, des développements spécifiques en fonction des besoins… Outre ce rapport au client, la Spin-off sera un label de qualité. »

Le succès semble au rendez-vous pour Cytomine, qui commence même à sortir du domaine biomédical. « Des groupes issus de domaines variés demandent des accès à la plateforme pour ses qualités de stockage et de classification. Il y a des dentistes, des géologues, des vétérinaires. On peut imaginer que le logiciel pourrait aussi être utile en astronomie, en botanique, ou en géospatial. Dérivé de la cartographie numérique pour y retourner, ce serait une belle boucle, non ? » En attendant, Cytomine continue son chemin dans le domaine biomédical et a encore du pain sur la planche. « La pathologie digitale reste un luxe, conclut Benjamin avant de livrer un dernier exemple des possibilités de la spin-off. Les scanners sont très chers, la technologie n’est pas toujours disponible… Nous voulons offrir de la pathologie digitale low cost. Pour l’utiliser, il suffit de créer un compte. Quant à la numérisation, les clients de la plateforme n’auront pas spécialement besoin d’investir dans un scanner pour des utilisations ponctuelles. Il leur suffirait de livrer leurs échantillons, que nous pourrions scanner au laboratoire de biologie des tumeurs et du développement localisé au CHU de Liège (nous avons une capacité de scan de 1000 lames/jour), et ils recevraient des liens pour les visualiser en ligne. »


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_372880/fr/quand-le-digital-envoie-le-microscope-au-placard?printView=true - 24 avril 2024