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Ejaculation précoce : la « bibliothérapie »

17/06/2014

15% à 30% des hommes éprouveraient une difficulté à maîtriser leur éjaculation. Ils seraient ainsi à classer parmi les éjaculateurs précoces. La largeur de cette fourchette démontre la difficulté à diagnostiquer ce trouble. Cependant, un point commun rassemble ces hommes : la souffrance psychologique qu’ils en retirent. Philippe Kempeneers, du département des Sciences de la Santé publique de l’Université de Liège, et psychologue à la Clinique psychiatrique des Alexiens, travaille depuis plusieurs années sur le sujet et cherche des méthodes de rééducation, notamment à travers la « bibliothérapie » : un petit fascicule rassemble différents exercices, avec quelques explications. Il est publié aux éditions de Boeck.(1)

COVER Ejaculation precoceSujet personnel, intime, voire tabou, l’éjaculation dite précoce est de plus une notion particulièrement subjective. Ajoutez à cela une bonne part culturelle, et vous comprendrez la difficulté à la définir de manière scientifique et précise… Résultat ? Il n’existe tout simplement pas de définition scientifique de l’éjaculation précoce universellement admise… « Il existe globalement deux grands courants, explique Philippe Kempeneers, maître de conférence au Département des Sciences de la Santé publique de l’Université de Liège : d’un côté ceux qui prennent en considération essentiellement le manque de contrôle sur l’éjaculation avec la souffrance engendrée ; de l’autre, ceux qui se basent sur la durée de la maîtrise après la pénétration. » Et puis il y a ceux qui tentent de concilier les deux points de vue.

C’est le cas de l’association américaine de Psychiatrie (APA) qui, jusqu’il y a peu, proposait une définition fédérant de nombreux spécialistes. Dans la quatrième édition de son manuel nosographique, le célèbre DSM-IV-TR (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 4th Edition, Text Revised), elle considère qu’il y a éjaculation précoce lorsque qu’elle survient avant que la personne ne le désire, mais seulement si elle se produit avant, pendant ou juste après l’intromission. ‘Juste après’ laisse donc une part de subjectivité, puisqu’elle ne précise pas de délai. L’APA ajoute en outre qu’il faut exclure les problèmes de rapidité éjaculatoire qui résulteraient d’une affection somatique comme une infection urogénitale, par exemple, ou de traitements médicamenteux, comme un sevrage aux opiacés. Enfin, l’Association considère qu’il faut tenir compte de paramètres qui peuvent influer sur la durée de la phase d’excitation comme l’âge, l’expérience, la nouveauté de la relation amoureuse et la fréquence des activités sexuelles. Si, en fonction de tous ces paramètres il est possible d’établir la réalité d’une éjaculation précoce, alors il faudrait déterminer si elle a toujours été présente (elle est alors primaire), ou si elle est apparue après une période de durée normale (elle est alors secondaire) ; elle peut aussi être sporadique, selon les situations et les partenaires.

La souffrance avant tout

Cette notion de temps n’étant pas déterminée, certains chercheurs, regroupés au sein de la Société internationale de médecine sexuelle (ISSM), ont proposé de considérer comme pathologique l’incapacité de l’homme de retenir l’éjaculation moins de 1 à 2 minutes après l’intromission. Au-delà, la durée serait considérée comme normale. Mais les cas peuvent fortement varier : à côté d’un homme qui jouirait moins de 2 minutes après la pénétration dans l’insatisfaction générale, il y a aussi l’homme qui serait capable de « tenir » 5, 8 voire 10 minutes, mais sans satisfaire pour autant sa partenaire et en serait donc frustré. Avec sa recherche et sa clinique, Philippe Kempeneers a pu se faire son idée : « Le premier critère à prendre en compte est certainement la frustration et la souffrance psychologique de l’homme et du couple. S’en tenir strictement à la durée n’est pas adéquat : quelle différence peut-on faire entre une pénétration qui dure 1 minute 40 et celle qui dure 2 minutes 20, l’une étant alors considérée comme pathologique, l’autre non ?"

Car si les partenaires sont épanouis malgré une pénétration de courte durée, pourquoi vouloir considérer absolument cette ‘éjaculation précoce’ comme un trouble ? Et puis il y a aussi les éjaculateurs précoces qui ne consultent pas : outre ceux qui sont de vrais précoces, avec la souffrance qu’elle engendre dans le couple mais qui n’osent pas en parler, il y a aussi des cas particuliers d’hommes qui passent de très longues minutes à des préliminaires comblant ainsi leur partenaire malgré une pénétration qui ne durerait que 1-2 minutes ; ou encore, ceux qui ne souffrent pas d’une relation sexuelle vite-fait-bien-fait, sans préoccupation pour la satisfaction de leur partenaire. C’est lorsqu’il y a frustration et souffrance qu’il est possible de tenter de comprendre les raisons et d’y remédier. Parfois, cela tient réellement de la durée trop courte de la relation sexuelle, mais parfois c’est tout le rituel amoureux qui est en cause. »

Les hommes plus frustrés que leur partenaire

La souffrance que retirent les hommes de leur éjaculation précoce peut être considérable. Outre de la frustration sexuelle, la difficulté peut provoquer une perte d’estime de soi, de l’anxiété, voire de la dépression. « De plus, l’homme qui en souffre peut avoir tendance à vouloir éviter les relations sexuelles car elles le confrontent à ses échecs. L’impact sur les partenaires est important également : les études montrent qu’elles rapportent plus souvent que les autres une moins bonne satisfaction sexuelle et sont plus souvent elles-mêmes concernées par des troubles sexuels également, comme les troubles de l’orgasme. Mais attention tout de même : toutes les partenaires des hommes atteints d’éjaculation précoce ne souffrent pas de cette situation ; mieux : les hommes concernés ont même tendance à surestimer le degré de souffrance de leur partenaire… Peut-être parce qu’ils transposent sur leur partenaire leur propre degré de frustration. Lorsqu’elles sont interrogées, les femmes affirment souvent souffrir davantage de la frustration qu’elles constatent chez l’homme du fait de sa rapidité que de la rapidité en elle-même », poursuit Philippe Kempeneers.

Il constate aussi chez ses patients qu’ils cherchent à y remédier seuls, testant l’une ou l’autre méthode avant de consulter : « Cela va de la consommation d’alcool et de drogues pour plus de la moitié des hommes ; quasi un tiers affirme avoir appliqué des pommades censées retarder le moment ‘crucial’… Plus de 60% interrompent toute stimulation sexuelle, deux tiers tentent de se concentrer sur des pensées non érotiques et la même proportion éjaculent préventivement, avant la relation sexuelle, par exemple par la masturbation, en espérant ainsi faire durer le ‘deuxième set’. Ces solutions n’en sont généralement pas : les composants de ces pommades vendues sur internet ne sont pas contrôlés ; pour sa part, l’alcool est l’ennemi du contrôle, ce qui a peu de chances de mener à une amélioration ; enfin, une éjaculation préalable pourrait même empêcher de parvenir à une seconde érection dans les minutes qui suivent… »

Influencer les causes ?

La réponse à l’éjaculation précoce ne consisterait-elle pas à en résoudre les causes ? Ce serait probablement l'idéal, à condition de pouvoir les identifier, car il n'existe pas, ici non plus, de consensus sur des causes précises, mais plutôt sur des facteurs de risque, comme a pu le conclure Philippe Kempeneers dans son travail.

Tout d'abord, il y a une composante biologique, comme l'action de certains neurotransmetteurs, sur le délai de l'éjaculation: les circuits sérotoninergiques et dopaminergiques jouent un rôle, de même que certains récepteurs de l'ocytocine. « Or, la sensibilité de ces systèmes neurophysiologiques varie d'un homme à l'autre, en fonction notamment de facteurs génétiques. Une étude a estimé à 28% la part du problème susceptible d'être expliquée par l'hérédité, toutes formes d'éjaculation précoce confondues. »

Il y a aussi l’influence du milieu hormonal : plus on a des taux de testostérone élevés, plus l’éjaculation risque d’être rapide. Le fait de souffrir d’hyperthyroïdie, de troubles urinaires ou de certaines affections neurologiques pourrait aussi influencer la rapidité du réflexe éjaculatoire. Et puis il y a les facteurs émotionnels, comme l’irritabilité et l’anxiété qui apparaissent liées à l’éjaculation précoce. Mais laquelle provoque l’autre ? On a de bonne raison de penser que l’anxiété accroît la rapidité d’éjaculation mais elle est aussi une conséquence de l’expérience répétée de l’éjaculation précoce.  Du reste il est encore possible que la faible concentration en sérotonine soit à l’origine des deux phénomènes, éjaculation précoce et anxiété, sans que les deux ne soient liées entre eux…

Il faut également signaler les facteurs d’apprentissage : « Aujourd’hui, l’idée est que l’éjaculation précoce résulte moins de ‘mauvais’ apprentissages que d’un manque d’apprentissage. Un réflexe biologiquement normal n’est pas forcément optimal d’un point de vue hédonique et relationnel. Dans ces conditions, les hommes doivent apprendre à différer leur éjaculation… »

Question culturelle

Ejaculation précocePhilippe Kempeneers relativise : « La majorité des hommes considère éjaculer trop rapidement, en comparaison avec leur volonté. Objectivement, les durées moyennes de pénétration se situent entre 5 et 7 minutes (de l’intromission à l’éjaculation) ; or, lorsqu’ils sont interrogés, les hommes – européens et américains tout au moins –considèrent plutôt comme ‘normale’ une durée de 10 à 13 minutes ! Il y a donc un décalage entre les capacités biologiques de ce qui est un réflexe, et les aspirations socioculturelles. » Est-ce pour cela que l’éjaculation précoce est devenue la plainte la plus répandue dans les pays occidentaux ?

Ce qui est sûr, c’est que ce genre de points de repères subjectifs compliquent l’établissement des chiffres de prévalence : ils vont, selon les études, de 10 à 50% ! Outre le fait que la définition du trouble peut varier selon les études, la culture a une influence non négligeable. Ainsi, l’enquête GSSAB (Global Study of Sexual Attitudes an Behaviors), qui porte sur environ 14.000 hommes de 40 à 80 ans, montre que 30% de ceux vivant en Asie du Sud-est affirment être régulièrement éjaculateurs précoces, contre 12% au Moyen-Orient ; en Europe occidentale, ils seraient environ 20% alors que les Occidentaux non-Européens (Américains, Canadiens, Australiens) avoisineraient les 27%. Et tout ne peut certainement pas être attribué aux quelques différences biologiques ! Par exemple, dans certaines régions d’Extrême-Orient, l’éjaculation est traditionnellement considérée comme une perte de substance vitale. De plus, d’une part, faire durer le coït n’a pas forcément une même importance dans toutes les cultures et d’autre part, le timing rapporté n’est pas lié à la souffrance ressentie. Prenons le cas du Moyen-Orient, et de la Turquie : on y relève une durée du coït inférieure à celle dans certains pays d’Europe occidentale (selon les études, entre 3.7 et 4.4 minutes, contre 7.6 et 10 minutes au Royaume-Uni, par exemple) ; néanmoins, l’enquête GSSAB montre que c’est là que l’on retrouve le moins d’hommes qui s’en plaignent… L’une des explications serait que la culture moyen-Orientale valoriserait moins la pénétration prolongée et le coït. Peut-être la gestuelle érotique y est-elle plus riche, plus diversifiée...

Peut-on y voir aussi l’influence de l’augmentation de la pornographie, qui met en scène des pénétrations qui durent de très, très longues minutes ? « Nous n’avons pas suffisamment de recul par rapport à cette influence, en termes statistiques, précise Philippe Kempeneers. On peut cependant tenter d’y répondre à travers les études menées sur la culture érotique. Dans les années 40, la fameuse étude Kinsey montrait que la durée moyenne, à l’époque, de la pénétration était d’environ 2 minutes ; aujourd’hui, elle est de 5 à 7 minutes. Mais il y a eu beaucoup d’autres événements qui pourraient aussi avoir eu une influence, comme la révolution sexuelle chez les femmes, qui seraient devenues peut-être plus exigeantes ? Dans certains discours religieux particulièrement prégnants au XIXème siècle, les relations sexuelles avaient pour unique but la reproduction, sinon, c’était de la fornication vouée au diable. D’ailleurs, dans la bonne bourgeoisie, la femme ‘bien’ ne jouissait pas ! Dans ce cadre-là, puisqu’il n’y avait pas de recherche du plaisir, l’expression d’une frustration féminine n’avait guère de chances d’être perçue comme légitime, et un coït bref ne posait guère problème pour autant qu’il y ait éjaculation intravaginale. Fin des années 60 et début des années 70, le plaisir a été placé au centre des aspirations, notamment chez les femmes. Mais la norme est restée axée sur le coït, tout en hyper-valorisant l’épanouissement sexuel. Considérons par exemple les films tous publics, lorsqu’il y a une scène d’amour, quel est l’accomplissement ultime ? Le coït ! Et si possible avec orgasme simultané, ce qui est loin d’être la norme ! On le voit aussi dans les termes couramment utilisés pour désigner les activités sexuelles : les ‘préliminaires’ sont une sorte d’apéritif avant un plat principal, le coït ; et ce que l’on appelle un rapport sexuel ‘complet’ est celui qui implique une éjaculation dans le vagin… »

Arrêter de survaloriser le coït !

De par sa recherche, Philippe Kempeneers estime que c’est là que se joue la première phase du traitement de l’éjaculation précoce. « Une meilleure éducation sexuelle peut diminuer la souffrance que les éjaculateurs précoces peuvent éprouver. »

Les médecins qui souhaitent apporter une réponse rapide à la plainte de leur patient ne vont généralement pas lui poser des questions sur ses rituels sexuels, et le diriger rapidement vers les médicaments - qui bénéficient d’ailleurs d'une large publicité. Mais ils restent dans cette idée de coït survalorisé, sans envisager sa sexualité dans son entièreté. Quant à savoir à qui bénéficiera le plus un coït durable, on a vu que les femmes ne sont pas particulièrement demandeuses de ce seul aspect...

D’autres thérapeutes plus avisés conseilleront pour leur part de jouer sur les comportements lors des relations sexuelles. Il convient d’abord de restaurer une certaine diversité dans les gestes érotiques des gens. Ensuite des techniques comportementales spécifiques vont aider à récupérer un certain contrôle de soi. C’est le cas par exemple du « stop and start », une technique comportementale lancée dans les années 50, et qui implique la partenaire. Elle consiste à stimuler l'homme jusqu'à ce qu'il atteigne une excitation qui l'approche de l'éjaculation, puis d'arrêter juste avant pour laisser retomber la tension ; la stimulation est recommencée ainsi plusieurs fois. Le but est qu'il parvienne à identifier le point de non-retour, pour le maîtriser à terme. Dans les années 70, d'autres spécialistes ont ajouté la « squeeze technique » qui consiste, lors des phases d’arrêt de stimulation sexuelle, à exercer une pression soit à la base du pénis, soit sous la couronne du gland, afin de faciliter la diminution de la tension. « Le taux de succès de ces techniques était bon à court terme, mais retombait avec le temps. Ensuite est venue l'idée de focaliser non plus sur le réflexe, mais sur la psychophysiologie de l'excitation qui précède : c'est l'approche régulatrice. Elle se base sur l'idée que c'est différer son éjaculation qui s'apprend, et non que l'éjaculation précoce est un dysfonctionnement appris. Elle se base notamment sur la psychologie des émotions. Cette approche peut être relayée par des ouvrages comportant des conseils pratiques visant à réguler l'excitation : c’est ce qu’on appelle une « bibliothérapie » - une thérapie par la lecture. C'est ce que nous avons mis en place dans notre programme de recherche, « BibliothEP » (Bibliothérapie de l’Ejaculation Précoce) qui, comme son nom l’indique, vise à évaluer l'effet de la bibliothérapie. Dans ce programme, nous avons rassemblé dans un petit fascicule différents exercices, avec quelques explications. 120 à 150 personnes l'ont déjà testé et selon notre première étude sur l’efficacité de cette « bibliothérapie », 85% rapportent une amélioration, même légère ; le niveau de souffrance diminue chez la plupart et la qualité de la vie sexuelle s’améliore globalement. Les freins ou problèmes qui ont diminué son efficacité sont le manque de répétition des exercices conseillés, une fréquence insuffisante des relations pour évaluer son efficacité, ou encore des réticences de l’homme ou de sa partenaire, par rapport à de nouvelles pratiques. Pour augmenter l’adhésion à ce programme, nous envisageons de proposer ce livret avec un suivi par un professionnel qui pourrait éclairer certains points, répondre à des questions, soutenir la motivation...bibliotherapie Mais les spécialistes ne sont pas nombreux, il sera difficile de suivre tout le monde. Des intervenants de première ligne (médecins généralistes, urologues, psychologues...) pourraient être formés à l'utilisation de la bibliothérapie pour guider leur patient, et ne plus avoir pour seules solutions soit de le référer à un spécialiste en sexothérapie soit de lui proposer un médicament. Nous avons déjà testé cette possibilité, et la bibliothérapie + le suivi par un intervenant non spécialisé en sexothérapie mais spécifiquement formé pour accompagner la bibliothérapie donne de meilleurs résultats que la bibliothérapie seule... »

L'ouvrage qui guide la bibliothérapie est disponible. Le grand public peut y avoir accès librement, dans les librairies. Cette étude, qui n'aboutit sur aucune perspective de lancer un médicament, est donc financée par les pouvoirs publics, Province de Liège et Université de Liège en tête.

(1) Kempeneers Ph., Bauwens S., Andrianne R., Lutter contre l'éjaculation précoce. Guide pratique, De Boeck Solal, 2015.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_369421/fr/ejaculation-precoce-la-bibliotherapie?part=2&printView=true - 25 avril 2024