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« L’Afrique belge », terre d’explorations historiques

10/06/2014

Revisiter l’histoire coloniale, celle du Congo belge en particulier, n’est pas - loin s’en faut, une sinécure. Le risque est grand en effet de tomber dans les pièges du simplisme et du manichéisme. Tout n’est pas aussi simple que voudraient nous le faire croire certains pamphlets journalistiques... Gare aux idées reçues et aux anachronismes ! Voilà ce qu’a le mérite de nous rappeler une publication récente : « L’Afrique belge aux XIXè et XXè siècles – Nouvelles recherches et perspectives en histoire coloniale », aux éditions P.I.E. Peter Lang(1). Un ouvrage collectif auquel ont pris part Catherine Lanneau, Charlotte Braillon, Dantès Singiza et Jan Vandersmissen, des historiens et historiens du droit de l’Université de Liège.

COVER Afrique XIX XX« Depuis une quinzaine d’années, souligne d’emblée Catherine Lanneau, historienne, chargée de cours à l’Université de Liège et secrétaire du groupe de contact du FRS-FNRS « Belgique et mondes contemporains », on assiste en Belgique à un véritable renouveau des études coloniales ». Avec l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes chercheurs - qui n’ont pas été confrontés directement à la colonisation, de nouvelles pistes de recherche se sont ouvertes. La diversité des sujets traités s’est accrue. Beaucoup plus que par le passé, les chercheurs aspirent à partager leurs expériences. Ainsi, la recherche historique requiert-elle aujourd’hui un maillage intense entre ceux et celles qui s’y consacrent. Histoire de mieux croiser les regards, les méthodes, les sources, les outils de recherche...

Si l’on déplore que ce renouveau soit encore méconnu du grand public - y compris du monde pédagogique et culturel en général, force est pourtant de relever qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles, un groupe de contact « Belgique et mondes contemporains » a beaucoup œuvré ces dernières années à la dynamisation de la recherche, en collaboration étroite avec l’école doctorale « Histoire et Histoire de l’Art » du FRS-FNRS et d’autres centres de recherche. Depuis 2010, ce groupe de contact organise des journées d’étude et des séminaires très suivis sur l’Afrique, et plus particulièrement l’Afrique centrale.

« Ces journées d’études, précise Catherine Lanneau, accueillent généralement une trentaine de chercheurs belges et étrangers, débutants ou confirmés, qui interviennent régulièrement sur un thème lié à l’étude du monde africain. Leurs échanges sont particulièrement féconds et s’opèrent dans une perspective historiographique beaucoup plus comparative, moins linéaire, que par le passé ». On pense notamment au domaine de l’histoire des représentations et de la culture coloniale où il s’agit d’appréhender des sujets aussi divers que les propagandes coloniales, les cérémonies et fêtes, les approches culturelles croisées du patrimoine et de l’héritage colonial, la diaspora (africaine en Belgique, européenne en Afrique centrale), etc.
En fait, le présent ouvrage – L’Afrique belge aux XIXè et XXè siècles – rassemble les communications présentées à deux de ces journées d’études, l’une organisée en mai 2011 à l’Université catholique de Louvain (« La Belgique et l’Afrique. Aggiornamento historiographique »), l’autre en février 2012 au Musée royal de l’Afrique centrale (« Nouvelles études congolaises »).

Comme l’écrivent en préface les historiens Michel Dumoulin et Pierre Tilly, « la publication de ce volume constitue l’aboutissement d’une première étape en même temps qu’une pierre d’attente. Il importe en effet qu’au-delà d’une première réalisation, l’effort soit soutenu en veillant à accentuer les contacts avec les chercheurs étrangers mais d’abord et surtout avec les chercheurs néerlandophones ». Et Catherine Lanneau de préciser à cet égard que, contrairement aux chercheurs étrangers, les chercheurs flamands « n’existent pas » aux yeux du FNRS et ne bénéficient donc d’aucun défraiement pour leur participation aux dites journées d’études. Il en va de même dans l’autre sens pour les chercheurs francophones vis-à-vis du FWO, l’équivalent flamand du FNRS. « Une anomalie administrative qui relève de l’organisation institutionnelle de la Belgique », regrette l’historienne liégeoise...

Une « pédagogie de la nuance »

A la lecture de l’ouvrage, on prendra rapidement la mesure du retour en force du passé colonial dans les questionnements d’aujourd’hui. Mais, comme l’affirme avec justesse l’un des auteurs, Patricia Van Schuylenbergh, « cet engouement dissimule mal les ambiguïtés de formes et de traitement du fait colonial qui cristallisent les clivages idéologiques et politiques et témoignent du difficile poids de ce passé » dans notre pays et ailleurs.

Catherine Lanneau abonde dans le même sens... « Dans un contexte de plus en plus marqué aujourd’hui par une tendance à l’histoire globale, transnationale et interconnectée, la réécriture du temps colonial passe aussi par la collusion, voire la confusion souvent marquée, entre l’écriture professionnelle de l’histoire, l’essai ou le pamphlet journalistique, la fiction non romanesque, le roman, le récit de vie, les Mémoires personnels ou de groupes d’anciens coloniaux. Pas facile de s’y retrouver dans cette profusion où se côtoient l’apologie sans discernement et le réquisitoire virulent, qu’il s’agisse de la colonisation en général ou d’une facette de celle-ci, telle que la période léopoldienne ». Il est vrai qu’à l’heure actuelle, une sorte de mémoire expiatoire de la colonisation s’exprime largement dans les débats, comme si, après une phase de déni et de refoulement, les ex-nations colonisatrices pêchaient aujourd’hui par ce que Benjamin Stora nomme le « trop-plein de mémoires ». Gare au télescopage entre histoire et enjeux politiques et mémoriels, ceux-ci sommant celle-là de dire la vérité.

C’est donc à une véritable « pédagogie de la nuance et de la précision » que nous invitent les historiens du fait colonial. Un beau défi qu’ils relèvent avec brio tout au long de « L'Afrique belge aux XIXe et XXe siècles. Nouvelles recherches et perspectives en histoire coloniale ».

Du « génie » ...

Dans sa contribution, Patricia Van Schuylenbergh, chef du service Histoire et Politique au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren, revisite tout d’abord en profondeur l’historiographie du fait colonial. Son état des lieux est éclairant.

Leopold 2On le sait, les faits de violence commis sous  Léopold II dans l’Etat indépendant du Congo (EIC) ont soulevé à l’époque de virulentes critiques nationales et internationales. Lorsque la Belgique « héritera » du Congo en 1909, l’establishment traditionnel veillera à y mettre fin en favorisant, à travers de multiples ouvrages, l’émergence d’une histoire « héroïque ». Celle-ci, note l’historienne, utilisera abondamment  - jusqu’au début des années 1950, le récit épique et auto-justificateur de la colonisation et de ses valeurs civilisatrices. Cette propagande contribuera à façonner un « esprit colonial » auprès de la population. Elle deviendra surtout l’outil d’un patriotisme national où se distingue la figure du roi génial et visionnaire qui a légué à la nation une colonie prospère.

Les années 1950 changent progressivement la donne, sous l’influence de certains travaux pionniers comme ceux – par exemple - de Jean Stengers. Le jeune professeur de l’Université libre de Bruxelles devra cependant faire face, de longues années encore, à une génération d’historiens ultra-léopoldistes et donc « très orientés » dans leur vision du passé colonial.

Après l’indépendance du Congo, en 1960, de nouvelles perspectives s’ouvrent grâce à d’éminents historiens, tels que Jean-Luc Vellut et Jan Vansina, un pionnier dans la collecte des traditions orales sur le terrain. Plusieurs écoles se développent peu à peu autour de pôles universitaires, académiques, institutionnels ou même personnels. Ainsi, par exemple, d’anciens coloniaux issus du journalisme (J. Kestergat ou J. Massoz) publient-ils leurs savoirs et expériences de terrain. On assiste aussi, avec Pierre Salmon, à la naissance de l’ethnohistoire, une discipline issue de l’anthropologie et qui postule une reconnaissance de l’histoire des sociétés sans écriture.

Dans son tour d’horizon très détaillé, Patricia Van Schuylenbergh n’oublie pas non plus d’évoquer le « déclassement progressif de l’histoire coloniale », en Belgique comme ailleurs, par la mise en cause de l’Imperial history au profit de l’African history. « En effet, écrit-elle, le paysage mental de l’anticolonialisme et l’apparition des nationalismes africains modifient les habitudes historiques ». Ces perspectives donnent lieu notamment à une extension des champs et lieux de recherche au Zaïre même. Dans les années 1970, la formation d’historiens s’y généralise dans le cadre de l’Université nationale qui rassemble les trois anciens départements d’histoire qui existaient à Kinshasa, Kisangani et Lubumbashi, la capitale katangaise. L’histoire du Congo est renforcée par des « nationaux », formés en Belgique et en France.

... à la « gêne » des Belges

P. Van Schuylenbergh explore ensuite les multiples courants historiographiques qui, en Belgique comme à l’étranger, ont donné un nouvel élan à la recherche historique au cours des quinze dernières années. En révélant au grand jour les faces les plus sombres de l’EIC et de la colonie belge, de nombreux auteurs, historiens ou non, indique-t-elle, ont renouvelé la lecture du passé colonial. En outre, la médiatisation de certains ouvrages – l’exemple le plus explosif étant Un holocauste oublié(1), du journaliste américain Adam Hochschild – et certaines productions audiovisuelles – comme le film de l’Anglais Peter Bate, White King, Red Rubber, Black Death(2),  vont propulser le fait colonial au-devant de la scène publique. Et... déclencher une virulente « guerre des mémoires », en particulier autour de l’exploitation outrancière du caoutchouc congolais, point focal de l’histoire de l’EIC.

« C’est un autre phénomène à prendre en compte », insiste P. Van Schuylenbergh. « Dans un contexte de crise économique et politique européenne, qui se vit également comme une crise de confiance en ses fondements et en ses capacités à la gérer, la défense de principes moraux devient un devoir fondamental d’introspection, d’autocritique mais aussi de rétrospection à propos d’un héritage colonial dont la portée dépasse les frontières étatiques. Une lecture du passé s’inscrit donc dans un mouvement général qui confronte les passés coloniaux des pays européens à la question de la responsabilité morale du colonialisme, avec une attention accrue à l’égard des droits humains et des victimes ».

Pour une grande partie du public belge né après 1960, note encore l’historienne, l’histoire coloniale se résume à deux raccourcis symptomatiques – la violence de l’EIC et l’assassinat de Patrice Lumumba, en 1961 – qui mettent en exergue le pathos d’une « colonie abominable » et se rapportent moins aux faits historiques objectivables qu’à une « mémoire » de l’histoire, telle qu’elle transparaît dans les divers canaux où elle est produite.

Mains-coupées

Droit au souvenir contre devoir de mémoire ?

Face au « devoir de mémoire », le « droit au souvenir » n’a pas dit son dernier mot... P. Van Schuylenbergh analyse également la riposte organisée depuis une dizaine d’années par les associations d’anciens coloniaux, telles que « Mémoires du Congo » et « Afrikagetuigenissen » qui se considèrent comme les dépositaires de l’héritage colonial belge. Selon l’historienne, ils « défendent avec véhémence, et même parfois de manière dogmatique, la mémoire fondatrice de leur identité particulière ». Même si le sentimentalisme les inspire souvent, ces associations n’hésitent pas à monter, parfois violemment, au créneau lorsque le souverain de l’Etat indépendant et l’œuvre coloniale belge sont attaqués. Pour étayer leurs affirmations, elles utilisent les outils médiatiques de leurs détracteurs : ouvrages, articles de presse, films, sites web et réédition de documents et travaux historiques considérés comme les références du genre.

Dans ce contexte particulièrement sensible, de nouvelles tendances historiographiques, plus innovantes, se font pourtant jour. Patricia Van Schuylenbergh les passe également en revue. Elle s’attache notamment aux travaux de la nouvelle génération de chercheurs. Voyageant plus aisément à l’étranger dans le cadre de bourses d’étude, dans un monde devenu « village global », ceux-ci se dirigent tout naturellement vers des études de l’outre-mer mises en perspective avec l’histoire transnationale et mondiale (« World-Global History »). Renonçant à quelques réflexes – la dénonciation des expériences coloniales comme de simples situations d’exploitation, par exemple – ces chercheurs se tournent vers une histoire comparée « particulièrement féconde dans l’étude des aires culturelles qui offre un cadre d’analyse cohérent et probant ».

Un florilège de « regards »

« L’Afrique belge aux XIXe et XXe siècles » comporte bien d’autres contributions toutes plus intéressantes les unes que les autres. Pierre-Luc Plasman revient sur les « paradoxes du Congo léopoldien ». Lancelot Arzel établit des parallèles inattendus entre les univers guerriers et cynégétiques. Mathilde Leduc-Grimaldi met l’accent sur les acteurs africains méconnus de l’entreprise coloniale. Jan Vandersmissen (Université de Liège) étudie le rôle déterminant des « sociétés de géographie » dans la matérialisation sur le terrain des projets expansionnistes de Léopold II.

Bérangère Piret et Charlotte Braillon (Université de Liège) traitent quant à elles, chacune à leur manière, de divers aspects de la justice coloniale. On lira aussi avec intérêt le texte de Pierre Tilly, intitulé « La politique sociale au Congo belge, 1945-1960 : une colonie modèle ? », où il évoque notamment l’échec relatif du syndicalisme congolais avant et après l’indépendance. Guillaume Léonard se penche sur l’établissement pérenne d’un colonat agricole indépendant, dès les années 20, au Kivu. Etienne Deschamps explore « les avatars du concept d’Eurafrique » dans l’entre-deux-guerres, tandis qu’Anne-Sophie Gijs analyse la manière dont les autorités coloniales belges ont tenté, en pleine guerre froide, de barrer la route à la « menace communiste » et au « danger nationaliste ».

Dans ce florilège, on ne manquera pas de remarquer le travail d’un jeune doctorant de l’Université de Liège, Dantès Singiza. Sa contribution met en avant les principales sources documentaires utilisées à propos de la famine Ruzagayura, qu’il a développée lors de son mémoire de master. Cette famine, due à la sécheresse, s’est déroulée au Rwanda en pleine Seconde guerre mondiale. Elle a été extrêmement meurtrière - entre 30.000 et 300.000 morts, selon les sources – et a causé des migrations massives, une insécurité généralisée et... la colère des Rwandais. Dans son enquête minutieuse, le chercheur mesure le degré d’(in)efficacité des mesures prises par les autorités belges et rwandaises pour éradiquer le phénomène. Il leur a fallu plus d’un mois pour mettre en œuvre le ravitaillement des populations sinistrées ! Dans la thèse de doctorat qu’il prépare, Dantès Singiza s’est attelé à l’histoire du Rwanda durant la Seconde guerre mondiale. La participation du pays à l’effort de guerre a « pompé » le stock alimentaire disponible et ce fut l’une des causes de la famine Ruzagayura, de terrible mémoire...

Poursuivre l’effort

L’ouvrage « L’Afrique belge aux XIXe et XXe siècles » retiendra incontestablement l’attention de tous ceux qui se passionnent pour l’Afrique centrale. C’est d’ores et déjà un ouvrage de référence et c’est aussi, comme on l’a dit, une « pierre d’attente ». « Il importe qu’au-delà de cette première réalisation, l’effort soit poursuivi », conclut Catherine Lanneau. « En veillant, répète-t-elle, à favoriser l’invitation de chercheurs flamands et étrangers et à maintenir ensuite le contact avec eux ». D’autres journées d’études sont d’ores et déjà programmées.

(1) Van Schuylenbergh P., Lanneau C., PLasman P-L. (Dir), L'Afrique belge aux XIXe et XXe siècles. Nouvelles recherches et perspectives en histoire coloniale, Coll. Outre-mers, P.I.E. Peter Lang, 2014.

(1) Hochschild Adam, Les fantômes du Roi Léopold. Un holocauste oublié, Belfond, 1999.
(2) Bate Peter (Dir), White King, Red Rubber, Black Death, 2004.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_368997/fr/-l-afrique-belge-terre-d-explorations-historiques?printView=true - 25 avril 2024