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Une nouvelle classe de plastiques

15/05/2014

Le rêve de tout chimiste n'est-il pas d'agir en démiurge et de créer au doigt et à l'œil des molécules bien déterminées aux fonctions encore plus définies? C'est un peu dans cette voie que se sont lancés Christophe Detrembleur et son équipe du Centre d'Etude et de Recherche sur les Macromolécules (CERM) de l'Université de Liège. Leur objectif? Créer des polymères aux fonctionnalités réellement innovantes. Un pas vient d'être franchi dans ce sens: ils ont mis au point une méthode permettant de contrôler la réactivité de polyoléfines en croissance et donc de préparer de nouveaux copolymères aux propriétés inédites. En outre, cela fonctionne dans des conditions relativement douces: à 40°C et à 10-50 bar. A l'inverse du processus industriel  conventionnel qui n'est pas contrôlé et qui se fait généralement à hautes températures (plusieurs centaines de degrés) et hautes pressions (1000 bar ou plus). Le champ des applications qui en découlent concerne le biomédical, l'énergie et l'environnement. 

PE, EVA, PVC (1) ... Autant d'initiales mystérieuses qui ont pourtant envahi notre vie quotidienne: des emballages aux films alimentaires, en passant par les canalisations, les colles, les adhésifs..., les applications touchent tous les domaines qu'ils soient alimentaires, médicaux, automobiles, agricoles, énergétiques... Les techniques de polymérisation industrielle permettant de produire ces plastiques ont réellement connu leur essor dans la seconde moitié du XXe siècle, au point qu'aujourd'hui, l'homme est en contact continu avec l'un ou l'autre produit issu d'une polymérisation.

polyéthylène"Le polyéthylène (PE), explique Christophe Detrembleur, directeur de recherche FNRS au Centre d'Etude et de Recherche sur les Macromolécules (CERM) de l'Université de Liège, dont la dernière étude vient d'être publiée dans Nature Chemistry(2) (et qui fait l’objet de la couverture du volume de mars 2014), est un des polymères (plastiques de la famille des polyoléfines) les plus produits industriellement. Son inertie chimique, sa transparence et ses excellentes propriétés mécaniques en font un plastique exceptionnel. Cependant, il est très apolaire, ce qui complique le travail quand on veut le mélanger à d'autres polymères plus polaires que lui. Or, en les mélangeant, on recherche une synergie de propriétés, on combine les propriétés des deux polymères en un seul matériau". Par exemple, allier un matériau dur avec un mou pour faire un élastomère, une espèce de caoutchouc qui va permettre d'absorber les chocs. Cependant, dans la plupart des cas, un mélange intime entre les deux produits est la condition essentielle pour l’obtention de cette synergie, ce qui est souvent difficile avec le polyéthylène. Ceci peut notamment être obtenu par l’adjonction de copolymères d’éthylène et de monomères vinyliques polaires (qui sont composés d'enchaînements d'unités d'éthylène et d'unités de monomères polaires).

Hormis cette application, ces copolymères fonctionnels se retrouvent dans de très nombreux produits de notre vie quotidienne. Un exemple important est l'EVA (éthylène-acétate de vinyle) que l'on retrouve dans les films plastiques et alimentaires, dans les smartphones, les films pour les serres, beaucoup d'adhésifs et de colles,... 

Contrôler la croissance

"Ces copolymères à base d'éthylène sont produits principalement par la technique de polymérisation radicalaire conventionnelle qui produit des matériaux super intéressants mais il s'agit d'un processus un peu anarchique", poursuit-il. En effet, les copolymères d'éthylène sont actuellement obtenus industriellement dans des conditions qui ne permettent pas un contrôle fin de l’enchaînement des unités monomères et donc des propriétés du matériau final.

Il faut savoir qu'un processus de polymérisation se déroule en trois étapes: amorçage, propagation et terminaison. La première phase, l'amorçage, consiste à générer une espèce active, un radical (d’où le nom de la technique), qui va amorcer la croissance des chaînes, donc l'addition des monomères (dans le cas de l'EVA, l'éthylène et l'acétate de vinyle) les uns aux autres, et permettre à la chaîne polymère, à la macromolécule, de croître, c'est l'étape de propagation. La dernière étape, appelée terminaison, fixe les chaînes dans leur configuration finale.

"Tout ceci se fait de manière anarchique et aléatoire tout au long de la polymérisation de telle sorte quen fin de réaction, vous avez des chaînes qui ont des tailles différentes, qui peuvent aussi avoir des compositions différentes, et donc des propriétés différentes les unes des autres. Ici au laboratoire, on essaie de trouver un moyen de contrôler la croissance de ces chaînes".

Pour l'équipe, le but est d'arriver à amorcer toutes ces chaînes en même temps et de contrôler leur croissance pour obtenir des chaînes uniformes en longueur et en fonctionnalité, les monomères s'incorporant de manière définie en fonction des conditions expérimentales.

Comment faire? En limitant le processus de polymérisation aux deux premières étapes, l'amorçage des chaînes et leur croissance, tout en évitant les terminaisons irréversibles: lorsque toutes les unités de monomères sont consommées, les macromolécules formées restent actives. 

Copolymères fonctionnels

« L'exemple le plus important de notre article, ce sont les copolymères EVA qui concernent une gamme de produits très vaste comme les colles, les films d'emballage, des latex, etc. Cela représente un très gros business, de très très gros volumes..."

L'acétate de vinyle est un monomère liquide alors que l'éthylène est gazeux ; les mélanger oblige donc à travailler sous pression. L'équipe de Christophe Detrembleur a utilisé un agent de contrôle, un complexe organométallique à base de cobalt, qui permet d'amorcer et de contrôler cette polymérisation. Dans un premier temps, ce dernier est placé dans le réacteur avec le premier monomère, l'acétate de vinyle, et ensuite, le réacteur est mis sous pression d’éthylène.

Les chercheurs ont montré qu'en modulant la pression de travail, on parvient à contrôler la quantité de chacun des monomères dans le copolymère et donc ses propriétés. Par exemple, à 10 bar d'éthylène, le copolymère se compose à peu près de 15% d'éthylène et de 85% d'acétate de vinyle. Si la pression monte à 50 bar, chaque monomère est présent à hauteur de 50% environ.

préparation nouveaux EVA

"Ceci est particulièrement important parce qu'on change totalement la polarité du polymère, donc sa fonctionnalité. Par exemple, sa température de transition vitreuse (la température à laquelle il "fond"). Nous avons démontré que nous pouvions aisément changer la teneur en éthylène dans le copolymère simplement en jouant sur la pression et tout cela en contrôlant la polymérisation. En fait, nous suivons l'évolution de la masse molaireen fonction de la conversion: plus on incorpore de monomères, plus la chaîne va croître, et donc sa masse molaire augmente. C'est un des paramètres que nous suivons pour démontrer que nous contrôlons les chaînes".

Contrôle de l'architecture

"En fin de polymérisation, la chimie développée permet soit de fonctionnaliser l'extrémité de la chaîne, soit -ce qui est plus intéressant et qui fait l'objet de la publication- d'arriver à faire des copolymères à blocs ou séquencés (vous avez non pas un mélange de polymères A et de polymères B, mais vous avez A et B qui sont liés de manière forte). Seules les techniques de polymérisations contrôlées permettent d'en préparer. » 

De fait, à côté du contrôle de la masse molaire, les chercheurs parviennent à contrôler l'architecture grâce à un processus très simple. En commençant par exemple la copolymérisation à 50 bar, puis en changeant la pression à 10 bar après quelques heures de réaction: à 50 bar, les chaînes formées auront une composition en éthylène et acétate de vinyle de 50/50 et puis dans la seconde étape (à 10 bar), ces chaînes initialement formées vont sallonger en incorporant 15% d'éthylène et 85% dacétate de vinyle. A la fin, on obtient un copolymère A (contenant 50% d'éthylène) qui est lié à un copolymère B (15% d'éthylène). On forme dès lors un copolymère bi-séquencé AB.

A partir de là, les possibilités sont infinies: on peut terminer le copolymère AB par une fonction chimique importante pour lapplication visée, on peut coupler deux AB entre-eux, et ainsi former un copolymère triséquencé symétrique ABA: en quelques secondes, la masse molaire du copolymère est doublée, ses propriétés mécaniques évoluent et avec elles, les applications possibles. 

"A partir du moment où vous contrôlez la réactivité et la croissance de vos chaînes, vous pouvez faire un peu ce que vous voulez, mettre la fonctionnalité qu'il faut pour avoir la propriété voulue, ajoute-t-il. Parfois, vous avez besoin d'un polymère très long ou très court, avec une fonctionnalité bien précise en extrémité de chaîne pour permettre l'accroche à une surface par exemple. Pour certaines applications, vous pouvez vouloir des polymères en forme d'arbre et, par cette technique, vous y avez accès". 

Conditions douces et... lentes

Une autre particularité de ce système, qui a plutôt surpris les chercheurs, est quil fonctionne dans des conditions relativement douces: à 40°C et à 10-50 bar. A l'inverse du processus industriel  conventionnel qui n'est pas contrôlé et qui se fait généralement à hautes températures (plusieurs centaines de degrés) et hautes pressions (1000 bar ou plus). "Or, plus vous augmentez les températures et les pressions, plus vous avez de l'anarchie. Plus on travaille à température modérée, plus on minimise les réactions secondaires, plus on les évite".

Reacteur production EVA"Quand nous préparons des copolymères séquencés, l'intérêt du procédé est que nous travaillons en "one-pot": ce copolymère séquencé AB, on le polymérise à 50 bar puis à 10 bar, tout se fait dans le même réacteur sans rien isoler entre les deux étapes, souligne Christophe Detrembleur. On laisse quelques heures (6-7) réagir à 50 bar, on consomme une partie de l'acétate de vinyle et puis on change la pression et le second bloc se forme en quelques heures. On ne consomme pas tout l'acétate de vinyle au cours de la première étape afin quil nous serve non seulement de monomère mais également de solvant pour le copolymère AB qui se forme au cours de la seconde étape. ".

Seul petit inconvénient à ces conditions de synthèse avantageuses: le processus de polymérisation radicalaire contrôlé est plus lent que le système conventionnel.

Mieux que la nature?

Les polyéthylènes sont les polymères les plus produits dans le monde. Par conséquent, parvenir à contrôler les copolymérisations à base d’éthylène, qui plus est dans des conditions douces,  représente une sorte de Graal pour les polyméristes qui voient ainsi s'ouvrir une constellation d'applications incroyablement variées.

Dans ce sens, l'équipe du CERM s'est mise sur la piste de l'homopolymère de polyéthylène, à savoir une polymérisation de l'éthylène seul. "On voudrait avoir accès à des copolymères à blocs où au moins une séquence (un bloc) est du polyéthylène pur. On y travaille, on arrive à préparer du polyéthylène, mais on ne sait pas encore s'il est contrôlé. Une fois les conditions de contrôle établie, nous devrions avoir la possibilité de former des copolymères à bloc pour lesquelsun bloc de polyéthylène pur sera lié à un polymère polaire: vous élargissez ainsi considérablement le champ des applications. Notre technique ne vise absolument pas à supplanter les polyéthylènes et ses copolymères préparés par les techniques de polymérisation conventionnelles, nous voulons donner accès à des produits inédits à plus haute valeur ajoutée permettant d’élargir le champ dapplication des polyoléfines (vers le biomédical, les batteries, … ). Evoluer vers les productions dans l'eau: aujourd'hui, la majorité des latex sont produits industriellement par polymérisation radicalaire conventionnelle, l'objectif est dadapter notre nouveau procédé pour la production de latex à base de polyoléfines, mais ceci est encore du domaine du futur".

Pour résumer, la particularité de cette découverte est de pouvoirmoduler très facilement la réactivité du système sans changer l'agent de contrôle et ceci, uniquement en jouant sur les critères expérimentaux, tout en contrôlant la polymérisation de monomères qui ont des réactivités opposées. "C'est assez unique, se réjouit le chercheur. C'est aussi une des raisons pour lesquelles cet article a été accepté dans Nature Chemistry, parce que personne n'arrive à contrôler très finement l'éthylène en polymérisation radicalaire. Cela ouvre la voie à des polymères impossibles à préparer par la technique conventionnelle et à des applications certaines". Ainsi, au CERM, des chercheurs étudient des variantes de ces copolymères en tant que vecteurs de médicaments.

La nature est également faite d'une succession de macromolécules biologiques, où chaque unité monomère est localisée à un endroit bien précis. "Si vous en intervertissez une cela ne donne plus la même chose. Dans les plastiques synthétiques, l'agencement des unités monomères, la structure du polymère et sa fonctionnalité sont également extrêmement importants parce quils  gouvernent les propriétés finales du matériau. Mais la nature le fait beaucoup mieux que nous: je ne peux pas décider de la place de chaque monomère, par contre, je peux contrôler l'architecture, savoir la quantité de monomères présents. En revanche, parvenir à contrôler l'addition de différents monomères ABCDE et pouvoir les assembler un à un, on n'y est pas encore. Quelques groupes y travaillent, mais c'est une tâche de très très longue haleine... Le Graal ultime est d'arriver à contrôler tous ces agencements", conclut Christophe Detrembleur.

(1) PE: polyéthylène, plastique construit par l'enchaînement d'unités éthylène
EVA: éthylène-acétate de vinyle
PVC: polychlorure de vinyle
(2) Nature Chemistry 2014,6:179-187, publication avancée en ligne le 26 janvier 2014, www.nature.com/nchem/journal/v6/n3/pdf/nchem.1850.pdf


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