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Tentatives de réflexion sémiotique et psychanalytique au sujet du voile islamique

Laurent-demoulin-décryptagePar Laurent Demoulin, 1er assistant au Département des langues et littératures romanes

Prudents prolégomènes : qui parle ici et au nom de quoi ?

Hostile à toute forme de scientisme, je ne crois pas, lorsqu’il s’agit de phénomènes de société, que l’avis des intellectuels aient, par nature, plus d’intérêt que celui des autres citoyens : je suis partisan de la démocratie et non du despotisme éclairé. Un intellectuel peut se tromper, comme l’Histoire l’a si souvent montré. Bien plus, les outils de l’esprit font souvent de lui, plus ou moins consciemment, un orfèvre en matière de mauvaise foi… intellectuelle.

Mais il arrive parfois que son savoir particulier et sa discipline lui donnent accès à des arguments inédits – pas nécessairement plus vrais, pas nécessairement meilleurs que ceux qui s’entendent d’ordinaire, mais du moins nouveaux et permettant de considérer un problème sous un angle de vue un tant soit peu inhabituel. La sémiotique, en tant que science des signes, et la psychanalyse, en tant que science du désir, permettent ainsi de dégager chacune un ou deux arguments peu courants, me semble-t-il, quant au débat le plus rebattu de ces dernières années : celui qui concerne le port du voile islamique.

Puisque je me méfie de la mauvaise foi, je vais tâcher d’y résister, en commençant par reconnaître qu’à l’évidence, je ne suis ni sémioticien ni psychanalyste. Mais j’ai eu la chance de lire nombre d’ouvrages dans ces deux disciplines et, surtout, de côtoyer de grands spécialistes en ces matières : Jean-Marie Klinkenberg, qui fut mon professeur à l’Université de Liège avant d’y devenir mon collègue, puis mon ami, et Christian Demoulin, mon père, psychanalyste lacanien décédé en 2008. Cela suffit peut-être : les idées qui vont être développées ici ne demandent nullement d’être un grand clerc dans ces deux disciplines.

Ajoutons au tableau que la sémiotique et la psychanalyse, quelle que soit leur scientificité respective, sont porteuses, dans mon cas, d’une charge affective nuisible à l’objectivité, surtout la seconde – j’en ai conscience et je l’avoue sans peine. Le même souci d’honnêteté (ou de tentative d’honnêteté) me contraint de remarquer, d’emblée, que les arguments issus de ces deux disciplines, vont, comme par hasard, dans le sens de mes convictions citoyennes spontanées. C’est louche et je conçois que l’on puisse, de bonne foi, ne pas partager ces convictions : cet article réclame seulement un peu d’attention. Tout cela pour dire que mon but n’est pas ici de polémiquer avec quiconque (je déteste les conflits, même purement verbaux), ni de convaincre qui que ce soit, mais de diffuser quelques considérations en espérant qu’elles puissent intéresser celles et ceux qui se penchent cet épineux dossier.

Toujours dans un souci d’honnêteté, pour m’en débarrasser une fois pour toutes et avant d’en venir au fait, je vais résumer succinctement ma position subjective, qui, en soi, est discutable, n’a rien d’original et ne présente guère d’intérêt. Allons-y : je suis profondément athée et, dans l’absolu, je ne suis pas favorable au port du voile (parce qu’il est signe de soumission de la femme à la fois aux hommes et à dieu qui n’existe pas). Dans un monde idéal, selon mon cœur, aucune femme n’en porterait. Les églises, les mosquées, les synagogues et les temples seraient transformés en musées, en salles de spectacle ou, selon une idée de Reiser, en piscines. Le pape, les ayatollahs, les pasteurs, les rabbins et même le souriant dalaï-lama seraient au chômage, etc. Mais il me semble qu’il faut toujours établir une distinction entre les idées générales et les individus concernés par celles-ci. Swift déclarait : « J’ai toujours détesté toutes les nations, professions ou communautés, et je ne puis aimer que les individus. J’abhorre et je hais surtout l’animal qui porte le nom d’homme, bien que j’aime de tout mon cœur Jean, Pierre, Thomas, etc. »(1)  De même, je n’aime guère les religions, mais j’éprouve une affection sincère pour certains chrétiens pratiquants, certains juifs pratiquants, certains musulmans pratiquants, parmi lesquels se trouvent, pourquoi le taire ?, des musulmanes portant le voile islamique. Et en m’inspirant du slogan qui veut qu’il faille lutter contre la pauvreté et non contre les pauvres, je dirais volontiers qu’il faudrait parvenir à lutter contre l’emprise des religions sans jamais nuire aux croyants. Et poser pacifiquement les armes dès que l’un d’eux souffre de nos attaques idéologiques. En outre, d’un point de vue plus cynique, il me paraît évident que les incessantes vexations infligées aux musulmans vivant en Belgique ou en France ne font qu’y renforcer les intégrismes. Comme le note le sage Tzvetan Todorov, « ce ne sont pas les identités en elles-mêmes qui causent les conflits, ce sont les conflits qui rendent les identités dangereuses » (2).

C’est pourquoi, toute forme d’interdiction du port du voile me semble inutilement violente et singulièrement contre-productive.

Sémiotique du voile et laïcité

Femme VoilePourquoi la sémiotique, en tant que science des signes, aurait-elle quelque chose à nous apprendre quant à l’interdiction du voile islamique dans les écoles, au parlement, dans les lieux publics ?

Parce que, quand une mesure est prise, le voile est considéré comme un « signe religieux ». Je ne crois pas qu’il s’agisse là d’un emploi abusif du mot « signe ». Le voile est bel et bien un signe – d’ailleurs chaque vêtement en est un, comme Roland Barthes l’a montré dans Système de la mode en 1967. Tâchons d’être plus précis : le voile est un « symbole », selon la fameuse typologie de Pierce, qui distingue les indices (signes motivés par contiguïté, comme la trace de pas pour le pas), les icônes (signes motivés par une ressemblance, comme la carte géographique pour le territoire) et les symboles (signes arbitraires, comme le langage humain). Et, selon la quadripartition proposée par Jean-Marie Klinkenberg, indices/icônes/symboles/signes proprement dits, il s’agit de la quatrième possibilité. Le « signe proprement dit » se définit par l’absence de concordance entre les divisions qui ont lieu sur le plan du signifiant et celles ayant lieu sur le plan du signifié. Le signifié /voile/ peut être en effet décomposé en plusieurs sèmes, parmi lesquels on peut relever, notamment, sans risque d’erreur : « islam » + « féminité » (seules les femmes en portent) + « maturité sexuelle » (les petites filles n’en portent pas). Par ailleurs, son signifiant peut également varier : certains voiles sont ternes, d’autres dorés, unis, ou à motifs, à moitié transparents, cachant plus ou moins entièrement le visage etc. Mais ces variations du signifiant ne correspondent pas à la division des signifiés. Il n’y a donc pas de concordance entre ces deux niveaux de division du signe.

Toujours est-il que certains estiment, non sans raison, que les signes religieux sont gênants dans un État laïc : en conséquence, ces personnes se déclarent hostiles au voile islamique au nom de la laïcité. Ils évoquent, par exemple, le combat que les laïques ont mené au début du xxe siècle contre la présence de crucifix dans les tribunaux. Le principe défendu est alors celui de la neutralité : l’État doit être neutre, ni pour ni contre telle ou telle religion et il faut, dès lors, à leurs yeux, interdire le port du voile à l’école ou dans les administrations(3).

Or, si l’on en croit la sémiotique, un signe appartient toujours à un code et fonctionne toujours selon un principe d’opposition. Le port du voile peut être considéré comme une unité et « une unité n’a de valeur que si elle s’oppose à une autre unité »(4). Par exemple, en musique, le son haut s’oppose au son bas. Jean-Marie Klinkenberg nous apprend ainsi que « la valeur d’un élément dépend des relations qu’il entretient avec les autres éléments […]. On peut donc dire que la valeur d’un élément est d’abord négative : elle se définit par ce qu’elle n’est pas.(5)»

Par conséquent, le voile ne peut constituer un signe à lui tout seul. Il doit se définir par ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire par le « non-voile ». Rien là d’étonnant : il existe des signes de l’absence. En morse, par exemple, explique Jean-Marie Klinkenberg, les sons s’opposent à des silences et les silences sont des signes autant que les sons(6).
Le paradigme de base serait donc constitué par l’opposition /port de voile/ vs /absence de port du voile/. Dans la perspective de la laïcité, la signification du premier signe est claire : le voile signifie « islamité » ou « musulmanité ». Mais quel est le sens de l’autre terme ?

On ne peut certainement pas se contenter de dire qu’il signifie « non-islamité ». D’ailleurs, certaines musulmanes ne portent pas de voile alors qu’elles sont croyantes. Ensuite, une femme occidentale ne veut certainement pas signifier qu’elle est non-musulmane en montrant ses cheveux dans les rues de Liège, de Bruxelles ou de Paris. L’absence de voile n’a donc pas la même signification s’il est le fait d’une jeune fille aux traits maghrébins et d’une jeune fille aux traits nordiques… La situation se complique donc et l’on voit que l’on entre dans des considérations pour le moins délicates, qui rappellent le fameux « délit de faciès »...

En d’autres termes, le /non-voile/ n’est absolument pas neutre : il est pris dans un ensemble de signes, certains d’entre eux étant clairement raciaux. Une jeune fille dont le visage, qu’elle le veuille ou non, est porteur des sèmes « maghrébins » et qui ne couvre pas ses cheveux arbore un signe, le /non-voile/, très différent de l’absence de voile de l’Occidentale qui aurait exactement la même coiffure : ce signe exprime, chez la première, sans doute une forme de résistance ou de refus de la tradition musulmane. Pas chez la seconde. Où est dès lors la neutralité ? En interdisant le signe religieux /voile/, l’État cesse d’être neutre : il impose le signe /non-voile/ à une seule catégorie d’individus, des femmes appartenant à une ethnie précise (ou auquel l’observateur suppose cette appartenance ethnique). Et ce signe, loin d’être neutre, relève, pour ces femmes, une signification antireligieuse. Alors qu’il ne signifie rien de tel pour tous les types d’hommes et pour les femmes d’apparence occidentale. Ainsi, l’interdiction du port du voile souligne une appartenance sexuelle et ethnique que l’État laïc devrait pourtant se charger de faire oublier.

Les enseignements de la sémiotique ne s’arrêtent pas là, c’est-à-dire à l’opposition /voile/ vs /non-voile/. Comme nous l’explique encore Jean-Marie Klinkenberg, cette science nous apprend que la vie des signes est extrêmement complexe :

  Il est exceptionnel qu’une grammaire soit construite sur la base d’une seule opposition ou même d’un nombre restreint d’oppositions. […] l’on a le plus souvent une hiérarchie d’axes sémiotiques, dans laquelle un axe, conjoignant deux unités, devient le pôle disjoint d’un nouvel axe et ainsi de suite. (7)

Ainsi, l’opposition /voile/ vs /non-voile/ constitue un axe (origine religieuse) qui peut s’opposer à une infinité d’autres axes comme (origine géographique) ou (traits liés à l’origine), (traits empruntés de l’Occident)… Le blue-jean apparaît nécessairement à un moment donné ou à un autre dans cette construction, et, à sa suite, toute la sémiotique extrêmement complexe du vêtement par tranche d’âge et, puisque (j’y reviendrai) ce débat se focalise toujours sur les jeunes filles, on entre là dans la sémiotique extrêmement contraignante du vêtement adolescent, absolument indéchiffrable dès qu’on a passé la barrière fatidique des 35 ans. Mais quelles que soient ces nuances, cette sémiotique est marquée (c’est le cas de le dire) idéologiquement : s’y lit souvent le sème « idéologie consumériste occidentale ». Dans ce contexte, rien n’interdit, même si cela peut paraître spécieux, de relever dans le voile le signe /résistance à cette idéologie consumériste/… Ou, pour prendre le problème dans l’autre sens, on pourrait considérer qu’arborer un vêtement cher, de grande marque, est un signe politique, voire (en poussant l’analyse dans ses derniers retranchements) un signe religieux (la consommation capitaliste n’est-elle pas devenue une forme d’« opium du peuple » ?). Dès lors, la seule solution, pour ceux qui voudraient vraiment défendre la neutralité, serait d’imposer partout l’uniforme, comme dans la Chine communiste sous Mao ! Inutile de dire que je ne suis guère favorable à cette solution.

Le raisonnement développé ici (en comparant un vêtement de marque à un signe religieux) est certes excessif. Il n’en reste pas moins que la description basée sur la seule opposition /voile/ vs /non-voile/ est pour le moins simplificatrice.

Barthes et le Neutre

Femme Voile2Il est dès lors légitime de se demander, face à cette complexité sémiotique, si la neutralité laïque est de l’ordre du possible. À cet égard-là aussi, la sémiotique est riche d’enseignements. La recherche passionnée de ce qu’il a appelé non pas la « neutralité » mais « le Neutre » est précisément le sujet du séminaire de Roland Barthes au Collège de France en 1977-1978. Le Neutre y est défini comme « ce qui déjoue les paradigmes [c’est-à-dire] l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un pour parler, pour produire du sens »(8). Sur cette base, Barthes, pendant un an, attelle avec ferveur sa réflexion à cette recherche et, quand il approche du Neutre, il aboutit toujours à des constructions extrêmement subtiles, paradoxales et délicates, même s’il se penche sur des problèmes très simples.

Ainsi, ce sémioticien de la littérature s’interroge sur la possibilité, pour un convive, d’adopter une position neutre durant une conversation. Si elle existe, cette position ne consiste certainement pas à se taire, car le silence constitue une position forte. Barthes note en effet : « Silence : d’abord arme supposée pour déjouer les paradigmes (les conflits) de la parole ; puis se solidifie lui-même en signe (c-à-d pris dans un paradigme) : le Neutre, qui est esquive des paradigmes, va donc essayer paradoxalement de déjouer le silence (comme signe, comme système).(9)»

Barthes raconte ensuite une anecdote. Un ambassadeur de l’Antiquité se rend en Grèce pour faire un rapport à son roi sur l’état de la philosophie grecque. On le met en présence d’un aéropage de penseurs, qui font assaut de virtuosité pour l’impressionner… sauf un : Zénon, qui ne dit mot. À la fin, l’ambassadeur s’inquiète du silence de Zénon : « Vous n’avez rien à me dire que je pourrais rapporter à mon roi ? » Zénon réplique : « Rapportez à votre maître que vous avez trouvé parmi les Grecs un homme qui sait se taire.(10)»  Le silence de Zénon est donc un signe, que l’ambassadeur, s’il avait été intelligent, aurait pu déchiffrer lui-même.

Après quoi, Barthes s’appuie sur Blanchot qui, dans L’Entretien infini, explique que Kafka « désirait savoir à quel moment et combien de fois, lorsque huit personnes sont en conversation, il convient de prendre la parole si l’on ne veut pas passer pour silencieux.(11)»  Du point de vue élémentaire de la conversation, le Neutre, face à la parole, n’est donc pas le silence (la non-parole), mais un équilibre instable, aporétique, presque impossible à trouver entre parole et non-parole.
Pour une jeune fille d’origine maghrébine, si une position qui s’approche du Neutre barthésien existe, ce n’est donc certainement pas celle du /non-voile/, mais une forme d’esquive subtile, très complexe et assez difficile à imaginer.

Concluons sur ce point : libre à vous d’être favorable à l’interdiction du voile islamique, mais il faut trouver un autre argument que celui de la neutralité laïque contre les « signes religieux » : d’un point de vue sémiotique, il ne résiste tout simplement pas à la réflexion.

Sémiotique et féminisme

Si je m’adresse implicitement à celles et ceux qui estiment qu’il faut interdire le port du voile, je ne songe évidemment pas un instant à répondre aux points de vue ouvertement racistes ou d’extrême-droite. La laïcité est assurément une noble cause : il faut juste savoir comment la défendre sans commettre des injustices plus graves encore que celles que l’on combat. Il en va de même du féminisme, qui constitue même une cause bien plus urgente, plus actuelle, plus cruciale : la laïcité ne me semble pas en danger, tandis que de nombreux progrès sont encore à faire en ce qui concerne l’égalité des sexes. Et pour le dire le plus simplement du monde, la position des féministes hostiles au voile me paraît certainement beaucoup plus solide que celle de la soi-disant neutralité laïque. D’un point de vue sémiotique, elle se défend mieux dans la mesure où elle permet une description du signe /non-voile/ crédible. L’argumentation féministe consiste, en effet, à considérer que le voile est un signe de soumission de la femme à l’homme, tandis que le non-voile est un signe d’émancipation féminine.

Cette interprétation sémiotique se défend assurément, mais, à nouveau, elle paraît simplificatrice : la réalité évoquée est éminemment plus complexe que ne le laisse supposer cette lecture univoque. Lorsqu’une musulmane est interrogée sur la question – ce qui est assez rare dans les médias(12)  –, sa réponse va toujours à son encontre. Ainsi, quand Mahinur Ozdémir, qui, en siégeant au parlement bruxellois, est devenue, en 2009, la première parlementaire d’Europe à porter le voile, clame qu’elle n’est pas une femme soumise, elle ne fait rien d’autre que de s’opposer à l’interprétation féministe du signe. Comment faut-il lire alors le signe /voile/ aux yeux de ces musulmanes ? Plusieurs interprétations sont proposées : il peut s’agir d’un signe de « pudeur » ou de « soumission à Dieu » (plutôt qu’aux hommes). La sociologie nous indique que, dans certains cas (on y revient), le voile signifie « insoumission à la culture occidentale ». En effet, selon Marc Jacquemain, « c’est bien ce que montrent tous les travaux sociologiques » : une « jeune femme [peut] se voiler non parce qu’elle est soumise mais au contraire parce qu’elle est insoumise (à l’ordre culturel européen, qui se dit “ouvert à la tolérance” mais exprime constamment le racisme) (13)» .

Qui a raison ? Laquelle de ces lectures contradictoires est la bonne ? La science sémiotique ne nous permet pas de trancher ce nœud gordien en faveur d’une de ces interprétations au détriment des autres. En revanche, elle nous oblige à souligner la relativité de chacune d’entre elles. Selon Jean-Marie Klinkenberg, en effet, l’observateur, face à la complexité de l’univers des signes, ne peut se targuer d’être objectif, dans la mesure où il est libre d’entamer sa description comme il l’entend :

  Si je dois décrire la structure du jeu d’échecs, je puis considérer qu’il y a une première opposition noir vs blanc ; à cette opposition, je subordonne les oppositions tour vs fou vs cavalier. Mais si je pars d’un autre point de vue moins économique – en mettant en premier la catégorisation en tour vs fou vs cavalier – je devrai appliquer ensuite, à l’intérieur de chaque catégorie, une opposition noir vs blanc. (14)

En conséquence, il faut peut-être considérer que la « soumission à Dieu » vs « l’insoumission à Dieu », la « soumission de la femme à l’homme » vs « son émancipation » entrent tous les deux dans le système sémiotique du voile. Et, dans certaines circonstances, la « soumission aux normes occidentales » vs « la rébellion vis-à-vis de ces normes » ou encore « la pudeur » vs « l’impudeur » devraient également participer à la description de ce système. Il entre de la subjectivité dans le choix qui consiste à commencer celle-ci par telle ou telle opposition. Et, a fortiori, il est certainement simplificateur de n’en retenir qu’une seule.

En outre, toujours d’un point de vue sémiotique, le principe d’opposition ne produit pas une « différencialité » absolue : « le différent va toujours avec le même(15)» , nous enseigne Klinkenberg. Celui-ci ajoute : « Les éléments qu’on trouve dans une opposition sémiotique sont donc à la fois pris dans une relation polaire – on dit qu’ils sont disjoints – et dans une relation de complémentarité – on dit qu’ils sont conjoints. »(16)  Quand il s’agit du voile, le débat a tendance à se concentrer sur la seule relation polaire, laissant ainsi toujours de côté la complémentarité et réduisant les musulmans à leur religion(17). Comme le note encore le sémioticien liégeois : « on est plus volontiers raciste avec celui qui vit près de vous qu’avec le lointain : le racisme antiesquimau est assez peu répandu en Occident »(18).

La psychanalyse et le voile des jeunes filles

En conséquence, il convient de nous interroger sur la réduction, que nous opérons spontanément, de la réalité sémiotique complexe du voile. C’est dans ce contexte que je relèverais un élément qui me frappe chaque fois que renaît cet épuisant débat : il se focalise toujours sur les jeunes femmes ou sur les jeunes filles. Or, lorsque je vivais à Ougrée Bas au milieu de familles musulmanes, j’ai observé que le port du voile chez celles-ci était très fluctuant d’une famille à l’autre et même au sein d’une même famille. Il arrive qu’une sœur le porte et l’autre pas, par exemple. Mais il y a une catégorie de femmes qui l’arborent presque toutes : ce sont les femmes âgées, les grands-mères, les mater familias. Et, de celles-ci, étrangement, personne ne se soucie. Personne ne s’en plaint, même pas au Vlams belang, car personne ne les voit. Ce fait est interpellant, n’est-ce pas ? Comment peut-on l’expliquer ? Je crains que l’explication ne soit tragiquement simple : si l’on ne voit pas les musulmanes d’âge mûr, c’est parce que la société occidentale se désintéresse complètement des personnes âgées en général. Roland Barthes le soulignait déjà fermement dans Le Neutre : « De tous les signes de débilité de l’époque, l’un des plus irritants est pour moi la façon dont cette époque parle de la vieillesse […] aujourd’hui, il n’y a pas de contrepartie symbolique à la vieillesse, aucune reconnaissance d’une valeur spécifique : sagesse, clairvoyance, expérience, voyance.(19)»  Depuis 1978, hélas, la situation ne s’est certainement améliorée.

Et, d’un point de vue féministe, il est clair que le regard posé par le social sur le vieillissement est tout à fait inégalitaire sexuellement : les femmes sont effroyablement plus vite considérées comme hors course que les hommes. Cette disparité se mesure dans les médias : selon l’écrivaine irlandaise Nuola O’Folain, si on visionnait les programmes de télévision sur une année, seulement 3% des visages humains vus à l’écran seraient ceux de femmes au-dessus de 50 ans.
Nous ne nous intéressons pas aux vieilles musulmanes parce que nous oublions toutes les vieilles : cela n’explique cependant pas notre obsession pour les jeunes femmes voilées. C’est ici que la psychanalyse peut enrichir notre réflexion.

Lors d’une conférence intitulée « Sur le racisme », mon père, le psychanalyste lacanien Christian Demoulin, s’est penché sur le lien, très serré, entre le fantasme sexuel et le racisme. S’appuyant sur un propos tenu par Lacan dans Télévision (« Laisser cet Autre à son mode de jouissance, c’est ce qui ne se pourrait qu’à ne pas lui imposer la nôtre, à ne pas le tenir pour un sous-développé.»(20) ), il expliquait que le racisme repose souvent sur un fantasme sexuel mettant l’étranger en scène. En général, ce fantasme fait de l’Autre le détenteur d’une vraie jouissance, d’une jouissance pleine, qui ne serait pas étriquée comme la nôtre.

Mon père illustrait ce point par deux exemples très différents, l’un littéraire, et somme toute plutôt inoffensif, et l’autre tout à fait monstrueux. Le premier concerne le roman Aziadé de Loti dans lequel la fantasmatique du harem et de la suavité orientale fait rimer exotisme avec érotisme. Le second est Mein Kampf, que mon père cite d’après Joachim Fest(21). Hitler, dans son délire haineux, évoquait les « centaines et de milliers de jeunes filles séduites par des répugnants bâtards juifs aux jambes torses » et donnait libre cours à des descriptions hallucinatoires : « Le jeune juif aux cheveux noirs, le visage animé d’une joie satanique, guette pendant des heures l’innocente jeune fille qu’il souille par son contact et ravit ainsi au peuple auquel elle appartient.(22)»  No comment !

À ces exemples, on peut ajouter les fantasmes triviaux sur la taille du sexe des Noirs, sur les geishas japonaises, sur les étalons italiens, sur les Brésiliennes en maillot de bain, sur les Suédoises au sauna, etc. Le principe consiste en effet toujours à supposer que l’Autre a accès à une jouissance supérieure, voire à une jouissance sans limite, ce qui suscite la jalousie et la haine.

Dans le cas des jeunes filles qui portent le voile islamique, on assiste à une troublante inversion du paradigme. Les Occidentaux ne leur prêtent pas une jouissance supérieure, un « plus-de-jouir », comme disait Lacan, mais, au contraire, si pas un « moins-de-jouir », du moins une espèce de fuite : on leur reproche d’échapper au marché du désir, à la tyrannie de la séduction. Et, dans le même temps, on conspue les hommes de leur entourage qui leur interdisent l’accès à ce marché – ce qui nourrit le fantasme selon lequel ces derniers s’approprieraient ces femmes « pures » en vue de mariages traditionnels tout en cherchant à s’amuser avec des Occidentales : au sujet des hommes musulmans, c’est à nouveau une jouissance plus pleine que la nôtre qui est fantasmée.

Vous remarquerez que le fantasme se retourne aisément (tout fantasme étant réversible) : il arrive souvent que l’on souligne de façon plus ou moins humoristique le potentiel érotique du voile selon la logique « Ce qui est caché est plus désirable que ce qui est montré. »

Mais, globalement, nous sommes heurtés par une forme de retrait. D’où le total désintérêt vis-à-vis des grands-mères portant pourtant, elles aussi, le voile : il s’agit en effet de femmes ayant, de toute façon, quitté l’obsédant marché du désir. Or, il se peut que, dans leur cas, le voile soit un signe, non de ce retrait, mais de la dignité que confère encore le grand âge dans les milieux immigrés. Rendrait-on la justice en le leur ôtant de force ?

Enfant CoranCe détour par la psychanalyse met en lumière la part fantasmatique qui entre spontanément dans la vision occidentale de la question, et qui vient nourrir nombre d’autres constructions du même genre, comme le note encore Marc Jacquemain : « Lorsqu’on discute avec les prohibitionnistes “de base”, on ne peut être que frappé par l’extraordinaire construction fantasmatique autour de l’islam qui structure leur discours : un “imaginaire” se construit connectant pêle-mêle les attentats du 11 septembre 2001, les talibans, l’excision des petites filles, les mariages forcés, la lapidation des femmes adultères, les menaces d’Al Qaeda et du terrorisme en général, l’invasion par la natalité musulmane… »(23)

Conclusions moins prudentes

En conclusion, la sémiotique nous permet assurément de considérer comme nul et non avenu l’argument de la neutralité laïque. Il n’en va pas de même de l’argument féministe contre le voile : la sémiotique valide en effet la lecture qui en fait un signe de la domination masculine. Mais cette lecture n’est pas la seule en cause, de sorte qu’il convient d’en envisager d’autres avant de prendre des mesures législatives brutales qui ne tiennent nullement compte de la complexité de cet univers sémiotique. D’autant que notre regard occidental n’est pas neutre, lui non plus, et, comme l’indique notre focalisation sur les seules jeunes femmes ou jeunes filles, il est peut-être conditionné fantasmatiquement – c’est en tout cas ce que laissent à penser les analyses psychanalytiques qui relèvent un lien récurrent entre sexualité et racisme.

Tout ceci pour dire qu’il convient d’être prudent… mais, avouons-le, aucune des deux sciences convoquées ne nous donne accès à une position scientifique objective. Au contraire, elles nous montrent que les prises de position dans ce débat infini sont toutes éminemment subjectives.  

C’est pourquoi il me semble légitime d’en revenir in fine à ma propre subjectivité pour en formuler le contenu du point de vue qui résiste le mieux, c’est-à-dire du point de vue féministe. Car celui-ci n’implique pas nécessairement que l’on soit favorable à l’interdiction du port du voile. Selon une pensée comparable à celle de Todorov lorsqu’il prétend que l’« évolution vers un islam libéral ne peut être l’œuvre que des musulmans eux-mêmes, elle ne saurait leur être imposée du dehors »(24), un jour, à Alger, une féministe algérienne m’a déclaré avec conviction : « Moi, je leur fais la morale, aux filles voilées ! Je leur dis franchement ce que j’en pense, de leur fichu voile ! Mais toi, l’Occidental, de grâce, laisse-les tranquilles ! C’est ce que tu as de mieux à faire, crois-moi. » J’ai retenu la leçon. Et je déclare que, d’un point de vue féministe, si nous regrettons, à bon droit, que des femmes, jeunes ou moins jeunes, en enfilant un voile, porte un signe, entre autres, de la domination masculine, plutôt que de légiférer avec brutalité, de simplifier à outrance une situation extrêmement complexe et de poser ce geste paradoxal qui consiste à imposer à l’autre la liberté, d’un point de vue féministe, dis-je, mieux vaut balayer devant notre porte et nous interroger sur ce que nous apprend de nous-même notre propre obsession de la jeune femme voilée – à nous Occidentaux pétris d’arrogance, à nous qui croyons avoir trouvé la solution unique et universelle à tous les problèmes et voulons partout l’imposer, à nous qui croyons avoir défini pour toute la planète le bon usage du vêtement féminin, à nous qui naguère avons obligé les femmes noires à se couvrir les seins, à nous qui voulons contraindre les femmes musulmanes à montrer leurs cheveux, à nous qui présentons comme idéale une société où les femmes doivent s’efforcer de rester jeunes coûte que coûte toute leur vie et où, en ce qui concerne la France, 73% des députés, 82% des experts interrogés à la télévision, 85% des ambassadeurs, 86% des maires, 90% des préfets et 97% des chefs d’orchestre sont des hommes(25). Et si, toujours en France, 96,7% des détenus dans les prisons sont également de sexe masculin, c’est peut-être parce que, chez les Occidentaux aussi, l’éducation valorise davantage la soumission des filles que celle des garçons. Terminons en citant Montaigne, qui, au sujet des cannibales, écrivait dans ses Essais : « Je ne suis pas marri que nous remarquions l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres.(26)»


[1] Swift Jonathan, cité sans en préciser la provenance par Breton André, Anthologie de l’humour noir [1966], dans Œuvres complètes, tome ii, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de La Pléiade », 1992,p. 878.
[2] Todorov Tzvetan, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laffont, 2008,p. 141.
[3] Il est peut-être utile de préciser que tous les défenseurs de la laïcité ne sont pas favorables à cette interdiction, loin de là. En témoigne cette référence que nous allons citer quelquefois : Jacquemain Marc, « Dix arguments laïques contre l’interdiction législative du voile », dans JacquemainMarc et Rosa-Rosso Nadine, Du bon usage de la laïcité, Bruxelles, Aden, 2008, p. 75-97. (Les dix arguments de Jacquemain, auxquels je souscris pour ma part, sont :  « Pas de privilège pour l’athéisme ou l’agnosticisme », « La laïcité est une injonction faite à la puissance publique, pas aux citoyens », « Le “communautarisme” n’est pas forcément là où on croit », « Le voile est une réalité plurivoque », « Refuser l’interdiction n’est pas défendre le voile », « On ne libère pas les opprimés malgré eux », « L’interdiction du voile est une violence supplémentaire faite aux femmes et aux filles musulmanes », « La question du voile s’inscrit dans la vision du “choc des civilisations” », « La prohibition s’inscrit dans un contexte de montée du racisme » et « Le flambeau de la tolérance transmis aux Églises ».)
[4] Klinkenberg Jean-Marie, Précis de sémiotique générale, collection « Points essais », 2000, [De Boeck & Larcier, 1993], p. 131.
[5] Ibidem, p. 131.
[6] Ibidem, p. 121.
[7] Ibidem, p. 135.
[8] Barthes Roland, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, Paris, Seuil/Imec, collection « Traces écrites », 2002, p. 31.
[9] Ibidem, p. 55.
[10] Ibidem.
[11] Ibidem.
[12] Voir à ce sujet l’article de Luceño Moreno Marta, « L’archétype de la femme voilée », sur le site Culture de l’Ulg, avril 2013,
[13] Jacquemain Marc, « Dix arguments laïques contre l’interdiction législative du voile », article cité, p. 86. C’est l’auteur qui souligne.
[14] Klinkenberg Jean-Marie, Précis de sémiotique générale, op. cit., p. 135.
[15] Ibidem, p. 134.
[16] Ibidem.
[17] D’où la remarque ironique de Todorov : « Tous les autres êtres humains agissent pour une variété de raisons : politiques, sociales, économiques, psychologiques, physiologiques même ; seuls les musulmans seraient toujours et uniquement mus par leur appartenance religieuse. » Todorov Tzvetan, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, op. cit.,p. 146.
[18] Klinkenberg Jean-Marie, Précis de sémiotique générale, op. cit., p. 135.
[19] Barthes Roland, Le Neutre, op. cit., p. 192.
[20] Lacan Jacques, « Télévision » [1973], dans Autres écrits, Paris, Seuil, collection « Le champ freudien », 2001, p. 534, cité par Demoulin Christian, « Sur le racisme », conférence inédite, p. 3.
[21] Fest Joachim, Hitler. Jeunesse et conquête du pouvoir 1889-1933, traduit de l’allemand par Guy Fritsch-Estragin, Paris, Gallimard, 1973.
[22] Cité par Demoulin Christian, op. cit., p. 7.
[23] Jacquemain Marc, « Dix arguments laïques contre l’interdiction législative du voile », article cité, p. 91.
[24] Todorov Tzvetan, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, op. cit.,p. 238
[25] Chiffres parus dans Le Nouvel Observateur du 6 mars 2014.
[26] Montaigne Michel de, « Des cannibales », dans Les Essais, Livre Premier, chapitre xxxi, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de La Pléiade », 1950, p. 247.


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