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Quand le citoyen devient acteur

28/04/2014

Depuis plusieurs années, les méthodes participatives se développent en science politique. Une manière de recueillir des avis de citoyens qui ne sont pas experts d’une thématique, afin d’enrichir la prise de décision. Le Spiral, centre de recherches de l’Université de Liège, a acquis une expertise en la matière et l’a rassemblée dans un ouvrage récemment publié, La participation à l’épreuve (1). Un livre qui revient sur les enseignements méthodologiques livrés par plusieurs recherches, afin de mieux cadrer cette démarche qui relève encore souvent de l’expérimentation.

COVER Participation épreuveImaginez 126 personnes réunies dans un même endroit le temps d’un long week-end. Ils ne se connaissent pas, ils ne parlent pas tous la même langue et proviennent de neufs pays différents. Ils sont censés discuter ensemble d’un sujet à propos duquel ils ne possèdent a priori aucune notion. Et qui se révèle pourtant très pointu : les neurosciences. Bizarre, vous avez dit bizarre ?

Pas tant que ça. L’expérience (pilote) a été organisée en 2006, à Bruxelles, dans le cadre du projet Meeting of Minds. Une rencontre entre 126 esprits lambda amenés à réfléchir sur un sujet qui, si l’on ne tient pas compte de son nom un brin rébarbatif, touche à la corde sensible de l’éthique couplée à la médecine. Et si demain cette discipline permettait non seulement de traiter certaines pathologies liées au cerveau, mais aussi de les anticiper voire carrément d’agir sur ce qui se passe dans nos méninges ? Les récentes avancées scientifiques laissent croire que ce scénario pourrait prochainement ne plus relever de la science-fiction. De quoi susciter le débat, même chez les non spécialistes.

Meeting of Minds avait été mis en place par la Fondation Roi Baudouin avec le soutien de la Commission européenne. Au terme de deux années de rencontres entre citoyens (répartis d’abord en panels nationaux puis tous réunis dans un même lieu), l’objectif était de réaliser un ensemble de recommandations à remettre aux responsables politiques nationaux et européens autour de six thèmes relatifs aux neurosciences et aux conséquences éthiques, juridiques et sociales que pourraient avoir celles-ci sur nos sociétés.

Expertise d’usage

Cette procédure expérimentale reste encore aujourd’hui assez inédite en son genre, de par son ampleur, son multiculturalisme et son multilinguisme. Elle est devenue l’un des exemples les plus représentatifs du recours à la participation. « La participation peut être considérée comme une technique de production de connaissances qui permet d’aller chercher ce que l’on appelle l’expertise d’usage, auprès de personnes qui ne détiennent pas de compétences reconnues ou labellisées scientifiquement. Comme c’est notamment le cas des astronomes amateurs qui en savent beaucoup sur les astres sans être des scientifiques du domaine mais qui pourtant participent à son enrichissement  », définit Sébastien Brunet, professeur à l’Université de Liège, Administrateur général de l’Institut Wallon de la Prospective et de la Statistique (IWEPS) et co-auteur de La participation à l’épreuve.

Cet ouvrage est en quelque sorte le « carnet de bord » du Spiral, le centre de recherches de l’ULg spécialisé dans l’expertise en matière de gestion des risques et d’évaluation des politiques publiques qui, depuis sa création en 1995, a développé dans le cadre de ses activités, des méthodologies particulières de collectes de données. La participation est devenue l’une de ses spécialités et le livre, récemment publié, regroupe les recherches réalisées par différents membres de l’équipe au cours des dix dernières années. Celles-ci permettent des retours sur expérience abordés d’un point de vue critique, en décrivant les défis méthodologiques qui peuvent se présenter, les facteurs qui participeront à l’échec ou au succès, les dispositifs à prévoir, etc.

Meeting of Minds n’est pas la seule expérimentation participative passée au crible. D’autres chapitres sont consacrés à l’application de cette démarche dans le cadre d’une éventuelle création d’une circonscription électorale fédérale en Belgique, à l’analyse de la gestion publique, à l’évocation des génocides avec les jeunes, au food terrorism…

Les démarches participatives relèvent des méthodes qualitatives de collecte de données, qui ne se basent donc pas sur la masse d’informations à récolter (à la différence des méthodes quantitatives comme les enquêtes et autres sondages) mais bien sur leur diversité et leur caractère compréhensif du monde qui nous entoure. « Ce livre a pour ambition de montrer comment on peut utiliser la participation pour produire de la connaissance dans différents contextes et pour différentes thématiques », décrit Sébastien Brunet.

Double facette

Technique délicate également car elle possède potentiellement deux facettes. La première répond à une visée scientifique de production de connaissance, tandis que la seconde peut avoir une portée politique en fournissant aux décideurs un précieux outil d’aide à la prise de décision. « Cette ambivalence, ce double objet est parfois compliqué à appréhender, étant donné qu’il peut arriver que des questions de recherche aient une portée politique et que les démarches participatives soient utilisées à des fins de légitimation de l’action politique. »

Si les méthodes participatives – sous une forme ou sous une autre – ont toujours existé, elles se sont néanmoins déployées ces trente dernières années dans le champ de la science politique, d’abord sous l’impulsion de philosophes qui voyaient dans les expériences délibératives une manière de redynamiser les démocraties représentatives occidentales, puis grâce aux chercheurs qui ont voulu vérifier empiriquement leurs supposés bienfaits théoriques. De multiples initiatives ont ainsi vu le jour. Comme les budgets participatifs, généralement proposés par des élus locaux qui souhaitent intégrer les citoyens dans les processus décisionnels en leur permettant d’exprimer leur avis quant à l’affectation des montants auxquels ils ont directement contribué en s’acquittant de taxes et de redevances. Une pratique née dans les années 80, qui s’est répandue dans 250 endroits à travers le monde.

Les sondages délibératifs se sont eux aussi multipliés, considérant que les sondages traditionnels ne reflétaient pas réellement la voix du peuple puisqu’ils mesuraient des avis non informés. Pour les observateurs, certaines opinions pourraient être induites par l’exercice mais n’existeraient pas en tant que telles. C’est pour répondre à ces critiques que des alternatives se sont développées, comme les « Deliberative Polls » dans les années 1990. Ceux-ci visent à combler ces lacunes, en regroupant un échantillon représentatif de citoyens et en les sondant d’abord « à froid » puis en réitérant la manœuvre après un week-end d’information. Constat : les résultats obtenus varient sensiblement.

Les jurys et conférences citoyens, qui ont fait leur apparition dès les années 1980, ambitionnent eux aussi de récolter un avis éclairé. Ils rassemblent des participants sélectionnés de manière aléatoire autour d’une thématique pour élaborer une série de recommandations, au terme de plusieurs jours d’informations et de discussions. Soit le principe expérimenté par Meeting of Minds, mais aussi par le G1000, cette initiative portée par la Fondation pour les Générations Futures qui avait réuni en novembre 2011 704 citoyens tirés au sort pour débattre et formuler des propositions relatives à la sécurité sociale, le bien-être en temps de crise financière et l’immigration. Ce rassemblement avait donné lieu à une liste de priorités, qui a été transformée en liste de propositions de réformes remise aux autorités suite au travail d’un G32, soit d’un panel restreint de 32 personnes.

Réduire le déficit démocratique

Quelle que soit la forme de l’expérience participative, toutes visent à impliquer davantage les citoyens. Mais les méthodes participatives peuvent viser des objectifs et recouvrir des réalités différents en fonction de la manière dont elles s’articuleront au processus de prise de décision dans lequel elles s’insèrent. Ainsi, la participation peut être mobilisée en amont pour mettre à l’agenda politique des thématique ou questions qui sont des sujets de préoccupation pour les citoyens. Il peut aussi s’agir de collecter des informations, des avis, des opinions sur des sujets précis pour alimenter un débat. On peut également faire de la participation pour amener les participants à exprimer leurs priorités parmi un éventail de propositions ou encore leur faire prendre part directement à la prise de décision comme c’est le cas pour le référendum par exemple. Les citoyens peuvent enfin être invités à participer à la mise en œuvre, voire à l’évaluation des décisions au travers de dispositifs participatifs ad hoc.

Le fil rouge de toutes les méthodes participatives, quelles qu’elles soient et quels que soient leurs desseins, reste de réduire le fossé entre citoyens et politiques. En d’autres termes à atténuer le déficit démocratique, causé par le fait qu’un corps fictif appelé « peuple » confie sa parole à des mandataires politiques qui finissent par la monopoliser, avec le risque parfois  de s’en éloigner. Pour Sébastien Bunet, la participation permet aussi aux citoyens de « sortir de leur torpeur individualiste dans laquelle nos sociétés délégatives les plongent irrémédiablement et dans laquelle ils se complaisent. Car participer à la construction d’un collectif relève pour l’individu d’une démarche volontariste, coûteuse, risquée et incertaine. »

Une démarche triplement risquée, donc : pour les participants qui se retrouvent confrontés à d’autres et qui peuvent se remettre en question, pour les pouvoirs publics qui mettent leur légitimité en compétition, et pour les scientifiques qui sont confrontés à des questions de crédibilité.

« Il y a des tas de dispositifs qui scient la branche sur laquelle ils sont assis parce qu’ils n’ont pas été suffisamment pensés », juge le chercheur. Et de citer la nécessité de réunir un bon panel de participants. « Tout l’enjeu est de convaincre des personnes a priori peu enclines à investir du temps et de l’énergie dans ces processus, afin d’aller chercher des voix qui d’habitude ne sont pas représentées », ajoute-t-il. Le rôle du scientifique est aussi primordial pour élaborer le « design » du dispositif et pour le baliser (étude, pré-test, test, documentation, évaluation…). Car si « la participation ne se "décrète" pas, écrivent les auteurs dans l’introduction de l’ouvrage, sa mise en œuvre repose néanmoins sur des procédures, des méthodes et des principes théoriquement fondés. »

Représentativité, coût, manipulation ?

Cela n’empêche pas certaines critiques quant à l’utilité, l’objectivité et la signification de la  participation publique. L’un des chapitres du livre, intitulé « Critiquer les méthodes participatives ou succomber au chant des Hespérides ? », met en perspective la désagréable expérience vécue par ses deux auteurs, Pierre Delvenne (chargé de recherche FNRS à l’ULg) et Martin Erpicum (conseiller scientifique à l’Institut bruxellois pour la recherche et l’innovation). Lors de la présentation d’un de leurs travaux à l’occasion d’un congrès mondial organisé au Chili en 2009, ils ont été confrontés aux accusations négatives, voire au scepticisme à peine voilé de leurs confrères. 

« Le monde scientifique n’est pas exempt de conflits !, s’exclame Sébastien Brunet. Le reproche principal que l’on adresse à la participation est son caractère non généralisable. Or l’objectif n’est justement pas d’être représentatif, mais d’aller chercher des opinions fortes et de confronter les idées pour obtenir un regard diversifié sur une problématique. » Autres objections souvent formulées à son encontre : le coût élevé de la méthode (dépenser beaucoup d’argent pour ne recueillir l’avis que d’un nombre limité de personnes), ainsi que les risques de manipulation, de produire des opinions orientées en fonction des attentes du commanditaire. « La réponse à cette remarque est l’authenticité de la démarche, répond-il. Les personnes qui y participent ne doivent pas se sentir prises au piège dans un dispositif. Dès lors le protocole de recherche doit être clair et précis. La qualité dépendra de la rigueur de la méthodologie. »  

Sur le plan politique, d’aucuns s’interrogent également quant à la pertinence d’ajouter des « béquilles décisionnelles » au système représentatif électoral. Pourquoi organiser des élections si la voix des élus ne suffit pas ? « Or il s’agit d’améliorer la décision, contre le professeur. La participation peut faire peur aussi parce que ses résultats sont non prévisibles si elle est authentique. L’absence de garantie de résultats peut mettre les décideurs mal à l’aise. »

Aussi bien préparées soient-elles, les expériences participatives peuvent quelque peu passer à côté de leur objectif initial. Si Meeting of Minds a par exemple bel et bien conduit à la production de recommandations, la démarche a aussi produit des « effets curieux » et contre-productifs. Comme le fait que les participants ont fini par faire passer les neurosciences à l’arrière-plan pour se concentrer sur la production collective d’un avis.

« Ces méthodologies ont leur place même si elles ne parlent pas à tout le monde, conclut Sébastien Brunet. C’est une richesse que de pouvoir faire appel à l’interdisciplinarité. Il faut essayer de diversifier les regards et combiner les atouts des différentes approches. » 

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(1) Sébastien Brunet, Frédéric Claisse et Catherine Fallon (dir.), La participation à l’épreuve, Bruxelles, P.I.E Peter Lang, 2013.


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