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Le visage du commerce wallon

17/02/2014

Quelles villes sont les plus attractives ? Combien les ménages dépensent-ils par an ? Quels centres connaissent les taux de cellules vides les plus importants ? Comment se répartissent les supermarchés sur le territoire ? Combien de points de vente sont répertoriés ? « L’Atlas du commerce en Wallonie », réalisé par les chercheurs du SEGEFA (service d’étude en géographie économique de l’Université de Liège), répond à ces questions et à bien d’autres encore. Un outil destiné à tous les acteurs impliqués dans le secteur commercial, afin qu’à l’avenir les décisions soient prises en bonne intelligence.

Qui a dit que le boulot des chercheurs universitaires s’apparentait à du travail de bureau ? Pendant plusieurs semaines, tous les deux ans, les chercheurs du SEGEFA (service d’étude en géographie économique de l’université de Liège) arpentent  l’ensemble des rues commerçantes de Wallonie, de Charleroi à Liège en passant par Athus et Wavre. Pas pour réaliser quelques emplettes, mais pour recenser, une à une, les surfaces commerciales présentes sur le territoire, qu’elles soient vides ou en activité.

Un travail de fourmi, qui a conduit en 2012 à ce décompte : 31.925 points de vente ont été répertoriés. Soit un total de 6.138.000 mètres carrés de surface de vente nette. Pas mal, pour une région de 16.844 kilomètres carrés. Trop ? Une chose semble certaine : les espaces dédiés à une activité de vente ne cessent d’augmenter. Entre les relevés de 2010 et ceux de 2012, près de 200.000  mètres carrés de surfaces commerciales supplémentaires ont été constatés, soit l’équivalent de 3,2% de l’offre totale. Ce qui correspond – comparaison sans doute plus parlante – à l’offre d’une commune comme Tournai… Encore plus interpellant : 10% de ces nouveaux espaces n’étaient pas occupés au moment du passage des chercheurs. La raison ? Certains des projets les plus récents ne seraient pas adaptés à la demande commerciale. Peu accessibles, peu visibles, mal situés… De quoi rebuter les occupants ! Certes, des points de vente disparaissent eux aussi de la carte, (re)devenant des logements ou des bureaux. Mais le solde entre nouveaux arrivés et disparus reste positif en termes de mètres carrés.

Au total, entre 2010 et 2012 toujours, pas moins de 16% des points de vente ont subi une transformation. Une moyenne plus élevée que le turn-over habituellement constaté en Wallonie, qui oscille en général entre 5 et 10%. Bref, le visage du commerce se modifie sans cesse. Pour mieux en saisir les traits, le SEGEFA vient de publier aux Presses universitaires de Liège un « Atlas du commerce en Wallonie » (1).

Un budget de plus de 5.000 euros par an

Un ouvrage regorgeant de planches et d’informations chiffrées, qui se base sur des données récoltées lors de l’élaboration de deux bases de données pour le compte du gouvernement wallon et du cabinet de Jean-Claude Marcourt, ministre de l’Économie. La première, baptisée MOVE, est une étude téléphonique menée en 2011 sur un échantillon de 1% des ménages wallons. Plus de 16.000 coups de fil tout de même (!), qui ont permis d’identifier les comportements d’achat des consommateurs du sud du pays. Où se rendent-ils, à quelle fréquence, pour quelles dépenses… Verdict : chacun consacrerait en moyenne une somme de 5.038 euros par an à l’achat de marchandises courantes (essentiellement l’alimentation), semi-courantes légères (équipements de la personne, loisirs, sports) et semi-courantes lourdes (bricolage, équipements de la maison, électroménagers).

COVER Atlas commerce Wallonie1

La seconde base de données se nomme quant à elle LOGIC répertoriant ces quelque 32.000 points de vente, dont 87% sont actuellement actifs, les 13% restants étant vides.  Un site web avait été mis en place pour aider les communes à identifier l’offre sur leur territoire et ainsi faciliter leur travail d’évaluation des demandes de construction de nouveaux complexes. Depuis la directive-services sur les implantations commerciales (mieux connue sous l’appellation « directive Bolkestein », du nom de cet ancien commissaire européen à l’origine de cette réforme), les pouvoirs locaux sont effectivement les seuls maîtres à bord en matière de délivrance de permis pour les implantations commerciales.

Une hégémonie qui a parfois posé question et qui s’est à l’occasion retrouvée en porte-à-faux avec le pouvoir régional, décidant de « casser » l’autorisation précédemment accordée. La polémique autour du complexe Citta Verde à Farciennes (84.500 mètres carrés de surface commerciale), non loin de Charleroi, avait fait couler beaucoup d’encre en 2010 lorsque la Région avait recalé le projet, malgré l’avis positif du Collège communal un an auparavant. Idem à Soumagne avec le Central Piazza et ses 20.000 mètres carrés, que d’aucuns prédisent qu’il porterait un coup funeste aux activités commerciales de Fléron et Verviers. Le « non » du ministre wallon de l’Aménagement du territoire, Philippe Henry, est à l’heure actuelle toujours contesté par le promoteur devant le Conseil d’État.

Effet l’Oréal

Il ne faudrait toutefois point jeter la pierre aux bourgmestres laissant les portes communales grandes ouvertes aux porteurs de projets. Mus par de bonnes intentions comme la création d’emplois au sein de leur entité ou atteint du « syndrome l’Oréal », comme on le surnomme au SEGEFA (Parce qu’ils le valent bien), ils autorisent des constructions de nouveaux complexes en ignorant parfois (ou en feignant d’ignorer) que ceux-ci risquent de déforcer les centres existants, entraînant une flopée de cellules vides et le transfert d’un emploi qui existait déjà ailleurs.

C’est précisément pour éviter les erreurs de jugement que LOGIC avait été créé. Et c’est pour la même raison que l’Atlas a été édité et qu’il sera distribué à de nombreux destinataires, dont les pouvoirs locaux.

LOGIC points de vente

Peut-être permettra-t-il à l’avenir d’empêcher des situations malheureuses comme celle rencontrée aujourd’hui à Huy. Seizième commune wallonne en termes d’offre commerciale globale, la ville fait depuis peu partie des 23 nodules du sud du pays présentant un taux alarmant de cellules vides supérieur à 20%, comme Charleroi, Fleurus, Seraing-bas, Quaregnon, Athus ou encore Herve. Il fut pourtant un temps où les bords de Meuse hutois se portaient plutôt bien. Jusqu’à la construction, quelques kilomètres plus loin dans le village de Ben-Ahin, d’un « Shopping Mosan » d’une trentaine de magasins.

Conséquence : les enseignes ont déserté le centre-ville. Tant et si bien que même les clients d’une grande banque n’y trouvent même plus un distributeur et que les surfaces laissées vacantes ne trouvent plus preneurs, en particulier dans les rues adjacentes aux axes principaux. « Cet exemple est typique de l’effet néfaste qu’un retail park mal calibré peut avoir, souligne Guénaël Devillet, directeur du SEGEFA. Le commerce est une fonction induite et vivante, où l’on constatera toujours des changements et des innovations. Mais il faut pouvoir orienter les investissements pour que chacun y trouve son compte. »

L’étalement continue

Malgré les signaux d’alerte, l’étalement périphérique entamé dès les années 1970 se poursuit à l’heure actuelle. L’appétit des promoteurs est alimenté par les prix bas des terrains, les facilités de stationnement et les possibilités de construire des points de vente plus grands, qui correspondent mieux aux souhaits actuels des enseignes. « Cependant, depuis une dizaine d’années, les pouvoirs locaux, conscients des enjeux liés à la présence du commerce dans les centres-villes, travaillent à réduire ces handicaps afin d’y attirer à nouveau des investisseurs privés », notent les auteurs de l’Atlas.

Cela ne semble pas encore suffire : les relevés effectués en 2010 puis en 2012 montrent que la majorité des 200.000 mètres carrés créés en deux ans se situent en dehors des grandes polarités commerciales existantes et se caractérisent soit par des implantations individuelles, soit par des extensions de centres périphériques existants.

Autre exemple de l’abondante offre commerciale wallonne : une planche de l’Atlas fait remarquer que 85,5% de la population wallonne habitent à moins de 5 minutes en voiture d’un des 893 supermarchés du territoire. Seuls… 0,2% des gens doit rouler plus de 15 minutes pour effectuer ses achats. Les distributeurs ont bien compris que les ménages privilégent la proximité pour leurs achats alimentaires courants et s’emploient à multiplier les points de vente pour répondre à leur souhait.

Surfaces commerciales


Hypermarchés sur le déclin ?

Ce phénomène marque peut-être la fin de l’âge d’or des hypermarchés. « Ce concept est adapté pour la conquête de nouveaux marchés et reste très porteur en Asie ou en Europe de l’Est, note Guénaël Devillet. Mais chez nous comme sur les autres marchés matures, ils sont concurrencés par les category killers du côté des ventes non-alimentaires, comme Décathlon, Krëfel, Media Markt… Sans oublier l’attaque des hard discounters, qui les empêchent de se positionner uniquement sur les prix bas. » De là à penser que ce modèle pourrait un jour s’effacer… La restructuration récente de plusieurs de ses « hypers » par le groupe Carrefour en est peut-être l’un des premiers signes.

Très bonne couverture de la Wallonie en supermarchés, (sur)abondance de points de vente dédiés aux achats semi-courants… La construction de mètres carrés commerciaux supplémentaires doit-elle être stoppée net ? L’avis du directeur du SEGEFA n’est pas si tranché. Certains retail parks, même périphériques, sont pertinents, pourvu qu’ils soient réfléchis et adaptés aux besoins ainsi qu’à l’offre existante. « Alors que la Wallonie mise de plus en plus sur la logistique, l’enjeu est de bien contrôler les nouvelles localisations et de garder de l’espace disponible pour d’autres types d’activités qui génèreront plus de valeur-ajoutée », résume-t-il.

Objectif : attractivité

Parallèlement, les centres-villes devront relever le défi de retrouver leur attractivité. Car les données de MOVE, couplées à celle d’une enquête similaire réalisée en 1995 par l’ULg (déjà le SEGEFA) et la KUL, démontrent que toutes les grandes polarités et leurs proches périphéries ont perdu de leur attrait aux yeux des clients en une quinzaine d’années, au profit des communes plus éloignées dans l’agglomération et de complexes plus récents. À l’exception de Mons, qui tire son épingle du jeu grâce à l’implantation d’un hypermarché sur le site des Grands Prés, et de Louvain-la-Neuve, qui s’est offert une place de choix sur la carte du commerce grâce à son Esplanade. Charleroi et Liège, par contre, paient le plus lourd tribut, même si la Cité ardente reste le nodule (un nodule est une concentration de points de vente) qui rayonne le plus en Wallonie et qui propose l’offre commerciale globale la plus importante (1.750 cellules). C’est logiquement aussi l’endroit où les Wallons dépensent le plus d’argent pour des biens de consommation, soit environ 1,3 milliard d’euros par an. Mais la ville est aussi celle qui est entourée par le plus de concurrents périphériques (Fléron, Jemeppe, Barchon, Basse-Campagne, Alleur…) et de shopping centers (Belle-Île, Médiacité, Cora). Soit un total de 37 nodules.

Un étalement commercial disparate. Tout le contraire de Namur, souvent citée comme l’élève modèle de la classe wallonne avec ses 7 nodules complémentaires. Son pôle principal, le centre-ville, concentre l’offre en matière d’équipement semi-courant léger et n’entre pas en concurrence avec la périphérie, qui propose d’autres types de biens et où aucun shopping center n’a reçu l’autorisation de s’implanter. Ceci explique peut-être cela : aucun nodule namurois ne présente un taux de cellules vides supérieur à 15%, contrairement aux autres villes wallonnes…

Cellules vides
Le défi de l’attractivité à retrouver sera d’autant plus périlleux à relever qu’il vient s’ajouter à d’autres challenges. Comme celui de contrer l’évasion du pouvoir d’achat vers d’autres pays/régions. Les chercheurs du SEGEFA ont estimé que celle-ci s’élevait à plus de 8% des dépenses annuelles des consommateurs, avec des pics plus élevés dans certaines communes comme celles situées dans le Hainaut, dans les provinces de Liège et de Luxembourg où ce taux dépasse les 20%. 

L’e-commerce participe également à cette fuite des capitaux. L’enquête MOVE avait établi que 1,6% des dépenses annuelles wallonnes étaient effectuées sur la Toile, en particulier pour les achats semi-courants légers. « Mais ce pourcentage est en augmentation continuelle, observe Guénaël Devillet. Cela offre un potentiel nouveau, mais aussi des risques d’évasion qu’il faudrait tenter de récupérer. Plus l’e-commerce se développera, plus il mangera des mètres carrés commerciaux ». La question de la gestion des friches par la collectivité reviendra probablement encore davantage sur la devant de la scène.

« L’émergence des circuits courts dans le commerce alimentaire, alors que la population est déjà très bien desservie en supermarchés, est un nouvel élément que les grandes enseignes vont devoir intégrer », complète le directeur du SEGEFA. Sans oublier l’enjeu de la mobilité : comment gérer à la fois la saturation de certains nodules et leur tendance à la dispersion avec le développement durable ? Le tome 2 de l’Atlas du commerce, s’il est édité un jour, pourrait à l’avenir révéler quelques évolutions majeures…

(1) Guénaël Devillet, Mathieu Jaspard, Juan Vazquez Parras, Atlas du commerce en Wallonie. Structure, Dynamiques, Comportements spatiaux des consommateurs, Liège, Presses universitaires de Liège, février 2014.


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