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La traque aux composés organiques volatils

31/01/2014

On sait que la végétation -et les forêts en particulier- joue un rôle important dans le cycle du carbone. Les chercheurs s’intéressent désormais de près à d’autres composés chimiques produits par les plantes et qui jouent un rôle important dans la pollution atmosphérique et même dans les changements climatiques : les composés organiques volatils (volatile organic compounds ou VOCs). On en recense près de deux mille. Certains sont tout particulièrement dans le collimateur des scientifiques, par exemple l’isoprène, abondamment émis par les forêts. Une étude récente a compilé 28 campagnes de mesures réalisées un peu partout dans le monde afin de confronter la modélisation des émissions d’isoprène avec la réalité du terrain, selon le climat et le milieu naturel (toundra, forêts tempérées, etc.). Les mesures réalisées par Bernard Heinesch et ses collaborateurs de l’Unité de physique des biosystèmes de Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège) dans la forêt de Vielsalm ont été intégrées dans cette étude. Ils ont ainsi montré hors laboratoire que la production d’isoprène est liée à la photosynthèse et donc à la quantité de carbone absorbée par la plante.

Tour mesure VOCDe loin, cela pourrait faire penser à un mirador pour les chasseurs. Mais une fois au pied de cette construction métallique on se rend compte que le sommet de la tour transperce la canopée et culmine à dix mètres au-dessus de cette forêt de Vielsalm (site du Grand bois). C’est là tout en haut, à cinquante mètres de hauteur, que les chercheurs de l’Unité de physique des biosystèmes de Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège) ont installé des équipements de mesures destinés à comprendre ce qui se passe sur un plan chimique là où la végétation titille l’atmosphère. Et il s’en passe des choses…

La  végétation échange bien entendu du gaz carbonique (CO2) avec l’atmosphère. Ce type d’équipements scientifiques permet de mieux connaître le cycle naturel du carbone et de répondre à cette importante question : les forêts sont-elles des puits de carbone ? Et dans quelle mesure sont-elles des alliées dans la lutte contre le réchauffement climatique ? Mais depuis quelques années, ces « miradors scientifiques » sont aussi utilisés pour traquer les composés organiques volatils (VOCs) et comprendre leur impact sur la chimie atmosphérique (1). « Il existe des équipements de laboratoire pour mesurer ces émissions, explique Bernard Heinesch, chargé de cours à Gembloux Agro-Bio Tech et chercheur à l’Unité de physique des biosystèmes. Pour faire simple, cela consiste à mettre un végétal sous cloche et à mesurer à la sortie d’un tuyau ce que la plante rejette dans l’air. C’est utile mais réducteur. Une forêt, c’est beaucoup plus complexe qu’une plante en pot. D’où l’intérêt d’aller faire des mesures dans la nature. »

La recherche sur les VOCs utilise donc les mêmes infrastructures scientifiques quecelles utilisées pour le cycle du carbone, mais elle suppose des équipements de mesure plus sensibles car les VOCs ne sont présents dans l’atmosphère qu’en toutes petites quantités, beaucoup moins que le gaz carbonique. Il y a actuellement à peu près 400 moles de CO2 par million de moles d’air dans un échantillon atmosphérique (l’unité est le ppm). Pour prendre une image, cela représente une choppe de 40 cl dans un volume d’un mètre cube. Les VOCs, eux, se mesurent en part par milliard (ppb, billion en anglais). C’est mille fois moins ! On parle alors de « gaz trace » et il faut des machines sophistiquées pour les quantifier. Les chercheurs de Gembloux utilisent un spectromètre de masse, installé dans une roulotte de chantier, et qui peut donc être déplacé au gré des milieux que l’on veut étudier. L’équipe de spectrométrie de masse de l’Institut d’Aéronomie Spatiale à Uccle (Crist Amelynck/Niels Schoon) est étroitement liée à ce travail. « A peine dix équipes en Europe sont capables de faire ce type d’études, estime Bernard Heinesch. »

Roulotte VOC

Des composés chimiques très réactifs

Les composés organiques volatils sont des molécules à base de carbone et d’hydrogène, qui sont très volatils donc souvent à l’état gazeux à température ambiante. Un certain nombre de VOCs sont produits par l’activité humaine et traînent une triste réputation d’agent polluant, parfois clairement dangereux pour la santé. C’est le cas du benzène (C6H6), par exemple, produit de la combustion d’un fuel d’origine fossile. Mais la grande majorité des VOCs (le rapport est de dix pour un) est d’origine naturelle. Les chercheurs ont ainsi déjà dénombré près deux mille VOCs émis par les plantes. L’isoprène (C5H8), par exemple, est un VOC d’origine végétale émis en grande quantité. Certains VOCs sont inodores, d’autres au contraire produisent une odeur particulière. Si une forêt de pins sent si bon en été, c’est parce que ces arbres émettent de l’alpha-pinène. L’odeur si particulière du gazon coupé un dimanche d’été est aussi due à un composé organique volatil (son nom savant est le « cis-3-hexen-1-ol »), de même que la senteur très fraiche qui émane d’une feuille de citronnier, produite par le limonène. Et si les amateurs de vins peuvent apprécier le bouquet d’un grand cru, en promenant leur nez au-dessus du verre, c’est encore grâce aux VOCs.

Dans la nature, chaque plante émet des dizaines de VOCs. On peut supposer que la plupart de ces composés remplissent une fonction biologique. « On pense par exemple, explique Bernard Heinesch, que l’isoprène joue notamment un rôle protecteur dans la photosynthèse. Il permet à la plante de continuer le processus de photosynthèse malgré des températures de feuille élevées. » D’après les connaissances actuelles, c’est le VOC le plus émis par les plantes à l’échelle mondiale.

Si les composés organiques volatils intéressent tant les chercheurs, c’est parce que certains d’entre eux sont chimiquement très réactifs. L’atmosphère est chamboulée par leur présence. Par exemple, les réactions chimiques qu’ils provoquent aboutissent soit à la création, soit à la destruction d’ozone dans l’air que nous respirons. En milieu pollué par la combustion de fuels fossiles (présence d’oxydes d’azote), de l’ozone sera créé, avec des effets néfastes sur la qualité de l’air. En milieu rural par contre, comme l’a montré le chercheur américain Allen Goldstein (voir Nature 459, May 2009), un des pionniers de la recherche dans ce domaine, certains VOCs peuvent réagir avec les molécules d’ozone et former des aérosols qui peuvent provoquer une sorte de brume au-dessus de la forêt. Selon les estimations de Goldstein, 150 à 200 millions de tonnes de VOCs autour de la planète seraient converties en aérosols. Or les spécialistes se demandent aujourd’hui dans quelle mesure ces aérosols ont un impact sur le climat. Ils pourraient avoir un effet « refroidissant », en bloquant une partie des rayons solaires. Les modèles climatiques, en tout cas, commencent à intégrer ces données. Une étude récente (2) a compilé 28 campagnes de mesures réalisées un peu partout dans le monde, afin de confronter la modélisation des émissions d’isoprène avec la réalité du terrain, selon le climat et le milieu naturel (toundra, forêts tempérées, etc.). Les mesures réalisées par Bernard Heinesch et ses collaborateurs dans la forêt de Vielsalm ont été intégrées dans cette étude. « Ce qui est précieux dans nos données, c’est la longueur exceptionnelle de nos mesures : trois ans, permettant de suivre plusieurs cycles de végétation. »

Lonzee Vielsalm VOC

Dans la forêt de Vielsalm, les chercheurs de l’Unité de physique des biosystèmes de Gembloux Agro-Bio Tech ont donc laissé tourner leurs équipements durant des saisons de végétation entières, d’avril à octobre. Ils ont montré que la quantité d’isoprène émise augmente avec la température et le rayonnement et que à température et rayonnement égal, elle diminue progressivement à partir de l’été jusqu’ à l’automne. La production d’isoprène, concluent les chercheurs, est liée à la photosynthèse et donc à la quantité de carbone absorbé par la plante. « On s’en doutait un peu, précise Bernard Heinesch. Des études de laboratoire avaient déjà démontré que l’isoprène est un sous-produit de la photosynthèse. Encore fallait-il le confirmer en plein air. »

Une autre étude (3) a mesuré la production d’un autre VOC, le méthanol (CH3OH). Il s’agirait d’un sous-produit de la croissance des feuilles, sans rôle biologique connu. Par contre, les scientifiques savent que c’est un gaz qui joue un rôle important dans la chimie atmosphérique. Les émissions de méthanol sont abondantes au moment où les feuilles poussent, au début du mois de mai, puis elles chutent sensiblement, et la forêt peut même ensuite devenir un puits de méthanol, c’est-à-dire en absorber plus qu’elle n’en émet. Les chercheurs ont remarqué que le mécanisme de disparition du méthanol augmente avec l’humidité et ils font l’hypothèse que ce composé organique volatil se dissout dans des films d’eau présents sur les surfaces pour ensuite être consommé par des bactéries.

Le rôle de l’agriculture

Il n’y a pas que la forêt qui émet des VOCs. Toute forme de végétation est un producteur potentiel. C’est pourquoi les chercheurs s’intéressent à d’autres milieux, comme par exemple les terres cultivées, qui soulèvent aussi beaucoup d’interrogations concernant leur impact sur la composition de l’atmosphère. L’Unité de physique des biosystèmes a ainsi installé des équipements au milieu d’un champ de Lonzée (province de Namur) : un anémomètre qui mesure la vitesse du vent vingt fois par seconde, et une prise d’air reliée au sol à des instruments capables de mesurer la composition chimique de l’air. Le dispositif permet d’analyser les flux de différents composés Le CO2 bien sûr (Lire : Forêts et prairies : des puits de carbone) mais aussi, pendant deux ans, un bouquet de VOCs. Sur ce terrain semi-naturel, lorsque le blé et le maïs poussent, les chercheurs gembloutois ont montré qu’ils émettaient surtout du méthanol. Bien que ces deux cultures soient les deux plus importantes cultures mondiales en terme de surface, elles n’ont quasiment pas été étudiées jusqu’à présent. Ces résultats sont donc importants pour les scientifiques qui tentent d’estimer la quantité de VOCs injectée par la végétation dans l’atmosphère à l’échelle mondiale.

Instrumentation VOCUn troisième milieu intéresse maintenant les chercheurs gembloutois : les pâtures. Ils vont déployer leurs équipements dans une prairie de Dorinne, au sud de Namur. Un agriculteur y fait paître 6 mois par an un troupeau de blanc-bleu-belges. L’étude vise à mesurer les flux de VOCs dans cette prairie d’élevage, et l’impact de certains stress sur la production de VOCs. Par exemple, le pâturage par le bétail, en sectionnant les brins d’herbe, provoque l’émission importante de VOCs par la plante blessée. En quelles quantités ? Une sécheresse, une vague de chaleur ou un pic de concentration d’ozone peuvent également modifier les émissions. Les modifications du climat annoncées pour les décennies à venir prévoient pour nos régions de plus en plus d’événements extrêmes de ce type. Vont-ils augmenter les émissions de VOCs ou les réduire ? De combien ? Le type de VOCs émis changera-t-il dans ces conditions ? Autant de questions passionnantes sur la réaction des écosystèmes de nos régions qui pourront être élucidées à l’aide de mesures de terrain, en conditions parfaitement réalistes. Rendez-vous au printemps 2014 pour les premières mesures.

(2) Unger et al., Photosynthesis-dependent isoprene emission from leaf to planet in a global carbon-chemistry-climate model, in Atmospheric Chemistry and Physics (2013), 13.
(3) Laffineur et al., Abiotic and biotic control of methanol exchanges in a temperate mixed forest, in Atmospheric Chemistry and Physics (2012), 12.


© Universit� de Li�ge - https://www.reflexions.uliege.be/cms/c_357444/fr/la-traque-aux-composes-organiques-volatils?printView=true - 27 avril 2024