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Prévenir les inondations de la Meuse en Wallonie

20/01/2014

Des chercheurs de l’Université de Liège publient une recherche multidisciplinaire permettant d’estimer, sur base des variations du débit de la Meuse jusqu’en 2100, les dommages qu’elles causeraient. La publication fait suite au projet AMICE, une collaboration interrégionale inédite et innovante autour du fleuve et de son bassin versant. Pour cerner au mieux le problème, les scientifiques de l’ULg ont mêlé climatologie, hydrologie, hydraulique, urbanisme, et ont inscrit leur recherche dans les considérations actuelles des pouvoirs publics et du GIEC. Leurs conclusions sont claires : il faut adopter une meilleure gestion de l’urbanisation pour limiter l’évolution à la hausse des dommages considérables liés aux inondations. On estime en effet qu’en Wallonie, le niveau du fleuve lors d’une crue centennale augmentera en moyenne de 60 centimètres à l’horizon 2050, et de 130 centimètres d’ici 2100, favorisant dès lors les risques de débordements. À l’inverse, des situations d’étiages prolongés sont envisagées pour les mois plus secs. Une impressionnante chaîne de modélisations numériques et d’hypothèses pertinentes au service de la population.  

Inondations RW93Influencées par le réchauffement climatique et par une urbanisation tous azimuts, les inondations et les dommages qu’elles induisent n’ont de cesse d’augmenter, tant en fréquence qu’en intensité. Les prévisions de débordement des fleuves ne sont pas optimistes. La Meuse, qui traverse la Wallonie sur 185 km, ne fait pas exception. Le fleuve s’écoule à travers 19 de nos communes, plus ou moins exposées à des risques d’inondation importants, qui pourraient fortement croître dans les années à venir. On estime en effet qu’en Wallonie, le niveau du fleuve lors d’une crue centennale augmentera de 60 centimètres à l’horizon 2050, et de 130 centimètres d’ici 2100, favorisant les risques de débordements. À l’inverse, des situations d’étiages prolongés sont envisagées pour les mois plus secs.

Une recherche multidisciplinaire (1) menée à l’unité HECE (Hydraulics in Environmental and Civil Engineering) de la Faculté des Sciences Appliquées de l’ULg vise à établir à l’aide d’un nouveau modèle prévisionnel ces risques de débordement dans notre région. Elle s’étend jusqu’en 2100 et, en développant plusieurs scénarios possibles, estime les dégâts qu’infligeraient de tels sinistres. Bien plus qu’une simple question d’hydrologie, l’étude, pour être fidèle à une situation dépendant de multiples facteurs, intègre également dans ses modèles des considérations climatologiques, géographiques, hydrauliques et urbanistiques. Car si les inondations sont un phénomène naturel, les dommages matériels qu’elles causent dépendent également de l’exposition d’infrastructures dans les zones inondables, et donc de décisions politiques.

L’étude tombe à point nommé. À l’heure où les catastrophes naturelles défraient la chronique, il est plus que temps de repenser la gestion des systèmes de protection des inondations (barrages, digues…) voués dans certains cas à une obsolescence plus ou moins rapide. Mais un réaménagement systématique de telles infrastructures est économiquement impensable. Ces frais pourraient cependant être évités. Il faudrait pour cela réviser le plan de secteur wallon (qui définit les zones exploitables urbanistiquement) et restreindre les autorisations de bâtir dans des zones inondables.

Une harmonisation transfrontalière

De plus en plus, les consciences s’éveillent au caractère global ou à tout le moins interrégional des risques de catastrophes naturelles, et du partage de leur gestion par les acteurs concernés. Ce partage passe d’abord par une harmonisation des observations et réflexions sur ce qui nous entoure. L’article est l’un des fruits d’une recherche qui va dans ce sens, comme l’explique Benjamin Dewals, chargé de cours en ingénierie hydraulique à l’ULg. « Cette publication fait suite au projet AMICE, qui portait sur l’ensemble du bassin de la Meuse. Une originalité de l’approche était de faire travailler ensemble des équipes de scientifiques et de gestionnaires issus de chaque région concernée (France, Allemagne, Région wallonne, Région flamande, Pays-Bas, Ndlr). Dans sa globalité, le projet visait à évaluer l’ensemble des conséquences des inondations et des étiages d’ici à 2100, en tenant compte de l’impact climatique de manière cohérente, à l’échelle de tout le bassin. Il était important pour cela de travailler de manière concertée. »

Auparavant, chaque région, chaque institut climatique ou météorologique allait de son analyse, qui différait souvent d’une frontière à l’autre, voire d’une équipe à l’autre. Dans le cas présent, la volonté du projet visait avant tout l’harmonisation des hypothèses, en tenant compte d’un maximum de facteurs possibles. Les prédictions ont donc été abordées sous un angle hydrologique, et puis hydraulique, avant de migrer vers l’évaluation des dommages économiques en intégrant les aspects urbanistiques. Elles ont finalement permis de proposer une meilleure gestion de l’impact des effets pressentis de l’évolution climatique sur la Meuse. 

Modèle climatique entre deux extrêmes

La prévision de l’évolution des inondations de la Meuse a été divisée en deux grands scénarios climatiques. Le scénario « sec », le plus optimiste, qui est similaire aux conditions actuelles, et le scénario « humide », pessimiste, qui prévoit une augmentation de 30% du débit de crue centennale. La réalité sera certainement comprise entre les deux, mais il est difficile d’être plus précis avec les moyens actuels.

« 2100, c’est un horizon très lointain, relate Arnaud Beckers, à présent doctorant en géographie et premier auteur de la publication. Nous sommes obligés d’établir plusieurs scénarios qui délimitent des futurs possibles et d’observer ce que chacun d’eux implique. » « Une autre difficulté, reprend Benjamin Dewals, est que le scénario qui va se produire ne dépend pas seulement des processus physiques liés au climat. Les décisions politiques et les évolutions économiques et sociales ont également une influence. Et ce sont des inconnues. Tout ce que nous pouvons faire, c’est prendre conscience de l’étendue des possibles, et de travailler en gardant cela à l’esprit. En fonction de ce que l’on établit, on va pouvoir développer des mesures d’adaptation, de gestion ou de protection qui seront capables de fonctionner non pas de manière optimale pour un scénario, mais de manière satisfaisante pour toute la gamme des possibles. »

Il est également important de préciser que les deux extrêmes climatologiques n’ont pas été pensés au hasard. « Par exemple, développe Pierre Archambeau, ingénieur de recherche à l’unité d’HECE, l’hypothèse la plus optimiste de la non modification du climat a été formulée après toute une série de calculs précis issus d’une chaîne de modélisations prenant en compte l’émission de gaz à effet de serre, des décisions politiques, des modèles climatiques à grande échelle comme l’évolution de l’atmosphère, de la température, des précipitations. Ces résultats ont ensuite été intégrés dans un modèle hydrologique plus précis, qui a permis de calculer l’évolution de l’écoulement de l’eau sur le bassin versant de la Meuse. Ce n’est pas une hypothèse que l’on pouvait anticiper dès le départ. C’est un résultat en soi. »

En estimant l’évolution des inondations, et en développant en parallèle un modèle de développement d’urbanisation, il devenait possible de développer un autre modèle permettant de prédire les dommages économiques de ces futures catastrophes naturelles.    

Noyaux habitats

Quelle vulnérabilité pour les zones inondables ?

L’une des originalités de la recherche est donc l’intégration de la question urbanistique en plus des considérations climatologiques. « Nous nous sommes rendus compte, explique Benjamin Dewals, que des recherches précédentes étudiaient l’évolution du climat, mais elles n’accordaient pas une importance comparable à d’autres facteurs importants, comme l’évolution de l’urbanisation. Pourtant, ce facteur est primordial. Une urbanisation au niveau du bassin versant, par exemple, modifie la dynamique d’écoulement de l’eau. En fonction de son évolution, l’eau de pluie va s’infiltrer dans le sol ou ruisseler plus ou moins rapidement vers les rivières, et à terme modifier les débits des crues, leur intensité. » C’est un premier aspect de l’urbanisation, qui ne nécessite pas des modèles d’une haute précision. Mais ce n’est pas celui qui a été couvert dans cette publication. L’objectif était davantage d’observer ce qui se passait en termes de dommage en restreignant l’accès aux zones inondables. Il fallait pour cela mettre au point des modèles permettant de travailler à très petite échelle, afin de reproduire des logements, des routes ou des murs de protection.

« En réalité, il existe déjà une cartographie des zones inondables en Région wallonne, explique Michel Pirotton, professeur ordinaire en hydraulique à l’unité HECE. Nous avons prolongé la méthodologie pour des récurrences plus fortes. Il y a différentes étapes de calculs et de modélisations hydrauliques pour déterminer la vulnérabilité d’une zone inondable. Pour les zones à proximité du fleuve, nous avons utilisé un modèle hydraulique dont les mailles étaient de cinq mètres sur cinq. Il s’agissait de simulations d’écoulement sur des maquettes numériques de villes où l’on simulait un débordement de la Meuse. Tous les cinq mètres, nous obtenions une valeur de hauteur de l’eau, de vitesse d’écoulement dans chaque direction et puis, en croisant le modèle avec d’autres données, des dommages infligés. » Ces mesures ont également été utiles pour étudier les zones non développées et considérées comme bâtissables par les autorités.

Établir une cartographie précise de la vulnérabilité des zones aux inondations était primordial pour envisager une meilleure gestion des barrages, mais surtout, pour évaluer la pertinence de mesures politiques plus restrictives en ce qui concerne les constructions dans les zones inondables. Des mesures qui doivent composer avec une croissance importante de l’urbanisation, puisqu’à l’horizon de 2100, la Wallonie comptera 700 000 logements en plus, sans considérer les futurs zonings industriels, les nouvelles écoles, les commerces, les réseaux routiers et ferroviaires… Avec une telle croissance, si l’on suit la tendance actuelle, l’ensemble des espaces prévus par le plan de secteur, zones à haut risque comprises, devrait être occupé à la fin du siècle. Face à ce constat, deux possibilités peuvent être prises en compte. Trouver de nouvelles zones bâtissables, ou, plus envisageable, densifier les milieux urbains.

Neuf scénarios urbanistiques possibles

Noyaux habitatL’urbanisation ne se fait pas sauvagement. Elle suit certaines tendances, comme la sensibilisation à l’écologie, l’évolution économique, le coût des terrains à bâtir, ou la concentration des grands pôles d’emploi. Sur base de la récente connaissance du degré de risque des zones inondables mêlée à ces questions socioéconomiques, les chercheurs ont développé neuf scénarios d’urbanisation possibles et ont calculé pour chacun d’eux une estimation des dégâts dus aux débordements de la Meuse.

L’urbanisme pourrait évoluer de trois manières. Premièrement, cette évolution pourrait se faire dans la continuité de la tendance actuelle, en suivant le plan de secteur prévu par le gouvernement wallon dans les années 1980 pour organiser l’urbanisation de la région. « Mais à l’époque, on se tracassait peu de problématiques comme les embouteillages, les transports, les réseaux d’égouttage, nuance Arnaud Beckers. Le plan d’urbanisation a été organisé en forme de réseau très étendu entre les zones d’habitats existantes, et a fourni beaucoup d’espaces disponibles pour l’urbanisation future. Aujourd’hui, l’urbanisation est très étendue et pourrait être défavorable en termes de vulnérabilité des zones aux inondations. »

La question, dès lors, était de se demander ce qui se passerait si l’Etat décidait de contraindre davantage l’urbanisation. Cette question mène aux deux autres expansions urbanistiques possibles, et qui marquent une concentration, une densification de l’urbanisation dans des noyaux d’habitats. « Ces hypothèses n’ont pas été imaginées de toutes pièces, explique Arnaud Beckers. Elles s’accordent sur des réflexions politiques en cours au ministère en charge de l’urbanisation. Ces noyaux d’habitats varient en fonction de la densité de la population, des services comme les écoles ou les commerces, de la distance aux grands centres d’emplois et sont le fruit de réflexions qui englobent d’autres motivations que la prévention contre les inondations. » Elles visent une utilisation plus rationnelle du territoire, comme la limitation des déplacements en concentrant la population dans des zones déjà peuplées, où les services sont déjà développés, par exemple. Ces scénarios sont donc prospectifs, mais liés à des discussions concrètes en Région wallonne.

Le premier de ces deux scénarios de densification urbanistique a été estimé à une échelle régionale, où l’on verrait une concentration des ménages près des grands pôles d’emploi, à savoir Bruxelles, Charleroi et Liège. Le deuxième verrait une densification à une échelle plus locale, ne tenant donc pas compte d’un exode des campagnes ou des plus petites villes. Ces possibles scénarios dépendront principalement des limites des décisions politiques à venir. Ils s’actualiseront en effet suivant l’évolution de beaucoup de facteurs tributaires des pouvoirs publics, comme la disponibilité du travail, les coûts d’habitation dans les grandes villes, ou la fluidité du transport.

Chacun de ces trois scénarios d’urbanisation (continuation de la situation actuelle, densification au niveau régional, densification au niveau local) a été confronté à trois degrés de restriction. Le plus élevé étant une interdiction de bâtir dans les zones à aléa d’inondation moyen et élevé, le moins élevé consistant en une absence de restriction. Celui du milieu n’interdisait l’urbanisation que dans les zones à aléa élevé. En couplant ces résultats avec les deux scénarios climatiques, les chercheurs ont pu établir des estimations des dommages dus aux inondations de la Meuse sur les 100 prochaines années.
scénario densification

En définitive, selon le scénario optimiste du climat sec, et suivant les 9 possibles urbanistiques, les dégâts causés par les inondations atteindraient une fourchette comprise entre 334 et 462 millions d’euros, soit une croissance comprise entre 1 et 40% par rapport à une estimation tenant compte des caractéristiques de 2009. En revanche, selon le scénario le moins optimiste, à savoir une augmentation du risque d’inondation de 30% d’ici à 2100, les dommages atteindraient entre 2.124 et 2.408 millions d’euros, ce qui signifie une croissance comprise entre 540 et 630%.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Une restriction des zones à risque diminue sensiblement les coûts liés aux inondations, et ce, dans tous les scénarios envisagés. Loin d’être suffisante, elle permettrait avec d’autres mesures comme l’aménagement des barrages ou des digues d’éviter des dommages catastrophiques. Ces chiffres ne concernent bien sûr que les débordements de la Meuse, mais pointent des tendances générales éloquentes. De leur côté, les chercheurs viennent de se plonger dans une nouvelle étude de quatre ans, qui prendra en compte de nouveaux facteurs comme la perturbation des transports, de l’activité économique, l’interaction avec les eaux souterraines, ou les effets de ruissellement du bassin versant, et ce, dans des scénarios urbanistiques et climatiques plus précis. En attendant leurs résultats, une première mesure prudente à prendre par les pouvoirs publics serait de ne plus construire en zones inondables.

A. Beckers, B. Dewals, S. Erpicum, S. Dujardin, S. Detrembleur1, J. Teller, M. Pirotton, P. Archambeau Contribution of land use changes to future flood damage along theriver Meuse in the Walloon region, Natural Hazards and Earth System Sciences, 2013 (http://www.nat-hazards-earth-syst-sci.net/13/2301/2013/nhess-13-2301-2013.html)


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