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Quelle vie psychique pour les détenus ?

20/12/2013

En bouleversant la dimension spatiale, temporelle et corporelle, en anémiant le vécu émotionnel et en sapant l'identité, la prison modifie l'homme. Quel en est l'impact sur la vie psychique ? Crée-t-elle des psychopathologies ? Quel rapport le détenu entretient-il à son environnement et à lui-même ? Ces questions, et bien d'autres, sont au cœur d'une thèse de doctorat et d'un livre de Jérôme Englebert, psychologue clinicien et maître de conférences à l'Université de Liège.

COVER Psychopathologie homme prison« L'homme se révèle dans les situations limites », écrivait en 1913 le psychiatre et philosophe allemand Karl Jaspers dans un ouvrage monumental intitulé Psychopathologie générale. Jean-Paul Sartre aussi se référera à l'homme en situation dans plusieurs de ses livres, dont en particulier L'esquisse d'une théorie des émotions, publié en 1939.

Pour Jérôme Englebert, psychologue clinicien à l'Établissement de défense sociale (EDS) de Paifve et maître de conférences à l'Université de Liège (Département  Psychologies et cliniques des systèmes humains), il faut effectivement distinguer le paradigme de l'« homme de laboratoire » et celui de l'« homme en situation ». Le premier se prête à l'étude de variables isolées, telles la mémoire à court terme ou l'attention visuo-spatiale. Toute réflexion sur la psychologie clinique et la psychopathologie nécessite que l'individu soit également appréhendé dans sa globalité et dans sa singularité ; autrement dit, qu'il soit étudié en situation, sans que des variables qui le définissent ou qui caractérisent son environnement ne soient retranchées.

L'incarcération constitue assurément une de ces situations limites auxquelles faisait allusion Karl Jaspers. C'est sous l'éclairage de la prison et de la défense sociale que Jérôme Englebert a abordé la question des difficultés psychiques fondamentales et de la psychopathologie. Des travaux qui viennent de faire l'objet d'une thèse de doctorat(1) et d'un livre paru aux éditions Hermann (Paris) : Psychopathologie de l'homme en situation. Le corps du détenu dans l'univers carcéral(2).

Selon le psychologue liégeois, différentes coordonnées existentielles se révèlent incontournables quand on veut étudier l'être humain. Les principales ont trait à l'espace, au temps et au corps, ainsi qu'à la sphère de l'identité et de l'émotion. À la suite de Michel Foucault et de Gilles Deleuze, il estime que la question la plus fondamentale en prison est celle de l'enfermement du corps. « En enfermant le corps, on bouleverse son rapport à l'espace et au temps, dit Jérôme Englebert. Tout détenu appréhende l'espace, le temps et son propre corps de façon biaisée. Son imaginaire, son psychisme et son identité s'en trouvent affectés. »

Pour les détenus, il existe deux temporalités, deux lignes temporelles qui avancent à des vitesses différentes. La première, chevillée à leur vie quotidienne, se nourrit d'une répétitivité extrême. En prison, on ne choisit pas quand on prend ses repas, quand on se lave, quand on se couche et quand on se lève. C'est le chef de section qui décide. La seconde temporalité est celle du monde extérieur, par rapport à laquelle le prisonnier est en total déphasage. « Je me souviens de détenus qui sortaient de prison sans avoir connaissance de l'existence du gsm et de l'euro, rapporte Jérôme Englebert. Ce qui pose toute la question de la désocialisation de l'enfermement. »

La liberté carcérale

Prison bouteilleLa notion d'espace est fortement perturbée, elle aussi. À cause du confinement, bien sûr. Mais pas seulement. Pour des raisons de sécurité, les cellules sont toutes les mêmes. Et si les détenus peuvent afficher des photos ou des posters, ils sont entourés de meubles qu'ils n'ont pas choisis, par exemple. « Chaque individu aspire à aménager son espace comme il le souhaite, à s'approprier un territoire, exactement comme les petits animaux territoriaux, indique Jérôme Englebert. Cette possibilité ne s'offre pas aux prisonniers, ce qui est source de difficultés psychologiques. »

D'une certaine manière, le détenu est également désapproprié de son corps. Ainsi, sécurité oblige, il n'y a pas de miroirs dans les prisons, ou alors des miroirs spéciaux recouverts d'un film assombrissant qui ne renvoient qu'un reflet de la silhouette. « On prive le détenu de ce qui est à la base de l'échange social et de l'identité : son propre visage », insiste notre interlocuteur.

La société a fait le choix d'enfermer ceux qui ne respectent pas le fonctionnement social. Les travaux de Jérôme Englebert n'ont pas pour objectif de se prononcer sur cette facette du problème ni sur ses composantes morale, philosophique et politique. C'est donc uniquement en tant que psychologue clinicien qu'il s'exprime. À ses yeux, comme à ceux du philosophe Michel Foucault avant lui, la prison est un dispositif visant à assujettir des individus, en particulier par rapport à la temporalité, à l'espace et au corps. Il définit en outre la prison comme une organisation très pyramidale, dont le sommet ne se dévoile jamais... parce qu'il n'existe pas. « À l'intérieur de la tour, c'est le vide », affirmait Michel Foucault.

« Comme le capitalisme ou Internet, la prison est finalement un système qui n'a pas de réalité, commente Jérôme Englebert. Ce n'est pas le directeur de l'institution pénitentiaire qui se situe au sommet de la pyramide, mais bien la loi, le règlement. Or, qu'est-ce que la loi ? Une entité désincarnée, inatteignable. Quand ils ont des revendications à formuler, certains grands schizophrènes qui se trouvent dans un établissement de défense sociale en viennent à dire : "J'ai compris, je vais m'adresser au roi". Alors, ils lui écrivent. Puis, ils veulent faire appel à Dieu. Bref, on assiste à une escalade sans fin. »

Il n'y a rien au sommet de la pyramide, mais pour le sujet soumis à ce dispositif sans substance et inaliénable, demeure néanmoins une forme de liberté, celle que le psychologue qualifie de « liberté carcérale ». En quoi consiste-t-elle, cette liberté aux allures de paradoxe ? Pour la cerner, Jérôme Englebert s'en remet à deux citations de Michel Foucault : « Là où il y a pouvoir, il y a résistance » et « Dans cette humanité centrale et centralisée, effet et instrument de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis par des dispositifs d'"incarcération" multiples, il faut entendre le grondement de la bataille ».

En d'autres termes, face à un dispositif qui tend à étouffer toute subjectivité, la liberté carcérale a pour clé de voûte la profanation. Dans son livre, Jérôme Englebert écrit : « Il s'agit, progressivement, de reprendre au dispositif ce qui appartient à l'homme ; la profanation est une restitution du corps, de l'espace, du temps... de l'identité. » Et il ajoute : « (…) en prison, même si elle n'est peut-être pas évidente, la liberté se cache. Il existe toujours la possibilité d'une faille, en toutes circonstances, même les plus extrêmes. » Aussi, face aux difficultés psychologiques ou aux pathologies psychiatriques de certains détenus, juge-t-il indispensable d'aborder avec eux la question de la résistance à l'implacable « machinerie d'assujettissement » afin de les aider à se réapproprier une part de liberté.

Cellule prisonDans le même ordre d'idées, il considère que le fondement de la démarche du psychologue en milieu carcéral ne doit pas être centrée sur la rencontre avec un criminel, mais avec un être humain. Car l'individu doit être appréhendé dans sa globalité et en situation. Ainsi, la dangerosité de quelqu'un est un phénomène très complexe, dans la mesure où elle est toujours liée à un instant et à un contexte. « De même, selon le moment et les circonstances de sa manifestation, une psychopathologie peut se révéler extrêmement adaptée, souligne Jérôme Englebert. Dans son ouvrage Éthologie et psychiatrie, Albert Demaret écrit une phrase bouleversante à propos des psychopathes : "En temps de paix, on les enferme ; en temps de guerre, on compte sur eux et on les couvre de décorations..." Le but n'est évidemment pas de relativiser des actes odieux, mais d'insister sur la nécessité d'une prise en charge psychologique ou psychiatrique individualisée où le sujet est considéré dans sa dimension d'être humain. »

Des planches aux fenêtres

En pervertissant la relation au temps, à l'espace et au corps, notamment, la prison a pour effet de diminuer, voire parfois d'anéantir le vécu émotionnel. En milieu carcéral, l'émotion est assimilée à une forme de désordre susceptible d'entraîner des problèmes de sécurité. Dès lors, la prison met tout en œuvre pour la saper, ce qui conduit certains détenus dans des impasses émotionnelles, l'émotion étant indissociable de notre identité et indispensable à notre équilibre psychique. « Souvent, les détenus partagent leurs émotions avec des codétenus ou des gardiens qui deviennent quelquefois des confidents, fait remarquer Jérôme Englebert. Toutefois, la richesse inhérente à l'hétérogénéité des vécus émotionnels du monde extérieur est perdue, ce qui est dommageable. Dans les cas les plus extrêmes, la destruction émotionnelle engendre une sorte de mort psychique. »

Dans de telles conditions, le psychologue clinicien ne peut se contenter d'un rôle de « technicien » ; il doit tendre la perche à l'expression émotionnelle. L'hypothèse de la liberté carcérale exige de lui qu'il oriente le détenu vers cette profanation à laquelle nous faisions allusion, vers des pans de créativité dont l'exploration est de nature à enrichir la vie émotionnelle et à permettre l'accès à des formes alternatives de liberté. Par exemple, il pourra encourager la pratique de la peinture ou de l'écriture.

L'incarcération induit d'importantes difficultés psychologiques. Néanmoins, chaque individu réagit à sa manière à l'environnement carcéral. Ainsi, des détenus auront tendance à se replier sur eux-mêmes, à adopter peu ou prou la position du paranoïaque, tandis que d'autres chemineront vers un état dépressif. D'autres encore s'empareront de ce qu'il est convenu d'appeler l'« identité carcérale ».


Le préau, c'est-à-dire la cour de la prison, est un lieu très ritualisé où, nul ne l'ignore, « règnent » des leaders territoriaux comme dans les sociétés animales. Ceux-ci contrôlent deux domaines : d'une part, la sexualité ; d'autre part, l'attribution et le trafic des biens. La fréquentation du préau est déconseillée aux jeunes détenus qui débarquent en prison. « Pour être accepté au préau et occuper une certaine place sociale dans ce microcosme, certains se créent une identité carcérale au détriment de leur propre identité, explique Jérôme Englebert. Cela se manifeste de différentes façons. Ainsi, d'aucuns, arrivés frêles, s'exercent chaque jour durant des heures pour devenir des montagnes de muscles. Ils se métamorphosent pour correspondre aux critères du groupe d'appartenance dans lequel ils aspirent à s'inclure. »

Lorsqu'ils sortent de prison, ces détenus ont fréquemment un ancrage plus prononcé dans la délinquance - ils ont beaucoup plus de contacts dans le milieu, mais aussi souvent des « dettes » et des devoirs à accomplir. Pour certains qui ont endossé l'identité carcérale, la vie en prison peut-elle devenir la « vraie vie », par substitution ? « L'aspiration à la liberté demeure systématiquement la plus forte, rapporte le psychologue de l'ULg. Tous les prisonniers veulent sortir. Néanmoins, j'ai connu un détenu qui, une fois libéré, demandait à rentrer en prison. Quand il a eu un studio à lui, il a placé des planches en bois aux fenêtres pour suggérer des barreaux. Cette personne avait une santé psychique assez fragile, mais n'était pas un malade mental. »

Psychoses carcérales

Outre le bouleversement général du rapport au temps, à l'espace et au corps, il existe, dans l'univers carcéral, de nombreux facteurs susceptibles d'engendrer des difficultés psychologiques ou de les accroître. Ils sont bien identifiés : surpopulation, promiscuité, violence, racket, obligation de « rendre des services », drogue, absence de sexualité, homosexualité forcée, état de délabrement de certains établissements pénitentiaires, peur des caïds, mauvaises relations avec certains membres de l'encadrement, isolement psychologique... Peuvent notamment en découler du stress, de l'anxiété, de l'agitation, de la dépression, un risque suicidaire, mais également des « psychoses carcérales », tel le « gate fever » (la fièvre de la porte), qui se caractérise par une angoisse extrême lorsque se referme la porte de la cellule.


Il y a beaucoup de patients paranoïaques en prison. Des individus qui se méfient de tout et, de ce fait, restent confinés dans leur cellule la majeure partie du temps. Mais s'il tombe sous le sens que l'enfermement génère des difficultés psychologiques très fortes, peut-on considérer pour autant qu'il est la cause de psychopathologies ? Pour Jérôme Englebert, rien n'est moins sûr, tout causalisme linéaire devant être réfuté dans ce domaine. Dans son livre(3), il écrit : « Dire qu'un épisode psychotique émerge à cause de l'enfermement - que l'on se mette d'accord ou non sur une vulnérabilité antérieure - est une déduction qui ne peut fonctionner que dans l'a posteriori et dont la vérification confirmatoire ne peut être que rétrospective. Selon cette logique, on ne peut mettre en évidence la cause du phénomène (ce dernier devenant alors un effet) qu'au sein d'une temporalité secondaire et non prédictive. »

À ses yeux, toute manifestation psychotique, aiguë ou chronique, émane essentiellement de facteurs biologiques (entre autres une vulnérabilité génétique), de facteurs environnementaux et de l'histoire personnelle du sujet. Autrement dit, au causalisme linéaire (incarcération-psychopathologie), il préfère substituer un « causalisme circulaire » où sont impliqués de nombreux facteurs, parmi lesquels le fait que l'enfermement revêt une dimension potentiellement traumatogène et défavorable à un développement psychologique harmonieux. L'intérêt du concept de psychose carcérale se réfère alors à cette notion chère à Jérôme Englebert : l'homme en situation. Entendu ainsi, ce concept « suggère la dimension situationnelle (l'enfermement) de la manifestation psychopathologique sans en réduire la complexité intrinsèque ».

La question du remords

On dénombre beaucoup plus de psychopathologies en milieu carcéral qu'à l'extérieur des prisons. Aussi, après s'être demandé si la prison était une cause de pathologies psychiatriques, est-il légitime de s'interroger sur la possibilité que certaines entités psychopathologiques fassent le lit du passage à l'acte délictueux et, partant, de l'incarcération. « On peut imaginer que c'est le cas pour des psychopathologies comme la psychopathie ou le fonctionnement pervers, mais sans doute de façon moins linéaire qu'on ne le croit habituellement », dit Jérôme Englebert.

Pour Jérôme Englebert, une chose est certaine : le psychologue ne doit jamais adopter une vision moraliste. Certains détenus ploient sous les remords et la culpabilité à la suite des actes qu'ils ont commis. Est-ce la manière la plus adaptée de réagir ? « Se réfugier dans la culpabilité n'est pas l'unique moyen d'être constructif du point de vue psychique, commente le chercheur. Les névrosés n'agissent d'ailleurs pas autrement. Il peut être également adapté de s'inquiéter pour soi-même, pour son quotidien et son avenir, même si les tribunaux d'application des peines, les commissions de défense sociales et toutes les juridictions ont tendance à considérer qu'il faut que le détenu ait nécessairement et principalement de la commisération pour ses victimes. »
Cour prison
Des études nord-américaines de Karl Hanson ont montré que tant la bonne évolution d'une psychothérapie que le taux de récidive n'étaient en rien liés aux remords éprouvés par le criminel. Rebondissant sur cette idée, Jérôme Englebert jette sur le tapis une question un peu provocante : fondamentalement, attend-on d'un détenu qu'il fasse acte de rédemption ou qu'il ne récidive pas quand il sort de prison ? « Moi, j'ai choisi radicalement », déclare-t-il.

(1) Jérôme Englebert, Le corps du détenu : études psychopathologique de l'homme en situation, 2012.
(2) Jérôme Englebert, Psychopathologie de l'homme en situation. Le corps du détenus dans l'univers carcéral, Éditions Hermann (Paris), 2013.

(3) Idem.


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