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Quelle vie psychique pour les détenus ?
20/12/2013

La liberté carcérale

Prison bouteilleLa notion d'espace est fortement perturbée, elle aussi. À cause du confinement, bien sûr. Mais pas seulement. Pour des raisons de sécurité, les cellules sont toutes les mêmes. Et si les détenus peuvent afficher des photos ou des posters, ils sont entourés de meubles qu'ils n'ont pas choisis, par exemple. « Chaque individu aspire à aménager son espace comme il le souhaite, à s'approprier un territoire, exactement comme les petits animaux territoriaux, indique Jérôme Englebert. Cette possibilité ne s'offre pas aux prisonniers, ce qui est source de difficultés psychologiques. »

D'une certaine manière, le détenu est également désapproprié de son corps. Ainsi, sécurité oblige, il n'y a pas de miroirs dans les prisons, ou alors des miroirs spéciaux recouverts d'un film assombrissant qui ne renvoient qu'un reflet de la silhouette. « On prive le détenu de ce qui est à la base de l'échange social et de l'identité : son propre visage », insiste notre interlocuteur.

La société a fait le choix d'enfermer ceux qui ne respectent pas le fonctionnement social. Les travaux de Jérôme Englebert n'ont pas pour objectif de se prononcer sur cette facette du problème ni sur ses composantes morale, philosophique et politique. C'est donc uniquement en tant que psychologue clinicien qu'il s'exprime. À ses yeux, comme à ceux du philosophe Michel Foucault avant lui, la prison est un dispositif visant à assujettir des individus, en particulier par rapport à la temporalité, à l'espace et au corps. Il définit en outre la prison comme une organisation très pyramidale, dont le sommet ne se dévoile jamais... parce qu'il n'existe pas. « À l'intérieur de la tour, c'est le vide », affirmait Michel Foucault.

« Comme le capitalisme ou Internet, la prison est finalement un système qui n'a pas de réalité, commente Jérôme Englebert. Ce n'est pas le directeur de l'institution pénitentiaire qui se situe au sommet de la pyramide, mais bien la loi, le règlement. Or, qu'est-ce que la loi ? Une entité désincarnée, inatteignable. Quand ils ont des revendications à formuler, certains grands schizophrènes qui se trouvent dans un établissement de défense sociale en viennent à dire : "J'ai compris, je vais m'adresser au roi". Alors, ils lui écrivent. Puis, ils veulent faire appel à Dieu. Bref, on assiste à une escalade sans fin. »

Il n'y a rien au sommet de la pyramide, mais pour le sujet soumis à ce dispositif sans substance et inaliénable, demeure néanmoins une forme de liberté, celle que le psychologue qualifie de « liberté carcérale ». En quoi consiste-t-elle, cette liberté aux allures de paradoxe ? Pour la cerner, Jérôme Englebert s'en remet à deux citations de Michel Foucault : « Là où il y a pouvoir, il y a résistance » et « Dans cette humanité centrale et centralisée, effet et instrument de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis par des dispositifs d'"incarcération" multiples, il faut entendre le grondement de la bataille ».

En d'autres termes, face à un dispositif qui tend à étouffer toute subjectivité, la liberté carcérale a pour clé de voûte la profanation. Dans son livre, Jérôme Englebert écrit : « Il s'agit, progressivement, de reprendre au dispositif ce qui appartient à l'homme ; la profanation est une restitution du corps, de l'espace, du temps... de l'identité. » Et il ajoute : « (…) en prison, même si elle n'est peut-être pas évidente, la liberté se cache. Il existe toujours la possibilité d'une faille, en toutes circonstances, même les plus extrêmes. » Aussi, face aux difficultés psychologiques ou aux pathologies psychiatriques de certains détenus, juge-t-il indispensable d'aborder avec eux la question de la résistance à l'implacable « machinerie d'assujettissement » afin de les aider à se réapproprier une part de liberté.

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