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Ceci n’est pas une fédération

27/11/2013

Cinq cent quarante et un jours. La Belgique n’en est certes pas à sa première crise politique, mais celle qui suivit les élections anticipées de juin 2010 fut sans conteste inédite, ne fut-ce qu’en raison de sa durée. Quel visage a le fédéralisme belge aujourd’hui ? Comment a-t-il évolué ? Vers quoi se dirige-t-il ? « Le fédéralisme belge », ouvrage codirigé par le politologue Geoffroy Matagne, jette un regard analytique sur la politique atypique du plat pays.

COVER federalisme belge« Sire, il n’y a pas de Belges, il n’y a que des Wallons et des Flamands. » En 1912, alors que la Belgique était encore un État unitaire, l’homme politique Jules Destrée couchait sur papier ces tensions linguistiques émergeantes entre le nord et le sud du pays. Sa fameuse lettre au roi Albert 1er trouve toujours écho 101 ans plus tard. Sans doute parce qu’au fil de ce siècle écoulé, six réformes successives de la Constitution, de 1970 à 2012, n’auront pas suffi à apaiser ce feu communautaire tantôt latent, tantôt vif…

Les deux crises politiques successives qui suivirent les élections de juin 2007 puis celles de 2010 n’en sont que les deux derniers exemples en date. Exemples toutefois inédits, puisqu’il aura tout d’abord fallu 194 jours pour parvenir à former un gouvernement de plein exercice qui finira par imploser sur l’épineux dossier de scission de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHV) ; puis 541 jours pour sortir de l’impasse provoquée par ces élections anticipées. Du jamais vu. 

Deux périodes de tumultes consécutives ne pouvaient pas laisser les politologues de marbre. D’autant que le fédéralisme à la sauce belge, cet « ovni » au regard de la carte politique mondiale, a finalement peu fait l’objet d’analyses relevant purement de la science politique. Le fédéralisme belge. Enjeux institutionnels, acteurs socio-politiques et opinions publiques(1) s’emploie à rectifier le tir.

« Nous avions le sentiment que ces questions avaient jusqu’à présent surtout été traitées dans une perspective socio-économique ou juridique, mais finalement peu au départ d’une véritable réflexion politologique, résume Geoffroy Matagne, co-auteur, chercheur et maître de conférences au sein du département de science politique de l’Université de Liège. Cet ouvrage, publié dans une collection de l’Association belge francophone de science politique, se veut une réflexion de synthèse sur le passé et l’avenir du fédéralisme belge. Notre but était d’offrir des clés de lecture aux non spécialistes. »

La Belgique pour les nuls

Le titre du livre aurait d’ailleurs pu être « La Belgique pour les nuls », tant les douze auteurs qui y (co)signent une contribution s’emploient à clarifier et vulgariser ce sujet complexe. Tantôt en s’attardant sur les structures institutionnelles de 1830 jusqu’à nos jours ainsi qu’à celles, particulières, de Bruxelles ; tantôt en s’intéressant aux acteurs sociopolitiques (analyses des programmes des partis, des carrières des parlementaires et des partenaires sociaux) ; tantôt enfin en se penchant sur les représentations des médias et des opinions publiques.

Les auteurs eurent l’idée de rédiger cet ouvrage dès 2008. « Nous nous étions dits que nous attendrions la fin de la crise pour publier, raconte Geoffroy Matagne. Mais elle a fini par durer 541 jours… Tous les six mois, nous nous demandions si nous nous donnions le temps d’attendre la mise en place d’un accord de gouvernement ou pas ! » Ils patientèrent finalement jusqu’au 6 décembre 2011, date du début du gouvernement Di Rupo. Les différents chapitres incluent dès lors également certains éléments relatifs à la sixième réforme de l’État encore largement en préparation.

La sixième et la dernière ? Impossible, bien sûr, de prédire l’avenir. Les résultats des urnes sont impénétrables. Même si l’on peut aisément imaginer que cette nouvelle modification de la Constitution n’effacera pas les doléances de part et d’autre de la frontière linguistique. « On avance chaque fois un peu plus, indique le politologue. Par exemple, lorsqu’on regarde le premier programme de la Volksunie, toutes les revendications qui y figuraient ont été réalisées. L’appétit vient en mangeant. Reste à savoir si, à un moment, survient la satiété… »

De la révolution à l’institutionnalisation

Le temps passe, les revendications restent. Même si elles évoluent. Au départ, les réclamations des Flamands visaient à protéger une langue qu’ils jugeaient en danger et à conquérir des leviers de pouvoir dans des structures institutionnelles à l’intérieur desquelles ils s’estimaient dominés par la bourgeoisie francophone. Typique des décennies 60 à 80, cette période est qualifiée de révolutionnaire par les auteurs. En 1993, la Belgique est devenue un État fédéral. Une étape qui a consacré le passage à une période de conflit institutionnalisé. Les discours revendicateurs qui émanaient autrefois principalement de l’extérieur de la sphère politique institutionnelle et traditionnelle (mouvements sociaux, associations culturelles ou économiques, éditorialistes, groupes en marge des partis de gouvernement…) y sont désormais intégrés. Les partis sont devenus les principaux porte-voix des réclamations et en font écho dans leurs programmes respectifs. Les questions linguistiques ou d’autonomie ont largement cédé leur place à celles touchant à la répartition des compétences, la bonne gouvernance, la subsidiarité et l’efficacité dans un contexte socio-économique sub-national.
 
bagarreLa satisfaction procurée lorsqu’une épine est définitivement enlevée du pied communautaire – comme celle de BHV – est de courte durée. D’autres finissent par émerger. « Il y a des points de rupture récurrents, note Geoffroy Matagne. Comme la sécurité sociale, la solidarité interpersonnelle, la question de Bruxelles ou l’Europe. » La dynamique politique, elle, reste essentiellement identique : les Flamands souhaitent de nouvelles avancées, tandis que les Francophones, s’affirmant comme n’étant « demandeurs de rien », finissent par accepter la nécessité d’une réforme mais veulent en limiter les contours. L’accord finalement trouvé s’emploie ensuite à faire en sorte qu’aucun gagnant ou perdant ne puisse être clairement identifié. La recette du fameux compromis à la belge.

Bref, le fédéralisme belge est dualiste (il oppose deux communautés et deux visions antagonistes du vivre ensemble), dynamique (en perpétuelle évolution et ne résultant pas d’un choix délibéré) et centrifuge (il ne résulte pas de la volonté de deux entités de se regrouper mais bien d’un désir d’émancipation). Il a entraîné une fédération bipolaire (tant au niveau des structures institutionnelles de l’État fédéral que du système des entités fédérées), évolutive (une réforme de l’Etat intervient en moyenne tous les 7 ans) et asymétrique (les structures institutionnelles au nord, au sud, au centre et à l’est du pays diffèrent).

Bruxelles, une capitale disputée

Bruxelles symbolise particulièrement cette asymétrie. « Une petite Belgique inversée, écrit Min Reuchamps, professeur de science politique à l’UCL, dans son chapitre sur les structures institutionnelles du fédéralisme belge. Les institutions bruxelloises sont bipolaires, asymétriques et évolutives, mais selon une proportion différente, une majorité de francophones cohabitant avec une minorité de néerlandophones. »

La capitale cristallise depuis longtemps les désaccords entre le nord et le sud du pays. Ce n’est point un hasard s’il fallut 18 ans de négociations avant qu’elle ne soit, en 1989, considérée comme une région à part entière. Elle reste aujourd’hui une ville disputée, les Flamands redoutant une « tache d’huile » francophone sur leur territoire, les francophones ne souhaitant pas partager davantage une gestion qu’ils préféreraient assumer en grande partie seuls. Plutôt que d’envisager l’élargissement de Bruxelles, les partis au pouvoir ont préféré l’option d’une « communauté métropolitaine », décidée dans le cadre de la sixième réforme de l’État. Celle-ci doit assurer la collaboration entre la capitale et sa périphérie autour de sujets d’intérêt interrégional (emploi, mobilité, aménagement du territoire…)

Une nouvelle singularité dans un système politique qui n’en manquait déjà pas… Ainsi, contrairement aux autres fédérations existant dans le monde, la Belgique est la seule à ne plus disposer de partis nationaux et unitaires, à l’exception d’Écolo et de Groen, qui constituent toujours un groupe politique commun. Pas plus que le pays ne comporte encore de médias nationaux. Chaque région possède ses propres canaux d’information, comme le rappellent les politologues Régis Dandoy (ULB), Dave Sinardet (VUB) et Jonas Lefevre (Universiteit Antwerpen) dans leur chapitre dédié à l’analyse de la couverture médiatique de la campagne en vue des élections régionales et européennes de juin 2009. Sans surprise, ils concluent que les journaux de chaque communauté linguistique couvrent de manière plus abondante les partis et personnalités politiques appartenant à leur propre communauté. Si différences de traitement il y a, elles ne sont pas à chercher du côté de l’appartenance linguistique des médias mais plutôt du côté de leurs lignes éditoriales, tantôt « de qualité » ou « tabloïde ».

Néanmoins, ces dernières années, certaines tentatives médiatiques de meilleure compréhension de l’autre communauté ont été mises en place. Tribunes d’hommes politiques francophones dans la presse flamande et vice-versa, journalistes francophones passant la frontière linguistique, rubriques « vu de Flandre », collaborations rédactionnelles entre quotidiens… « De nombreuses tentatives vont en ce sens, confirme Geoffroy Matagne. Mais la question est : s’agit-il d’une simple prise de conscience d’un ‘problème’ par certains médias ou d’une tendance lourde susceptible de provoquer un changement durable ? »

Perméabilité

Si les mondes médiatiques évoluent de manière scindée, il en va de même des élites politiques. Non seulement parce que l’hypothèse d’une circonscription fédérale, parfois avancée, ne s’est jamais concrétisée, mais aussi parce que les négociations visant à mettre en place une majorité gouvernementale au niveau fédéral restent quasiment la seule occasion pour l’ensemble des hommes politiques, toutes appartenances linguistiques confondues, d’entamer des discussions (exception faite de la collaboration au sein du gouvernement fédéral ou au Parlement).

Cette perméabilité est aussi constatée au sein des entités fédérées. La multiplication d’assemblées directement élues (de 2 – la Chambre et le Sénat– à 6 actuellement) due au processus de fédéralisation a modifié la trajectoire des carrières des représentants politiques, soulignent Jean-Benoit Pilet (ULB) et Stefaan Fiers (KULeuven) dans leur analyse des carrières des parlementaires en Belgique. S’il fut un temps où le fédéral pouvait être considéré comme l’apogée d’un parcours politique, celui-ci semble désormais en partie révolu. La Belgique s’inscrirait aujourd’hui dans un modèle de constitution d’élites parlementaires fédérales et régionales distinctes. Avec très peu de passages d’un niveau à l’autre. « Seule une minorité de députés régionaux passent au Sénat ou à la Chambre des représentants, et seule une petite frange de députés fédéraux et de sénateurs s’en vont vers les parlements régionaux », constatent-ils.

Ajoutant, par contre, qu’il n’est pas rare que des élus soient placés sur des listes électorales qui ne relèvent pas de leur niveau de pouvoir et qui se retrouvent soit loin des positions éligibles, soit peu enclins à réellement exercer leur mandat s’ils sont plébiscités par les citoyens. Le manque de réglementation en la matière entretient le flou dans l’esprit des élus mais aussi des électeurs, frustrés d’avoir voté pour une personne qui ne siégera finalement pas. Les deux auteurs soulignent par ailleurs qu’un système fédéral doit trouver un juste équilibre entre autonomie et coordination, entre intérêts communs et particuliers. La mobilité des hommes politiques y participe justement. « En effet, en siégeant dans une assemblée, l’élu apprend à discerner les intérêts de l’entité qu’il représente et tisse des liens avec les autres parlementaires de ce niveau de pouvoir. Ces deux acquis sont emportés avec lui lorsqu’il est élu à un autre niveau de pouvoir, ce qui met de l’huile dans le rouage du fédéralisme », écrivent-ils. En l’absence de cette huile, pas étonnant que les rouages grincent si fréquemment…

Face cachée

Mais finalement, que peut bien penser la population de ces grincements à répétition ? Les revendications politiques collent-elles à celles du peuple ? Pas toujours, si l’on en croit l’analyse effectuée par André-Paul Frognier et Lieven De Winter (UCL), sur base d’enquêtes d’opinion réalisées de 1970 à 2007. Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, ils pointent que l’instauration du fédéralisme en Belgique ne correspondait pas seulement aux vœux des Flamands, mais aussi de nombreux Wallons. Etonnamment, ce fédéralisme ne pousserait pas les populations à devenir moins belges et plus flamandes, bruxelloises ou wallonnes. « Dans les trois Régions, la position "belgicaine" vient en tête et dans des proportions qui ne diffèrent pas tellement par Région », précisent les deux auteurs. Qui, dans leur conclusion, dévoilent « une des faces (cachées) de la politique belge » en comparant les aspirations des populations et celles des élites. De cette confrontation résulterait un « "déficit démocratique" au sens où la partie pro-belge de la population flamande ne peut trouver de parti significatif prêt à présenter et à défendre cette conception du fédéralisme belge. »

Cela ne freinera sans doute pas l’évolution du fédéralisme dans le futur. L’avenir se présentera-t-il même sous la forme du confédéralisme, pour reprendre un vocable fréquemment et stratégiquement utilisé par certains partis flamands ? Les élections de mai 2014 devraient éclairer la politique nationale d’un jour nouveau. Si cette piste se concrétise, il s’agirait de nouveau d’une première du genre au niveau mondial. Car les exemples de confédérations résultent d’une union entre États indépendants et souverains conservant cette souveraineté. Soit une union issue de forces centripètes. Et non centrifuges, comme en Belgique. Politiquement parlant, notre plat pays est décidément bien atypique…

(1) Régis DANDOY, Geoffroy MATAGNE, Caroline VAN WYNSBERGHE et al., Le fédéralisme belge. Enjeux institutionnels, acteurs socio-politiques et opinions publiques, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, coll. Science politique, 2013


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