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Copernic, au secours!

Bernard Surlemont CB


Carte blanche publiée dans La Libre Entreprise du 21/09/2013


Bernard Surlemont (PhD) professeur d’entrepreneuriat à HEC-Ecole de gestion de l’Université de Liège.

Nos sociétés occidentales subissent de profondes mutations qui conjuguent crises financière, énergétique et climatique d’une part et mutations géopolitiques et technologiques d’autre part. Elles nécessitent des reconfigurations radicales de nos modes de vie et de consommation qui soulèvent de nombreuses questions. Quelles politiques économique, sociale, agraire favoriser ? Quels modèles pour mobiliser un nombre croissant de travailleurs de plus en plus formés dans une économie qui ne garanti lus l’emploi ? Pour faire du marketing dans un monde qui doit consommer moins ? Pour produire dans une société où les ressources naturelles sont limitées ? Pour financer des entreprises dont l’objectif prioritaire n’est plus nécessairement la maximisation de la valeur de l’actionnaire ? … A priori, les éléments de réponses devraient venir des sciences économiques et de gestion. Et pourtant...

D’abord, ces deux disciplines ont dû lutter âprement pour acquérir leur légitimité scientifique en vue d’intégrer le landerneau universitaire. Cette quête de reconnaissance a privilégié le développement de théories présentant le meilleur vernis de la science. Celles-ci reposent souvent sur des modélisations qui privilégient les approches quantitatives. Pour construire ces modèles, il convient de poser des hypothèses, souvent irréalistes, sur le comportement humain. En économie, le concept de l’Omo Economicus a la dent dure. En gestion, les théories de l’agence se basent sur une conception de l’humain foncièrement opportuniste. Sur un plan méthodologique, la démarche consiste souvent à regarder dans le rétroviseur du passé pour alimenter des modèles susceptibles de prédire le futur. Ces approches « marginalistes » et caricaturales du comportement humain semblent résolument caduques face aux mutations en cours.


Ensuite, gestion et économie s’inscrivent dans une dialectique empreinte d’une grande complicité avec leurs principaux utilisateurs. En économie, certaines théories, non scientifiquement démontrées, sont utilisées pour « légitimer » des orientations économiques. Aujourd’hui, d’aucun se retranchent derrière de soi-disant lois pour contraindre les états de la zone Euro en difficulté, à réduire drastiquement leurs dépenses et à privatiser de nombreux services publics. Ce n’est plus la science qui éclaire la politique mais la politique qui instrumente la science. En sciences de gestion, des soi-disant lois, dénuées de fondement empirique, parviennent à faire l’objet d’un consensus social suffisant pour être appliquées par de nombreux managers. Ce faisant, elles deviennent un phénomène largement observable et finissent par être reconnues comme immuables. La boucle est bouclée ! Par exemple, de telles lois sont largement invoquées par les grandes entreprises pour justifier les bonus de leurs dirigeants. On instrumente une certaine science pour légitimer des choix qui conviennent bien à certains décideurs. Il est pourtant essentiel que ces disciplines consentent à rendre beaucoup plus explicite les valeurs politiques et éthiques qu’elles prétendent servir. Car comme pour mieux s’imprégner des oripeaux d’une approche scientifique neutre et objective, elles ont eu tendance à dissimuler ces dimensions derrière des lois en porte à faux avec la réalité.

Illus CB Copernic

Enfin, c’est sans doute à nos universités et écoles de gestion de préparer les générations montantes à affronter les enjeux. Il conviendrait qu’elles reconfigurent leurs enseignements et leurs recherches pour réinventer une manière de vivre plus conforme aux aspirations et contraintes contemporaines. D’évidence, les forces d’inertie pour maintenir l’ancien paradigme sont multiples alors que les mutations appellent une révolution copernicienne. Cela ne va effectivement pas de soi ! D’abord, il y aura toujours de nombreux négationnistes d’une mutation profonde pour plaider la cause de changements marginaux et le retour au « business as usual ». En outre, les solutions à trouver sont loin d’être évidentes. Elles requièrent des approches radicalement innovantes pour faire face à des situations inédites. Economie et gestion ne peuvent plus, tel le réverbère, concentrer leurs champs de recherches sur les seules questions que leurs modèles et leurs données peuvent éclairer. Il faut absolument oser surmonter la peur du ridicule et sortir des sentiers battus. Ces changements majeurs nécessitent des chercheurs et des enseignants aussi créatifs que courageux. Les plus anciens auront du mal à remettre en cause leurs dogmes et leurs croyances. Les plus jeunes, contraints par la nécessité de publications scientifiques pour asseoir leur crédibilité académique, seront tentés par le confort des recherches fidèles aux paradigmes existants. La démarche nécessite aussi une forte dose de créativité et d’originalité au sein des programmes de cours offerts par les facultés et écoles de gestion en vue d’expérimenter des approches inédites. L’écueil, à ce niveau, est la course aux accréditions, guidée par une pensée unique anglo-saxonne, qui laisse peu de marge aux initiatives originales. A ce jour les tentatives de révolution copernicienne restent trop timides. Il est stratégique que nos institutions universitaires laissent un plus large place à celle-ci au risque de perdre leur crédibilité.


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