Le site de vulgarisation scientifique de l’Université de Liège. ULg, Université de Liège
Une justice internationale en crise

Christophe Deprez


Carte Blanche publiée dans La Libre Belgique du 20 septembre 2013
(Rubrique Opinions/Débat de la Gazette de Liège)


Christophe Deprez, Aspirant du F.R.S.-FNRS Doctorant à la Faculté de droit, science politique et criminologie de l’ULg

Il ne se passe guère de jour sans que les médias n’évoquent les effets destructeurs des différents conflits qui noircissent le globe. Alors que la création de l’Organisation des Nations Unies devait permettre de tirer un trait sur la barbarie des deux guerres mondiales, le rapport préparé par ses inspecteurs et rendu public le lundi 16/09/2013 est sans équivoque quant à l’usage d’armes chimiques à l’encontre de la population syrienne. Au-delà du cas syrien – qui, à lui seul, majore de plus de 100.000 victimes le tribut humain payé à la guerre – l’Uppsala Conflict Data Program recensait pour l’année 2012 l’existence de non moins de 32 conflits armés à travers le monde, dont ceux ayant cours au Soudan, en Israël et Palestine, au Liban ou encore en Afghanistan.

Face à ces crises qui sont trop souvent le théâtre de violations massives du droit humanitaire, la communauté internationale démontre aujourd’hui les limites de l’efficacité de son action. À y regarder de plus près, ces limites sont essentiellement de deux ordres. Elles tiennent, d’une part, à l’incapacité de la communauté des États d’intervenir efficacement pour enrayer les conflits. Elles ont trait, d’autre part, aux maigres résultats engrangés dans le cadre de la répression des infractions commises dans leur contexte. Dans les deux cas, l’aspiration à une justice internationale – pas seulement au sens de volonté de juger, mais plus globalement en tant qu’idéal de stabilité et de paix internationales – semble donc déçue.

Le premier aspect (la possibilité d’agir pour mettre fin à des affrontements armés) relève de l’autorité du Conseil de sécurité des Nations Unies. Sauf le cas particulier d’une situation de légitime défense, le respect strict de la légalité internationale exige en effet que toute intervention militaire non consentie soit appuyée par un mandat du Conseil de sécurité. Or, comme le rappelle l’exemple syrien, les situations de blocage sont légion au sein de cet organe de nature hautement politique. L’effet d’inertie s’explique essentiellement par le pouvoir considérable dont bénéficient les cinq puissances titulaires d’un siège permanent (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie), et plus particulièrement par la propension de ceux-ci à recourir à leur droit de véto lorsqu’il s’agit de ménager leurs intérêts ou ceux de leurs alliés.

Lorsque le Conseil de sécurité se révèle incapable d’assumer la responsabilité qui est la sienne, l’alternative est nécessairement amère. D’un côté, l’inaction et le danger de voir un drame humain perdurer. De l’autre, une intervention non autorisée et le risque de fragiliser davantage encore la délicate règlementation du recours à la force en droit international. Et entre les deux, une seule conviction : c’est seulement après coup que se dévoilera ce qui est ou eût été le moindre mal, en fonction de l’évolution de la situation humanitaire concernée, de l’efficacité ou non de l’intervention étrangère, ou encore de l’habileté des puissances intervenantes à légitimer leur action unilatérale.

Quant au second aspect, qui tient à la responsabilité collective des États de réprimer les crimes commis dans pareils contextes de violence, le portrait n’est guère plus flatteur. On se souviendra bien sûr de quelques procès emblématiques tels que celui de Charles Taylor, ancien président du Libéria, pour son implication dans le conflit sierra-léonais. Dans l’ensemble, néanmoins, le bilan des juridictions pénales internationales peine manifestement à s’imposer au titre de réel succès.

Ainsi, depuis son entrée en fonction en 2002, la Cour pénale internationale n’a prononcé qu’une unique condamnation. Dans la majorité des affaires introduites, tantôt les suspects n’ont pu être arrêtés, tantôt les poursuites ont conduit à un acquittement ou fait l’objet d’une interruption à l’un ou l’autre stade clé de la procédure.

Manchette justice internationale

Entendons-nous bien : c’est à raison que Voltaire préférait voir un coupable sauvé qu’un innocent condamné, et à ce titre, l’objectif ne peut en aucun cas tenir à la maximisation du nombre de condamnations. Néanmoins, sur l’ensemble du tableau, des statistiques aussi modestes peuvent difficilement occulter les limites dont souffrent les contours actuels de la Cour pénale internationale.

De même, si son bulletin judiciaire est certes plus fourni, depuis sa création en 1993 le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a pu attester à diverses reprises de son caractère imparfait. Ce fut notamment le cas récemment, à la mi-juin, lorsque l’un des juges du Tribunal, le danois Frederik Haroff, mit sévèrement en cause la vague d’acquittements prononcés au cours des mois précédents. Selon lui, ces décisions sont le résultat de pressions politiques américaines et israéliennes exercées par l’intermédiaire du président du Tribunal, le juge américain Theodor Meron. Indépendamment de la forme et de l’opportunité de telles déclarations, il y a dans cette saga inachevée quelque chose de particulièrement dérangeant. Que la justice internationale soit politiquement orientée n’émeut en soi plus personne : on parle fréquemment de « justice de vainqueurs » pour désigner cet environnement où les affaires diplomatiquement sensibles sont peu susceptibles d’atteindre les prétoires. Mais de là à tolérer que le jeu d’influence s’immisce au cœur même d’une affaire au point d’en inspirer le verdict, il y a un pas qui, si les affirmations du juge Haroff devaient être confirmées, affecterait à n’en pas douter la légitimité du processus judiciaire international dans son ensemble.

La justice internationale semble bel et bien traverser une période de crise. Alors qu’en amont, la communauté des États fait aveu de faiblesse lorsqu’il s’agit de mettre un terme à des conflits meurtriers, en aval, les juridictions pénales internationales semblent faire pâle figure devant le manque d’efficacité et d’indépendance morale dont on les charge. On ne peut pour autant parler d’échec. La conviction que la protection de l’humain ne relève pas exclusivement du pouvoir de chaque État mais également d’un devoir collectif, est aussi jeune qu’encourageante en soi. En outre, l’histoire de la justice internationale montre que celle-ci procède par soubresauts, chaque crise l’aidant à se débarrasser de diverses imperfections. Gageons que celle qu’elle traverse actuellement lui permettra une fois encore de ressortir un peu plus forte.


© 2007 ULi�ge