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Farine de roche

26/09/2013

A cheval entre l’ingénierie et la géologie, le génie minéral a pour mission de permettre un meilleur rendement dans l’exploitation des gisements. Des minéralogistes de Liège et de Madrid se sont spécialisés en analyse quantitative d’images microscopiques numériques. La finalité : mieux cerner les textures d’intercroissance des différents minéraux dans une même roche. Des techniques qui permettent non seulement de comprendre comment libérer avec un meilleur rendement les métaux prisonniers dans les roches, mais également de mieux penser les processus de recyclage des métaux usagés.

Un chemin aussi long qu’ardu sépare les mines du tuyau de cuivre qui relie le circuit du chauffage central de nos habitations. Car le cuivre, comme la plupart des métaux, ne se trouve pas docilement séparé des autres particules de roche, à attendre que l’on vienne le retirer tout simplement. A une échelle de l’ordre des dizaines de microns, les différents minéraux présents dans une même roche sont mélangés. Entre l’extraction de la roche et la phase de la métallurgie, il existe une étape critique et rigoureuse, qui consiste en la libération des minéraux, en la séparation des différentes particules se trouvant dans un même bloc de roche.

Chalcopyrite rocheC’est à cette étape particulière de la chaîne de production des métaux qu’Eric Pirard, Professeur en Géoressources minérales et Imagerie géologique à l’Université de Liège, apporte son précieux appui scientifique depuis le milieu des années 1980. Avec aujourd’hui pour finalité de proposer et de commercialiser une technique d’imagerie numérique automatique, le chercheur, aidé par Laura Pérez-Barnuevo, une doctorante de l’université polytechnique de Madrid, a étudié les qualités d’extraction (de libération) d’une chalcopyrite (CuFeS2, minéral composé de cuivre, de fer et de soufre) issue d’un gisement situé en Zambie (1). Ce minéral présente trois avantages. Il existe en grande quantité sur notre planète (le cuivre existe de surcroît sous des formes très variées de sulfures, et est intéressant à exploiter et donc à étudier). La chalcopyrite est d’une couleur jaune fort contrastée par rapport à d’autres minéraux, et donc facilement identifiable et observable. Enfin, ce sulfure présente des textures complexes d’intercroissance avec les autres minéraux composant la roche dans laquelle on le retrouve. En d’autres termes, les sulfures de cuivre présentent des difficultés à l’extraction, mais jouissent d’une grande diversité minéralogique et texturale. Caractéristiques qui ont conduit le chercheur à privilégier ce minéral pour développer un outil quantitatif pouvant à terme être utilisé plus largement. 

Pire qu’une aiguille dans une botte de foin

Ce qui touche à la séparation des différentes molécules d’une roche se regroupe sous la théorie de la libération. Elle consiste littéralement à libérer les minéraux les uns des autres. Pour l’exemple, restons dans un premier temps sur l’or. « Dans l’imaginaire collectif, on va penser à un prospecteur dans une rivière, qui, armé de son pan, va tenter de trouver des pépites d’or. Mais ça, c’est l’activité artisanale exercée lors des grandes ruées vers l’or du 19ème siècle », rappelle Eric Pirard. L’essentiel de l’exploitation de l’or, comme des autres minerais, se fait dans de très grandes usines, qui brassent des centaines de milliers de tonnes de matières. Avec un ratio d’à peine 5 grammes d’or pour une tonne de roche. « Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. C’est même plus simple, ironise le chercheur. L’aiguille ne colle pas au foin. À l’aide d’un aimant, on la trouve facilement. »

Bien évidemment, il ne suffit pas de passer un aimant sur une tonne de roche pour en prélever l’or. Premièrement, ces 5 grammes ne sont pas regroupés en une pépite, mais sont disséminés et piégés dans la roche. Et ces particules d’or ne dépassent que rarement le dixième de millimètres.

Du bloc à la farine de roche 

broyeur bouletsPour séparer l’or des autres minéraux, il faut casser la roche. En faire une farine très fine, ce qui demande un dispositif industriel assez lourd. Dans un premier temps, les blocs de roche sont broyés dans des concasseurs qui peuvent faire penser à de gigantesques casse-noisettes. Les morceaux de roche, d’une taille de quelques centimètres, sont ensuite disposés dans un broyeur à boulets (grand tambour dans lequel tournent des boules d’acier, spécialité de Magotteaux, une entreprise belge basée à Vaux-sous-Chèvremont). De ce broyeur à boulets va sortir une farine dont les grains ont une épaisseur de quelques dixièmes de millimètres.

Tout l’enjeu de l’opération consiste à produire pour un coût minimisé une farine suffisamment fine pour ne plus y trouver que des particules d’or et des particules de roche. « Ce que tout minéralogiste veut atteindre, c’est évidemment une libération de 100%. Mais c’est un idéal. D’où l’intérêt des recherches que nous menons. Elles visent à maximiser cette libération, qui n’est, à l’heure actuelle, pas toujours efficace. »

Et l’importance de cette libération est cruciale, car la farine, à cette étape de la production, ne constitue encore qu’un mélange hétéroclite des différents minéraux qui constituaient la roche concassée. « Avant la phase de métallurgie, il faut encore séparer les minéraux que l’on veut exploiter des autres ».

Il existe plusieurs techniques de séparation. Pour l’or, on jouera sur les différences de densité. Une particule d’or d’un mm3 aura une masse de 19 milligrammes … et celle de roche de 2,5 milligrammes.. Pour d’autres minéraux contenant du sulfure, comme la chalcopyrite, la technique utilisée sera celle de la flottation. « Nous allons utiliser la propriété hydrophobe de la plupart des minéraux sulfurés, là où les autres sont hydrophiles, développe le chercheur. Dans une cellule d’un mètre cube d’eau, on va y placer des agents moussants qui vont remonter à la surface en créant des bulles d’air. On y ajoute ensuite les particules minérales issues du broyage. » Les particules hydrophobes auront tendance à s’accrocher aux bulles d’air. Elles vont ainsi être séparées des autres particules de roche et constituer une mousse concentrée en chalcopyrite. «De la farine de roche y entrant sortiront deux concentrés. L’un riche en sulfure, l’autre pas. C’est à cette étape de la production que nous intervenons principalement. Notre étude consiste à observer ce qui entre et ce qui sort, et vérifier si la séparation a été efficace ou pas, ce qui est de première importance, car la phase de broyage de la roche, à l’échelle industrielle, est l’une des phases les plus gourmandes de la production de métaux. C’est une phase coûteuse et fortement consommatrice en énergie, et on parle de milliers de tonnes de roche. »

En réitérant l’expérience, cette mousse sera de plus en plus concentrée, pour finir par atteindre un grand pourcentage de chalcopyrite. Elle pourra dès lors être envoyée dans des usines de métallurgie, où le cuivre sera extrait et raffiné. En sachant que d’une tonne de roche ne résulteront qu’une vingtaine de kilogrammes de cuivre, chaque outil, chaque expertise permettant d’éviter un gaspillage trop important de ces particules de grande valeur sera bienvenu.

Car ces techniques de séparation des minéraux seront plus efficaces à mesure que la phase de libération aura elle-même bien fonctionné. Et c’est bien là que se trouve la pierre d’achoppement des ingénieurs d’aujourd’hui.

L’image numérique pour un meilleur rendement 

Il n’y aura jamais, après broyage, des particules contenant 100% de chalcopyrite et d’autres 100% de gangue. La plupart des particules sont mixtes. Pour mieux comprendre et donc mieux réagir par rapport à cette proportion de libération, les minéralogistes observent des échantillons de cette farine de roche au microscope optique en lumière réfléchie. « Les particules sont posées sur une résine, et puis sectionnées avant d’être polies. Ce qui nous intéresse, c’est la structure interne des particules, et non leur surface. On pourrait utiliser la tomographie, l’analyse 3D. Mais la matière est ici trop compacte et trop dense. »  Traditionnellement, ces observations se font à l’œil nu, et permettent, d’un point de vue qualitatif, d’obtenir des informations plus ou moins précises sur le degré de libération des minéraux.

Depuis le milieu des années 1985, pourtant, Eric Pirard veut aller plus loin, et développer une approche quantitative. Il ne pose donc pas son œil, mais bien une caméra sur le microscope, qui retranscrit numériquement l’image observée. « Aujourd’hui, l’imagerie numérique est une technologie largement utilisée, même chez les particuliers. Il y a 25 ans, nous étions presque des pionniers, se targue le chercheur. »

Les images ainsi renvoyées sur l’ordinateur sont constituées de millions de pixels, qui prennent des couleurs différentes selon la nature de ce qu’ils désignent. Ces pixels, bien évidemment, permettent toute une série de calculs d’une grande précision. Par exemple, la chalcopyrite est pour rappel un minéral jaune. Dans l’image d’une coupe transversale d’une particule, tous les pixels jaunes représenteront de la chalcopyrite. Il sera possible de connaître au pixel près le pourcentage de chalcopyrite encore présente dans chaque particule et d’établir une courbe de libération. Si la particule contient 100, 90 ou 80% de chalcopyrite, cela signifiera que la libération du minéral a réussi lors de la phase de broyage. Mais bien souvent, il y a dans ces particules un pourcentage important d’autres minéraux. L’épineuse question est alors de savoir s’il est opportun de repasser les dizaines de tonnes de farine dans le broyeur pour tenter une meilleure libération, ou si ce serait du gaspillage de temps, d’argent et d’énergie. 

Mieux classifier les textures des particules

Etablir précisément le pourcentage des différents minéraux d’une particule était déjà utile, mais ne rendait pas compte de deux caractéristiques importantes. Premièrement, les intercroissances peuvent être de natures différentes et plus ou moins complexes. L’équipe du Professeur Pirard a ainsi identifié quatre grandes familles de particules. Les particules simples (a), les veinées (b), les couronnes (c), et les émulsions (d). Notons toutefois que dans la nature, il existe toute une série de textures intermédiaires qui rendent difficile une classification exhaustive et efficace.

Chalcopyrite

Imaginons quatre groupes de particules, chacun appartenant à l’une de ces familles, et ayant chacun une proportion de 50% de chalcopyrite. Dans le cas du groupe C, si la farine est réexposée à un temps de résidence plus long dans le broyeur, il y a de fortes chances pour que les particules soient broyées et scindées au niveau de la scission entre les minéraux. Il y a une forte probabilité pour que la chalcopyrite soit mieux libérée. Un nouveau passage par la case broyage peut donc valoir la peine. Si les particules présentent maintenant une texture de type A, on peut imaginer une meilleure libération, mais cela semble déjà plus compliqué. Quant à la texture d’intercroissance B, si l’on broie davantage ces particules, elles seront certes plus  petites, mais présenteront toujours la même texture. La chalcopyrite n’aura pas été libérée. Renvoyer une telle particule au broyage serait un gaspillage pur et simple. 

Deuxième caractéristique importante, la coupe ne rend pas compte de la texture des intercroissances dans la troisième dimension de la particule, qui peut être tout autre. « C’est un principe de base de la stéréologie. Prenons un gâteau avec des couches de vanille et de chocolat, illustre le chercheur, si je coupe le gâteau dans sa transversalité et que j’observe une couche de vanille, je ne peux pas déduire qu’il est constitué de 100% de vanille. Une seule coupe ne nous apprend rien. Il faudrait plusieurs coupes d’une même particule, mais c’est impossible. Dès lors, comme on étudie plusieurs particules, on effectue des coupes aléatoires. »

L’établissement de plusieurs indices a permis de mieux classer les particules en fonction des deux problèmes soulevés ci-dessus, et de mieux diagnostiquer la nature d’un gisement pour une meilleure exploitation économique. « Le premier indice, issu du calcul des pixels, permet de rendre compte de la proportion volumique, et établit donc le pourcentage de chalcopyrite dans la particule. Le deuxième indice est celui de l’exposition en surface. Quand la technique de séparation utilisée est la flottation, par exemple, il faut que les minéraux hydrophobes soient à la surface de la particule pour que celle-ci adhère aux bulles et remonte à la surface. » Une particule de type couronne, par exemple, pourrait contenir 80% de chalcopyrite et ne pas remonter.

Ces deux premiers indices permettent déjà de rendre compte de la manière dont des particules pourraient réagir au broyage et lors de la phase de séparation. Mais ce n’est pas encore suffisant pour les classer en familles. Par exemple, les veines et les émulsions auront des indices similaires, à savoir un même pourcentage de chalcopyrite, et une faible exposition en surface. « Pour obtenir une vision encore plus précise, nous envoyons également des lignes au hasard. Ensuite, on mesure la longueur traversée, et on regarde quelles distances sont parcourues dans des phases jaunes, donc de chalcopyrite, et à quelle fréquence. » Dans le cas où les phases jaunes sont courtes et nombreuses, on sera en présence d’une particule de type émulsion, dans le cas où ces phases jaunes sont longues et peu nombreuses, la particule sera veinée, etc. « Tous ces indices permettent des manières différentes de calculer et d’identifier des textures de particule. Cela peut sembler rébarbatif, mais l’addition de ces résultats permet une analyse statistique de comparaison et de classification plus précise de toutes ces particules en familles identifiables. Ce qui permet une meilleure exploitation de la matière première. »

Particules minerai

Au-delà des textures de roches

L’article s’inscrit dans une recherche bien plus large. Eric Pirard a en effet pour ambition de développer un microscope optique automatisé dédié aux besoins de l’industrie minérale, et ainsi mettre au point une technique commercialisable de quantification des minéraux.

Le chercheur invoque également ses connaissances pour améliorer les conditions de recyclage des métaux. « Les techniques de broyage qui fonctionnent pour les roches fonctionnent également pour les GSM, ou pour les panneaux photovoltaïques, par exemple, » développe le scientifique. Les contraintes et les problèmes rencontrés sont les mêmes. Il faut parvenir à libérer les différents métaux pour un coût économique et énergétique le plus faible possible. Et en regard de la croissance exponentielle de l’humanité et de son outillage, et particulièrement des pays en voie de développement, il est primordial, pour le chercheur, de se pencher sur les deux tableaux. Entre ingénierie et géologie, entre recyclage et exploitation de la roche. « On a parlé de la fermeture des mines en Europe, s’amuse le chercheur en s’autorisant une petite projection dans le futur. Je prédis l’avenir en disant qu’on va en rouvrir sans tarder. »

(1) Pérez-Barnuevo, L., et al. Automated characterization of intergrowth textures in mineral particles. A case study. Miner. Eng. (2013), http://dx.doi.org/10.1016/j.mineng.2013.05.001


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