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Identité et nation : un tabou francophone ?


Nathan Charlier, Michiel Van Oudheusden & Frédéric Claisse, chercheurs en sciences politiques, ULg

Carte blanche publiée dans le 4 septembre 2013 dans journal Le Soir.

Le nationalisme, est-il exclusif ou peut-il être inclusif ? Est-il porteur du meilleur ou du pire ? Y a-t-il un nationalisme wallon, ou même bruxellois et/ou francophone ? Un débat intense et polémique a été lancé après les déclarations de Rudy Demotte en marge d’une conférence de presse le mardi 20 août à Namur.

On s’était habitué ces dernières années à des prises de position ponctuelles sur le sujet de la part de figures politiques wallonnes. Personne n’attendait en revanche de déclarations aussi tranchées – surtout de la part d’un Ministre-Président. Quoi que l’on pense de ses propos, la sortie de Rudy Demotte a sans doute le mérite de lancer un débat important sur l'avenir de la Wallonie au sein de la Belgique et de l’Europe de demain. Mais la tonalité du débat actuel et son cadrage sont jusqu’à présent peu fructueux tant la simple énonciation du mot “nationalisme” reçoit, dans le sud, du pays une fin de non-recevoir.

Notre propos n’est pas ici de défendre le nationalisme ou les nationalismes, encore moins de distinguer les « bons » des « méchants » nationalistes. En tant que chercheurs observant les formes de nationalisme et d’identité en Belgique et ailleurs, nous voudrions attirer l’attention sur quelques aspects qui nous apparaissent particulièrement importants.

Tout d’abord, il y a une tendance, parmi la classe politique francophone ou chez certains éditorialistes, à reléguer le nationalisme à une idéologie archaïque. Les réactions diverses aux propos de Rudy Demotte ont employé tantôt les termes radicaux de «venin », « porteur de guerre » ou « irrationnel », tantôt ont visé à substituer l’usage de « nationalisme » par les notions de « patriotisme » ou « d’identité ». Reléguer d’office le nationalisme aux extrémismes, en faisant référence aux
mouvements européens d’extrême droite identitaire et en particulier à certains partis flamands revient cependant à déplacer le problème. Cette disqualification par principe d’une proposition rend impossible tout débat à cause d’une mésentente sur un concept. Or, à l’heure où l’avenir de la Belgique et de ses composantes est en jeu, les acteurs politiques du Sud du pays n’ont jamais réussi à définir un projet clair pour la Wallonie, pour Bruxelles, ou pour les Francophones dans leur ensemble. La condamnation presque unanime des propos du Premier Wallon reporte à nouveau le débat alors que la sixième réforme de l’État et les prochaines élections de mai 2014 devraient inciter à mettre en politique la question de « qui sommes-nous ? » et «que faisons-nous ensemble ? ».

Par ailleurs, en vouant aux gémonies toute évocation d’un concept, quelques éditorialistes, des académiques et les politiques francophones ne font pas d’effort pour comprendre ‘les autres’ (ici en l’occurrence, ceux qui sont taxés de nationalistes flamands) ; l’échange est impossible. En corollaire, ils n’interrogent pas leurs propres valeurs, leurs présomptions, leurs manières de discriminer, en somme, leur propre nationalisme. Car en effet, si la question de la nation et du nationalisme est très sensible, tendue, et son usage chargé politiquement , des auteurs comme Michael Billig ou Benedict Anderson ont travaillé sur l’aspect banal, commun et construit du phénomène national(iste). Ils
interrogent dans leurs écrits le sentiment d’appartenance des individus à une communauté politique « imaginée ».

Les exemples de « nationalisme banal » vont de l’usage de drapeaux sur les bâtiments, d’événements sportifs nationaux à l’usage de termes tels que Le gouvernement, notre équipe de football. Des illustrations très simples de ce phénomène existent : « achetez français », « l’industrie métallurgique wallonne », le « savoir-faire wallon ». Cette symbolique est particulièrement influente en raison de sa présence constante et sa nature quasi subliminale.

Nationalisme

Cette nature « cachée », implicite du nationalisme rend le phénomène très puissant car il demeure largement non questionné, non critiqué. Cependant, cette construction de l’appartenance en apparence insignifiante reste à la base de mouvements politiques violents et exclusivistes. Il est dès lors indispensable de réussir à distinguer clairement les formes endémiques de nationalisme de leurs variantes idéologiques extrémistes. Plusieurs exemples à l’étranger illustrent le fait que « nationalisme » ne rime pas toujours avec violence. Le débat à propos de la place de l’Écosse et des Écossais au sein du Royaume-Uni, par exemple, est accepté avec plus de nuance que chez nous. De la même manière, les mouvements postcoloniaux de « libération nationale », porteurs d’un projet identitaire, sont rarement qualifiés de venin de nos jours...

Le refus du nationalisme, cette crispation qui s'est exprimée ces derniers jours, est bien typiquement belge, ou plutôt belgo-francophone. Quelques éditorialistes et politiques essaient de nous convaincre que ce qu'il y a de bien, en Belgique, c'est justement l'absence de nationalisme, la fierté nationale qui s'exprime autour de la bière et du foot, du chicon, du roi et du surréalisme - une identité "en creux", "en déficit". Belges, peut-être, mais l'air de rien, sans y toucher, et surtout pas nationalistes ! Or, ce genre d'identité qui passe par de petites choses, le plus souvent minuscules, mais profondément ancrées, c'est bien ce qui fonde une "communauté imaginée" (au sens de B. Anderson). Pourquoi est-il (presque) impossible d'utiliser le même langage en Wallonie ? N'est-ce pas cette impossibilité de se penser autrement qu'en creux, sur un mode infra- ou post-national, qui nous empêche de comprendre ceux qui, au Nord, semblent avoir davantage cultivé leur identité collective ? Le politologue J.Y. Camus a raison de souligner qu’il y a toujours une dimension de séparation dans lenationalisme (Le Soir, 22.08.13, p.4). En réalité il en est de même pour cette autre fameuse notion, identité

. Le tracé de frontières est inhérent à la définition de tels concepts, comme il l’est à la fondation de toute communauté politique. Appelez-le comme vous voulez (nationalisme, patriotisme ou identité), il y a toujours un « nous » et un « eux », un « moi » et un « vous ». La véritable question qui se pose n’est pas si on exclut mais comment et à quelles fins. Il est utile de nuancer le propos car le phénomène est complexe. Comme l’a pointé Marc Jacquemain, souvent, l’appartenance est posée de manière exclusive (« vous sentez-vous belge OU wallon ? »). Or, on peut parler en général d’identités

plurielles et superposées : des études ont montré que les individus qui se sentent wallon peuvent très bien se définir également en tant que belge, européen et namurois.

C’est pourquoi il est plus fructueux d’approcher le nationalisme et l’identité non comme un problème à écarter mais comme une réalité sur laquelle agir. Ces questions se présentent comme un jeu de pouvoir et de négociation entre différentes options possibles : sur quelle base le Sud du pays envisage-t-il son avenir ? La place des Régions bruxelloise et wallonne, celle de la Fédération Wallonie-Bruxelles, leur rôle, leur ouverture sur l’extérieur, les projets et les valeurs y défendus sont en questions : ces éléments méritent de faire l’objet d’un débat équilibré et sans tabous.


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